La campagne libyenne de Bernard-Henri Lévy

Arrivé en retard en Égypte, BHL est un artisan important du virage diplomatique international qui vient de s’opérer vis-à-vis de la Libye

Par Renaud Girard

l y a dix-huit ans, Bernard-Henri Lévy avait déjà réussi un beau coup diplomatique en emmenant personnellement le président bosniaque Alija Izetbegovic – dont il soutenait la cause depuis le début de la guerre civile yougoslave – dans le bureau de François Mitterrand à l’Élysée. Mais, cette fois, notre dandy national, «ministre des Affaires étrangères» à ses heures, aura fait encore plus fort : entraîner la France – et à sa suite tout l’Occident – dans la guerre, afin de débarrasser la Libye d’un dictateur sanguinaire qui, il n’y a pas si longtemps, jouissait du privilège de planter sa tente en plein VIII e arrondissement de Paris.

Tout commence à la fin du mois de février, quand BHL se rend au Caire, pour écrire un reportage destiné à Libération, journal dont il est administrateur. Très en retard par rapport aux reporters professionnels du monde entier, il arrive sur place alors que Moubarak est déjà tombé. Personne ne remarque même son papier. Au moment où il s’apprête à s’envoler pour Paris, lui parviennent sur son BlackBerry les premières nouvelles de l’insurrection libyenne à Benghazi, et de sa sanglante répression par les forces de Kadhafi. Il hésite, mais monte quand même dans l’avion. Après quatre jours passés à Paris, il repart et se rue, à l’instar de dizaines d’autres journalistes occidentaux, vers une Cyrénaïque libérée par son peuple de la police du dictateur. Pour faire le trajet de la frontière égyptienne à Tobrouk, BHL, accompagné de son fidèle Gilles Herzog, ne trouve pas de taxi : il monte dans la camionnette d’un marchand ambulant de légumes. À Benghazi, il s’installe sur la Corniche, à l’hôtel Tibesti, où le grouillement des journalistes lui rappelle sans doute l’Holiday Inn de Sarajevo. À ce moment-là, surpassé par les ténors des grandes télévisions anglo-saxonnes, BHL n’est qu’un troisième couteau au sein du grand cirque médiatique qui couvre l’insurrection des tribus de l’est de la Libye.

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«Accepterais-tu de recevoir les Massoud libyens ?»

C’est seulement le vendredi 4 mars que BHL réussit à prendre un envol, qui va le faire passer progressivement du statut de reporter de guerre amateur à celui d’acteur majeur de la diplomatie mondiale. Dans l’après-midi, à force de traîner sur la Corniche devant le bâtiment de la Cour suprême servant de QG improvisé à la nouvelle opposition, à force de baratiner un porte-parole autoproclamé du Conseil national de transition (CNT), BHL parvient à se faire conduire dans la villa de Moustapha Abdeljalil, l’ancien ministre de la Justice devenu le chef politique de la rébellion. Coup de maître ; il est seul ; il a largué le troupeau des journaleux. Mais il ne se contente pas de faire une interview exclusive. Il passe directement à la diplomatie parallèle et secrète. Au maître de la Libye nouvelle, qui le reçoit entouré de son cabinet tout juste formé, il dit que les Libyens libres sont le sel de la terre et que le monde entier les regarde. Voilà pour l’entrée. Vient très vite le plat principal : BHL invite en France ses interlocuteurs, leur promettant de tout faire pour les amener à l’Élysée. Le soir venu, il parvient, depuis son téléphone satellite, à joindre Nicolas Sarkozy : «Accepterais-tu de recevoir les Massoud libyens ?» Le président de la République donne aussitôt son accord.

Le jeudi 10 mars, à 10 heures, dans le salon vert du 1er étage du palais de l’Élysée, le chef de l’État reçoit le philosophe et les trois émissaires libyens du CNT. À ses côtés, le conseiller diplomatique Jean-David Lévitte et, tout pâle, le conseiller spécial Henri Guaino qui, en 2007, traita BHL de «petit con prétentieux». Sarkozy, alors, annonce aux Libyens éberlués et ravis le plan qu’il a concocté l’avant-veille avec BHL : reconnaissance du CNT comme seul représentant légitime de la Libye ; envoi d’un ambassadeur de France à Benghazi ; frappes ciblées sur les aéroports militaires du pays ; le tout avec la bénédiction – qu’il a déjà obtenue – de la Ligue arabe. Deux heures plus tard, alors que les Libyens ont déjà annoncé aux médias du monde entier la bonne nouvelle, Alain Juppé descend du Thalys à Bruxelles. Les caméras se jettent sur lui. Le masque. Manifestement, le ministre des Affaires étrangères n’est au courant de rien.

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Comment le «ministre-bis» gagne la partie

Changement de vent dès le week-end : alors que Kadhafi avance sur le terrain, les médias se déchaînent contre l’improbable duo Sarkozy-BHL et leur «diplomatie de perron». Pire encore, mardi 15 au soir : lors de l’entretien, organisé par BHL, à l’hôtel Westin à Paris, entre la secrétaire d’État de l’Amérique et l’émissaire libyen Mahmoud Jebril, le courant ne passe pas ; l’homme de Benghazi comprend que Washington ne veut pas d’une intervention militaire.

C’est alors que BHL décide de mettre la pression sur Sarkozy, en déclarant jeudi matin à la radio que si Kadhafi prend Benghazi, l’immense drapeau français qui flotte sur la Corniche sera littéralement éclaboussé du sang des Libyens massacrés. L’image porte. À 14 heures, Sarkozy appelle BHL. Il a pris sa décision. Il envoie Juppé à New York et appelle lui-même, un à un, les présidents ou chefs de gouvernement des 15 pays membres du Conseil de sécurité de l’ONU. À minuit, le président annoncera lui-même à son «ministre-bis» qu’il a gagné la partie, que la résolution est votée…