Justice : Lycée Arago, extension du champ criminel, par Arié Alimi

A la fin de la manifestation du mardi 22 mai pour la défense du service public, une centaine de jeunes lycéens et étudiants ont tenté d’organiser une assemblée générale au lycée Arago. Délogés par les CRS, ces jeunes, parmi lesquels des dizaines de mineurs, ont été massivement placés en garde à vue et présentés à un magistrat le jeudi, sans que leurs droits et ceux de leur famille aient été respectés. Une criminalisation de l’action politique que dénonce l’avocat Arié Alimi, connu pour avoir défendu de nombreuses victimes de violences policières.

Entrés mardi 22 mai dans le lycée Arago (Paris XIIe), après la manifestation des fonctionnaires, puis évacués par la police, des dizaines de lycéens, dont beaucoup de mineurs, se sont retrouvés gardés à vue. Un événement inédit, signe d’un glissement progressif de l’État, du maintien de l’ordre à la répression de certains modes d’expression démocratique.

Jeudi 24 mai 2018, rue du Bastion, Nouveau Palais de Justice de la porte de Clichy. Dans la salle centrale, des parents perdus. Ils cherchent leurs enfants sans avoir même la certitude qu’ils sont dans l’enceinte judiciaire. Rien, personne, n’est prévu pour les orienter. Une femme, les traits tirés d’une nuit d’angoisse, s’adresse à moi, l’homme en robe, en quête d’une parole d’autorité qui pourrait lui confirmer que son enfant est bien quelque part dans la hauteur froide de cet édifice.

Deux jours plus tôt, sa fille, mineure de 17 ans, a rejoint ses amis pour manifester contre Parcoursup, le nouveau système d’accès à l’enseignement supérieur. Le même jour, se tient une manifestation pour la défense du service public. Le soir, une centaine de lycéens et d’étudiants, dont elle fait partie, pénétreront dans le lycée Arago (Paris XIIe) pour tenter d’y organiser une assemblée générale et une occupation. Les forces de l’ordre les délogeront très rapidement.

La centaine de mineurs et de jeunes majeurs seront alors menottés, parqués dans un fourgon pendant plusieurs heures, placés en garde à vue puis déférés au tribunal. L’agent de sécurité sera bousculé, quelques dégradations seront constatées et quelques tablettes manqueront à l’inventaire.

Une demi-heure plus tard, j’accède enfin à P4, la section du parquet des mineurs, après avoir arpenté les étages et de multiples couloirs immaculés, grille après grille, symbolique surréaliste du nouvel accès à la justice et de la défiance à l’égard des avocats, figures officielles des criminels.

Les lycéens mineurs et les étudiants sont bien là, heureusement. Les mineurs feront pour la plupart l’objet d’un rappel à la loi, mesure décidée par le procureur seul, sans jugement. Quelques-uns seront mis en examen par un juge pour enfant qui ouvrira une enquête. Certains sont convoqués à une date ultérieure pour être directement jugés par le tribunal pour enfant.

Quatorze étudiants majeurs resteront dans les cellules du dépôt du Palais de justice pour être jugés le lendemain en comparution immédiate, procédure de jugement la plus courante, mais aussi la plus expéditive et la moins respectueuse des droits de la défense, habituellement utilisée pour les délits flagrants ou difficilement contestables.

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Le choc et la sidération des parents d’élèves trouve écho dans l’opinion publique du fait du caractère inédit de l’événement. Le vendredi soir, la majorité d’entre eux sera libérée en contrôle judiciaire jusqu’au 15 juin 2018, date de leur jugement, au grand désarroi d’un procureur de la République qui avait requis de nombreux placements en détention provisoire.

Pendant ces deux jours, de nombreux manifestants se sont installés sur le parvis du tribunal ou près de la sortie du dépôt pour attendre l’éventuelle libération de leurs camarades. Parfois se font entendre les paroles et la mélodie de Bella Ciao, le chant des Mondina italiennes, ces ouvrières agricoles ployant sous la tâche des rizières italiennes, revisitée par les partisans italiens, résistants antifascistes, pendant la seconde guerre mondiale.

Les médias commencent à relayer le choc et la sidération des parents d’élèves, trouvant écho dans l’opinion publique du fait du caractère inédit de l’événement. Des lycéens mineurs et de jeunes universitaires ont été placés en garde à vue et détenus plus de 48 heures pour avoir participé à une manifestation visant à occuper pacifiquement et symboliquement un lycée afin de contester un système de sélection risquant de reproduire et amplifier les inégalités sociales et de priver d’accès à l’enseignement supérieur un bon nombre d’entre eux.

Événement inédit d’abord du fait de la sociologie des interpellés confrontés à un univers judiciaire habituellement réservé à des délinquants et criminels, ou ayant commis des délits de droit commun. La plupart de ces jeunes gens ont en commun de ne pas être nés dans des familles issues de l’immigration, plutôt socialement aisées et d’avoir un parcours scolaire brillant. Les jeunes majeurs accomplissent des études en science politique, médecine ou sociologie et semblent se destiner à revivifier les rangs des intellectuels français.

Événement inédit également du fait de son ampleur puisqu’il concerne près de 128 mineurs et jeunes majeurs simultanément, un nombre considérable qui sera difficilement absorbé par les services du parquet et des comparutions immédiates. Inédit enfin dans les signaux qu’il révèle de notre système politico-judiciaire. Parce qu’à la convergence des luttes, le gouvernement oppose une extension généralisée du champ criminel en y incluant les consciences citoyennes en genèse et les universitaires qui décident de manifester ou d’exprimer une contestation citoyenne et politique.

Cette extension du champ criminel sur l’action citoyenne et politique se matérialise d’abord par l’utilisation contre les interpellés du 22 mai d’un arsenal législatif résultant d’une loi du 2 mars 2010 qui a créé deux nouvelles infractions : l’intrusion sans autorisation dans un établissement scolaire en réunion en vue d’y troubler la tranquillité ou l’ordre de l’établissement (431-22, 431-23 du code pénal), sanctionnée d’un an ou de 3 ans d’emprisonnement quand il est commis en réunion, ainsi que la participation à un groupement violent (222-14-2), puni d’un an d’emprisonnement.

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Ce n’est malheureusement pas un incident isolé, mais la poursuite d’un processus d’usage abusif du système judiciaire à des fins de répression politique. Avant cette loi, seuls ceux contre lesquels était parfaitement établie la commission de dégradations ou de violences auraient pu faire l’objet d’interpellations et de poursuites.

De nombreuses critiques avaient été émises contre cette proposition de loi, car si elle devait avoir pour seule vocation de protéger les élèves des établissement scolaires ou les manifestants contre les violences dont ils pourraient être victimes, certains pressentaient déjà que ce texte pourrait être utilisé contre ceux qu’il était censé protéger. Cette crainte s’est avérée exacte.

Elle n’est malheureusement pas un incident isolé, mais la poursuite d’un processus d’usage abusif du système judiciaire à des fins de répression politique, et plus généralement à une inversion des valeurs protégées par la loi et l’institution judiciaire. Primauté d’un maintien de l’ordre dicté par un vision politique darwiniste sur l’expression politique et le droit de manifester. Primauté de la protection de l’État sur la protection des mineurs. Remplacement d’un système pénal fondé sur la répression d’un acte accompli par un système pénal fondé sur la répression de comportements collectifs, guidé par la logique du soupçon généralisé.

C’était déjà le cas au cours des mouvements sociaux contre les lois Travail du précédent gouvernement, au cours desquels l’infraction de participation à un groupement violent devait massivement être utilisée pour appréhender et poursuivre de nombreux manifestants. Cette infraction permet de poursuivre des manifestants dès lors qu’ils sont à proximité d’autres manifestants qui commettent des dégradations ou des violences. Ainsi, toute personne présente dans une manifestation est désormais considérée comme un délinquant potentiel en raison de la couleur de ses vêtements, de sa volonté de se protéger des gaz lacrymogènes, de sa localisation dans le cortège, celui de tête étant définitivement assimilé à une violence présumée portant le nom de black bloc. A tel point que certains sont expressément poursuivis pour avoir voulu échapper à la répression des forces de l’ordre.

Au-delà des comportements incriminés, ces interpellations révèlent le peu de cas que le ministère public accorde au sort réservé à de très jeunes citoyens confrontés à l’institution policière. Ainsi, il ressort des procès-verbaux d’interpellation des récits d’adolescents et de jeunes adultes violentés, menottés, confinés des heures durant dans un fourgon, sans pouvoir uriner, boire, sans se voir notifiés leurs droits légaux, avoir accès à un avocat, à un médecin, à leurs parents, pourtant représentants légaux, dans les délais légaux ; être parqués à 8 ou 9 dans des cellules de garde à vue insalubres, s’empêcher de trop respirer tout au moins par le nez à cause de l’odeur rance du mélange de transpiration et de vomi ; ne pas pouvoir dormir sur le béton s’il en reste une parcelle libre ; être confrontés à des fonctionnaires de police non formés pour interroger des mineurs, incapables matériellement de prévenir ou de rassurer toutes les familles confrontées pour la première fois à la violence de l’institution policière.

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La stratégie adoptée conduira à dissuader les uns de s’engager et les autres à la confrontation violente et plus clandestine. Enfin, l’orientation décidée par le procureur est toute aussi révélatrice d’une volonté politique visant à réprimer l’expression politique et le droit de manifester. Il n’est pas anecdotique que la plupart des jeunes lycéens ait fait l’objet d’un rappel à la loi. Car si cette mesure n’emporte pas d’inscription au casier judiciaire, elle n’est pas dénuée d’efficacité en termes de contrôle social. En effet, elle ne peut faire l’objet d’une contestation ni d’un débat contradictoire. Elle donne pouvoir à un procureur de décider de mesures de réparations sur des adolescents sans jugement, désormais fichés, reconnus comme délinquants, sur lesquels pèsera à l’avenir le risque d’être à nouveau appréhendés dans le cadre d’une manifestation et celui d’être renvoyés devant un tribunal correctionnel qui tiendra compte de cet antécédent.

Autant dire que cette stratégie politico-judiciaire conduira à dissuader les uns de s’engager, objectif premier, et les autres à la confrontation violente et plus clandestine.

Si la plupart des interpellés du 22 mai sont libres ou sous contrôle judiciaire, cet événement doit s’analyser à l’aune d’une part de la pensée d’Hannah Arendt, qui écrivait que «priver une personne de ses droits fondamentaux c’est d’abord le priver de la capacité du politique» (“Aux origines du totalitarisme”), ainsi qu’à la lecture d’autres signaux et déclarations récentes.

Ainsi à la suite de la manifestation du 26 mai 2018, le ministre de l’intérieur déclarera sur BFM TV que le droit constitutionnel de manifester ne pouvait être maintenu, si les manifestants ne réprimaient pas eux-mêmes ceux qui seraient susceptibles de commettre des violences.

De même, à Colmar, un lycéen de 17 ans engagé politiquement vient d’être sanctionné d’une exclusion définitive avec sursis pour des tweets critiquant l’éducation nationale et l’enseignement d’un professeur. Lorsqu’un État commence à cibler spécifiquement la jeunesse et les intellectuels avec tout l’arsenal politique et judiciaire, il est plus urgent que jamais de collecter tous les signaux faibles qui convergent vers une seule analyse possible, celle de la redéfinition de la frontière entre la démocratie et la dictature. Cette analyse n’est pas aisée, car le passage de l’une à l’autre n’est pas aussi brutal que ce que le récit concentré de l’Histoire nous offre. La difficulté est de prendre conscience des accélérations de l’Histoire lorsqu’on en est soi-même acteur.

* Arié Alimi, avocat au barreau de Paris, est spécialisé en droit pénal et libertés publiques, membre du comité central de la Ligue des droits de l’homme (LDH).