In Memoriam : Une bougie s’éteint et le monde s’assombrit

Claude Karnoouh… Né le 25 mars 1940 à Paris, décédé à Bucarest le 12 septembre 2021. Spécialiste d’anthropologie culturelle et politique, de philosophie de la culture, essayiste et réalisateur de film documentaire. Philosophe d’inspiration marxiste et heideggerienne. Il a travaillé sur les rites de passage des communautés rurales du Maramures en Roumanie septentrionale. A partir de quoi il a travaillé sur les bases ethnologiques et philosophiques des théories du nationalisme ethnique au moment de la crise et de la fin de la civilisation paysanne. Il a été chercheur au CNRS entre 1968 et 2005, chargé de cours d’anthropologie aux Universités de Nanterre, Paris IV et à l’INALCO. Il a enseigné à Charlottesville (USA), Urbino (Italie), à l’Université de Budapest et au Szechenyi Collegium de Budapest (Hongrie), à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth. En Roumanie, il a enseigné jusqu’à récemment, à l’Université Babeș-Bolyai, à l’Université nationale d’art de Bucarest et à la Faculté de sociologie de l’Université de Bucarest. Son dernier volume publié était Les tribulations d’un voyageur étranger en Roumanie (1971-2017) (éd. Sedcom Libris, 2020). A l’occasion de son 80e anniversaire, ses amis et collègues roumains ont publié, avec la participation de ses amis et collègues de par le monde, sous la coordination de Emanuel Copilas, Lume si tehnica. Claude Karnoouh la 80 de ani. Aula Magna, Timisoara, Editura Universitatii de Vest, 2020, 424 p.

Il a été Rédacteur en chef de la revue Études Rurales de 1971 à 1981, membre de la rédaction de Communication and Cognition, Université d’État de Gand (Belgique), puis membre de la rédaction de la Revue des Études Slaves de 1996 à 2010. Co-rédacteur en chef de la revue en ligne La Pensée libre (lapenseelibre.org). Depuis 2009, il publiait régulièrement des articles dans différentes langues et différents pays, en particulier dans trois revues roumaines, CriticAtac, Cultura et Argumente si Fapte.

Que la terre lui soit douce…

…C’était il y a peu, le 80e anniversaire de Claude. Ses très chers amis roumains avaient décidé de publier (et de traduire quand cela venait d’amis étrangers) un ouvrage en son honneur. A la rédaction, nous avions chacun écrit un article. Jean-Pierre Page avait signé celui-ci …sans savoir que c’était presqu’un cadeau d’adieu.

Bon anniversaire Claude, mon camarade, mon ami,

Il n’est pas facile de parler de toi et de dire tout le bien qu’on pense, quand on sait par ailleurs que tu n’es pas particulièrement friand de superlatifs. Donc, j’éviterai d’en faire usage, d’autant qu’ils sont parfaitement inutiles. J’ai donc décidé de m’adresser à toi sans fioritures, sans formalisme. Nous sommes arrivés à un âge qui nous autorise à éviter les détours et à aller droit au but!

Cela fera plus de 20 ans que nos chemins se sont croisés grâce à l’intermédiaire de Bruno Drweski. Nous avions des parcours différents mais les rencontres inattendues ne sont pas pour nous déplaire. Tu étais au CNRS, anthropologue, philosophe, chercheur, auteur, sociologue, d’une culture que je qualifierais d’encyclopédique. Tu avais un regard lucide sur la politique tant sur les idées que sur l’action des uns ou des autres. Enfin, ce qui m’importait, c’est que tu étais de la trempe de ceux qui se tiennent debout, ce qui est si rare de nos jours. Intransigeant avec la catégorie des nains qui pullulent dans les milieux académiques ou littéraires, ou encore avec celle des mercenaires, ou des philistins au service des idées dominantes. Tu avais des mots très durs contre les flagorneurs, les courtisans, les lèches-bottes, les flatteurs, la camarilla des plumitifs en service commandé. Tu étais curieux, et ton intérêt pour le mouvement ouvrier m’allait très bien !

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Je voyais et je vois toujours en toi un marxiste par raison, un libertaire par choix, mais par dessus tout un homme pour qui les principes ne se négocient pas!

Donc, je t’ai connu à contre courant. Je crois que tu l’as toujours été. Je l’étais moi-même sur d’autres sujets, dans mon syndicat et mon parti, c’était aussi le cas de Bruno Drweski. C’est une gymnastique qui vous forge un caractère, tu n’en manques pas ! Tout cela nous a rapproché, « la preuve du pudding c’est qu’on le mange » (F. Engels)

Il était dans l’ordre des choses que tu t’exprimes sans fioritures. Tu l’as fait à travers un essai où tu donnais ton avis, comme Noam Chomsky, sur la liberté d’expression, et où surtout tu contestais l’usage dogmatique de l’interprétation de l’histoire par la justice d’État. Tu soutenais avec raison qu’il est préférable de faire assumer cette mission par des chercheurs et des historiens que par des bonimenteurs.

En 1981, cela t’avait conduit à en tirer les conséquences en contestant publiquement un procès d’opinion pour fait de révisionnisme, où l’intolérance se manifestait de manière flagrante. Tu préciserais d’ailleurs plus tard, dans une lettre envoyée à la revue « La nouvelle Alternative » : « S’il est vrai qu’en un certain temps, j’ai comme Noam Chomsky, plaidé pour la liberté d’expression contre les procès d’opinion, et ce pour quelqu’un (Faurisson) dont je ne partageais pas l’essentiel des opinions (quoi qu’il en dise aujourd’hui), il est faux, voire mensonger d’affirmer que dans un long essai que j’ai écrit à cette occasion, « De l’Intolérance », j’ai pu à un moment quelconque nier le génocide des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale ».

Ce qui aurait du être considéré justement comme un point-de-vue, provoqua en fait une véritable hystérie de la part de ceux qui revendiquent la condamnation de la Shoah comme leur héritage personnel et qui depuis trop longtemps se sont, en son nom, auto-désignés avec arrogance, pourfendeurs du totalitarisme, du racisme, des discriminations, défenseurs des libertés et des droits de l’homme. Une défense que nous savons être très élastique et à géométrie variable selon les circonstances, les évènements, les protagonistes.

Il n’est pas étonnant de voir 40 ans après les mêmes continuer à réécrire l’histoire et activer avec entrain les buchers en sorcellerie, contre ceux qu’ils décrètent comme hérétiques. Cette pratique dans l’air du temps est devenue à ce point contagieuse qu’elle touche des forces politiques et sociales qui faisaient de la défense de l’esprit critique la valeur cardinale de leur action. A la manoeuvre on retrouve les mêmes intrigants, les lobbies qui récemment ont imposé une loi qui assimile la critique des crimes d’Israël et du sionisme à de l’antisémitisme. En d’autre temps mon cher Claude, on t’aurait brûlé vif en place publique comme le fit l’inquisition de Giordano Bruno pour ses écrits prétendument blasphématoires.

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Faut il rappeler ici que ces accusations ne manquaient pas de sel eu égard aux idées et aux valeurs qui ont toujours été les tiennes, mais aussi vis-à-vis d’une partie de ta famille disparue en camp de concentration, toi dont le grand père était rabbin.

De notre rencontre à tous les trois, toi, Bruno et moi, est née une amitié, puis une complicité qui a accouché d’une revue, “la Pensée libre”. Elle a suscité tout de suite beaucoup d’intérêts. Des amis, des camarades, des intellectuels, des diplomates, des syndicalistes, du monde entier nous ont rejoints et soutenus avec enthousiasme.

Nous voulions être cohérents, cette revue de recherche et de dialogue, nous la souhaitions transversale, anthropologique, philosophique, historique, politique, culturelle, afin d’alimenter par les idées le combat pour la science, la paix et la raison. Trop souvent, dans les institutions, les revues, le cloisonnement est institué, le découpage en disciplines dont parlait Pierre Bourdieu est encouragé pour empêcher de penser en termes de classes dont les antagonismes et les inégalités sont pourtant transversales. Il n’y a que dans la relation entre les différentes sciences sociales, la sociologie, l’ethnologie, l’anthropologie, l’économie, la science politique que l’on peut faire un travail utile pour tout combat émancipateur. Outil pour la réflexion, outil aussi pour la résistance contre la violence de classe, celle des riches et l’État à leur service.

De ce fait, nous avions aussi décidé de faire un choix, il tenait à nos engagements politiques ! Cette revue devait être fidèle à l’esprit et aux engagements des résistants, des intellectuels, des militants révolutionnaires, des travailleurs qui en 1939 dans les premiers combats antifascistes firent paraître clandestinement “La Pensée libre” qui succédait à la prestigieuse “La Pensée” dont Paul Langevin fut le fondateur. Ces héros étaient le philosophe Georges Politzer, l’écrivain Jacques Decour, le physicien Jacques Solomon, tous trois furent martyrisée et fusillés par les nazis. Après guerre, « La Pensée » reparut et reprit le flambeau du rationalisme, de l’anticapitalisme et de l’internationalisme, puis plus tard, malheureusement, elle évolua en parallèle aux renoncements de « la gauche », dont celle du PCF. C’est aussi pourquoi “La Pensée libre” dans sa forme renouvelée mais dans son combat de toujours continue à faire preuve d’impertinence, de rébellion et de résistance face aux oligarques d’un capitalisme entrés dans une phase totalitaire. Après 183 numéros, elle témoigne que notre décision répondait à un besoin et une exigence, sans doute inhérent à la période tourmentée que nous vivons. Défendre l’esprit critique, le droit au désaccord, la liberté de parole, face à un ordre qui n’est que désordre et chaos, cet esprit, ce choix ne nous a pas quitté. Il faut dire, Claude, que tu y as beaucoup contribué.

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Nous vivons, je crois une période d’opportunités. « Ceux qui se sont sagement limités à ce qui leur paraissait possible, n’ont jamais avancé d’un pas » (Bakounine). Je ne surestime ni ne sous-estime rien ! Toutefois et comme le dit notre manifeste : «  la longue marche des hommes en lutte pour la vérité, la justice, l’émancipation, s’appuie sur un patrimoine de tâtonnements, de recherches théoriques, mais tout autant de courage dans l’exercice pratique et qui ont permis des avancées révolutionnaires, mais aussi engendré des échecs, et qui, au bout du compte, ouvrent aujourd’hui le chemin de l’espoir…Par ailleurs, toutes les civilisations ont apporté leur palette à l’arc-en-ciel des cultures humaines ».(Levi-Strauss). La période que nous vivons en porte témoignage avec ce formidable mouvement populaire pour une retraite digne qui rentre dans son deuxième mois de grève, il rassemble et unit les ouvriers comme le corps de ballet de l’Opéra de Paris. Il est fait d’une détermination que nous n’avions pas connu depuis des dizaines d’années en France et qui défend un choix de société solidaire face à un autre qui est celui de la rapacité, du pillage, de l’égoïsme, de la culture de bazar et de l’individualisme étriqué. On ne choisit pas l’époque dans laquelle on vit, il faut surtout se montrer à la hauteur de ce qu’elle exige. Nous en sommes là.

Il est une chanson qu’Eugène Pottier a écrit après la Commune de Paris de 1871, elle est de circonstances, elle dit avec raison :

Devant toi misère sauvage,
Devant toi, pesant esclavage,
L’insurgé se dresse le fusil chargé !
L’insurgé son vrai nom c’est l’homme,
Qui n’est plus la bête de somme,
Qui n’obéit qu’à la raison
Et qui marche avec confiance,
Car le soleil de la science
Se lève rouge à l’horizon.

L’on chante dans les anniversaires et nous chanterons pour le tien, cela me permet d’évoquer notre grand Léo Ferré et sa chanson « Graine d’ananar ». Léo l’a conclu en disant « J’aurai comme le vent semé ma graine d’ananar ». Elle m’a fait souvent penser à toi, sans doute aussi parce que tous les deux vous privilégiez le noir dans vos vêtements. Mais pas seulement, tu es de ceux là, tu as beaucoup semé. C’est pourquoi je t’apprécie tant et comme pour un frère je t’embrasse fraternellement. Bon anniversaire Claude.

Jean-Pierre Page
Janvier 2020, Le Mans

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