Notes sur la journée du 21 septembre
On le savait mais depuis le 1er mai dernier, manifester est devenu impossible. Pas interdit, impossible. Quiconque à essayé d’aller à Madeleine ou sur les Champs Élysées samedi 21 septembre s’en est rendu compte. On le savait aussi mais le déploiement policier à Paris était hallucinant. Aussi important que le 8 décembre. Très important partout ailleurs en France. Si on commence à y être habitué, voir des centaines de voltigeurs quadriller des zones elles-mêmes quadrillées par des dizaines de fourgons de CRS postés autour de grilles anti-émeutes laisse tout de même un goût amer. Autant que de voir tous ces flics en civil qui réussissent presque à se fondre dans un paysage où le jaune fluo apparaît comme un grand absent. Plus personne n’ose d’ailleurs porter un gilet jaune, de peur de recevoir une amende ou de se faire tabasser gratuitement. D’ailleurs, se regrouper à 10 ou 50 est aussi impossible : la police l’empêche physiquement. Si quelques Gilets Jaunes sans gilets ont réussi à perforer l’espace d’un instant ce dispositif militaire, la joie ne fut que de courte durée et les matraques et les gaz ont eu raison de la détermination des plus déterminés.
On pourrait se réjouir de ces petits actes héroïques, on pourrait presque même prétendre qu’on a réussi à arracher la rue à la police l’espace d’un instant. C’est faux : la police à occupé le terrain tout au long de la journée, jusque tard dans la nuit. Il est d’ailleurs tout aussi faux de faire croire que le gouvernement – voir l’État ! – ne tient que par sa police et qu’il suffirait d’être plus offensif pour voir tout cela s’effondrer. La démocratie bourgeoise – socle de l’État et des gouvernements successifs – tient par un accord tacite entre représentant.e.s et représenté.e.s. Si les Gilets Jaunes ont fissuré cet accord, c’était d’abord au motif qu’ils et elles ne se sentaient pas correctement représenté.e.s, voire qu’ils et elles souhaitaient en finir avec les formes classiques de la représentation politique – formes qui ne faisaient que leur renvoyer le spectacle de leur propre dépossession. Le versant positif, créateur, de ce refus s’est incarné dans les assemblées populaires de base, qui ont été autant de noyaux d’auto-organisation disséminés à travers le pays, où a pu s’expérimenter une dialectique féconde entre constitution de contre-pouvoirs permettant la reprise en main des décisions qui engagent la vie collective d’une part, destitution partielle du commandement étatique sur le territoire et de la séparation représentative d’autre part.
Si les Gilets Jaunes ont donc bien posé au centre la question de la nature de la démocratie, force est de constater qu’il s’agit là d’un nœud particulièrement puissant. Dès lors, considérer que l’État ne tient que par sa police est un réductionnisme aveuglant. L’État tient par son rôle social, par son rôle de pacificateur entre les classes et par son rôle d’administrateur du territoire national. L’État tient par le clivage de races qu’il organise et son prolongement, ou plutôt sa continuité, impérialiste – on ne peut en aucun cas faire l’impasse sur sa nature structurellement raciste, et sur les antagonismes exacerbés ainsi que les ressors subjectifs qu’il peut actionner. Il en est de même avec la division patriarcale qui structure elle aussi les rapports de domination et dont l’État agit comme garant, en fonction de l’évolution des rapports de force extérieurs à lui même. L’État tient par le compromis : compromis entre les classes au bénéfice de certaines, compromis entre les races au bénéfice de certaines, compromis entre les genres et les sexualités au profit de certain.e.s. L’illusion que la police est le dernier rempart est à la fois naïf et stupide : tout le monde sait qu’après la police il y a l’armée.
Pour autant, la terreur est désormais dispositif de gouvernement, la spontanéité émeutière des prémisses est dorénavant anticipée et méticuleusement écrasée, la panique et l’angoisse se lisent sur les visages lorsque c’est par jeux de regard interposés qu’on essaye de savoir si le voisin ou la voisine est ou non Gilet Jaune. La matinée du 21 septembre était celle d’une démonstration de force, de la capacité d’un pouvoir pas plus totalitaire que fasciste mais bien autoritaire de tout faire pour mater une population qui a renoncé à baisser la tête, qui s’est décidée à faire face. Pourtant, malgré ce climat latent d’insécurité totale, le courage ne peut manquer d’être souligné. À Bordeaux, Angers, Toulouse, Lille et dans d’autres villes, ce sont des centaines, parfois des milliers de personnes qui ont décidé de reprendre le chemin de la rue, celui de la conflictualité et de la revendication politique. S’il s’agit bien de politique, il s’agit aussi d’auto-organisation. Nous reviendrons sur ce point mais il faut souligner que partout, bien que les limites de l’assembléisme ne peuvent manquer d’être évoquées, les gens – comme ils sont appelés – décident par eux-mêmes de revenir, inlassablement. Et si les porte-paroles (autoproclamés certes mais par ailleurs reconnus en partie comme tels) sont pour certains obligés de faire des pauses plus ou moins longues, on n’attend – voire on n’entend – plus vraiment leurs appels : le samedi est la journée des Gilets Jaunes, quoi qu’en décident Michel ou Kévin. Il faut donc rendre hommage au courage dont font preuves tou.te.s ces Gilets Jaunes qui, depuis presque 1 an maintenant, montrent que la dignité est peut-être le moteur de toutes les émotions, particulièrement celles qui nous font nous mouvoir de la plus belle des façons. Pour autant, il ne faut pas sombrer dans un réflexe d’agitation aveugle qui ne verrait pas les réalités matérielles de la situation : il y a moins de monde, il y a plus de violences policières, il n’y a pas d’horizon qui permette de réellement remobiliser tous ces éléments. Il y a l’épuisement, la lassitude, la répression, les frais. Ce soulèvement a mis sur le devant de la société les conditions matérielles de son essor, il serait aveugle de ne pas prendre en compte que ces conditions matérielles constituent aussi un frein par moments.
Quoi qu’il en soit, la frustration de ne pas pouvoir manifester samedi 21 – ou peu importe le terme qu’on utilise – à trouvé une issue. Le besoin de se regrouper était plus fort que celui de le rendre impossible. Ce fut donc ce terme si décrié et pourtant appliqué de fait qui prit le devant de la scène : celui de la convergence. Les Gilets Jaunes, au sens large, se sont regroupés à la Marche pour le Climat, à défaut de pouvoir exister par eux-mêmes. Celles et ceux qu’on a longtemps dénigrés parce qu’ils luttaient contre une taxe sur l’essence ont montré dans les actes que l’environnement est pour elles et eux une question aussi centrale que d’autres. Quoi de plus normal d’ailleurs, lorsque l’on sait que la majorité de ces héros modernes viennent de la périphérie, de cette périphérie où pour aller au travail ou en week-end il faut traverser des petites forêts, des champs, des pâturages. Bien sûr que la question de l’environnement est pour elles et eux centrale : c’est justement de la réalité de leur propre environnement qu’est né le soulèvement. Question centrale donc, bien plus qu’on ne peut même le mesurer. Ces gens sont plus écologistes que les écolos parisiens organisés qui vont faire leur courses à “Bio c’est bon” tout en prenant leurs trottinettes électriques de merde – symbole qui d’ailleurs n’a pas manqué de devenir une des cibles favorites des Gilets Jaunes. Question centrale, donc rendez-vous à Luxembourg pour la manif climat, et là, « retour du cortège de tête ». Ce n’est pas un retour : depuis 2016, c’est une continuité, le cortège de tête est la manifestation, les organisations traditionnelles sont derrière le cortège de tête. Pas une manifestation parisienne depuis 2016 sans cortège de tête. Ce fut un débordement immédiat, sans même avoir besoin de se concerter : spontanément, les habitué.e.s des manifs et les Gilets Jaunes se sont placé.e.s devant, en disant simplement « on est là, la politique c’est nous, la conflictualité, c’est nous aussi ». On a pu voir aussi de jeunes écologistes en rupture avec le pacifisme collaborateur des organisations officielles les rejoindre. La police ne s’y est d’ailleurs pas trompée en tabassant à tout va, en noyant la totalité sous les gaz, en interpellant à la volée. Les plus téméraires ont tenté de maintenir un semblant d’affrontement, d’autres se sont réfugié.e.s dans un Franprix dont le gérant était accueillant, d’autres ont reculé et d’autres sont tout simplement partis. Mais par cet assaut policier, c’est finalement l’ensemble de la manifestation qui a été prise pour cible : des familles, des enfants, des personnes âgées et même des touristes ont reçu des gaz. Tout le monde logé à la même enseigne. Les organisateurs ont déclaré qu’il fallait quitter la manifestation, GreenPeace a glorieusement mis dos à dos « la violence des black blocs et celle de la police » (ce qui ne peut manquer de rappeler le communiqué intersyndical scandaleux signé entre autres par la CGT durant novembre 2018 dans lequel elle fustigeait et mettait sur le même plan les deux violences). Pourtant, la manifestation est repartie, certes moins énergique, mais joyeusement bordélique. Est-ce une victoire ? Difficile de répondre. Se réjouir que les militant.e.s écologistes aient subi ce traitement est à double tranchant : la répression a un effet bien plus important que la radicalisation de quelques un.e.s, celui d’en terroriser une grande partie. Que des baceux en viennent à danser et faire des pompes devant des Gilets Jaunes qu’ils viennent de tabasser met en évidence que c’est un jeu, et que la police pense qu’elle est en train de remporter la partie. Pourrait-il en être autrement lorsque l’impunité règne, que les décorations pleuvent et que le salaire net est augmenté ? Mais il est clair par ailleurs que la journée de samedi contribuera à creuser les contradictions déjà à l’oeuvre au sein du mouvement écologiste, et où il nous faudra intervenir, au point du clivage entre des tendances anticapitalistes combatives (notamment au sein de la jeunesse) et les associations réformistes institutionnelles, enfermées dans le dogme de la non-violence et la chimère d’une régulation harmonieuse du système économique.
Il n’y a donc pas vraiment retour du cortège de tête, mais plutôt continuité. Cela signifie bien une chose : les organisation traditionnelles, qu’elles soient syndicales ou associatives ont vocation à être débordées, en réponse à leurs compromissions. Elles payent le prix de leur trahisons. GreenPeace paye sa moralisation de l’écologie, Alternatiba paye son pacifisme impuissant. Nous connaissons déjà les raisons du dépassement des syndicats dont le dialogue social – c’est-à-dire le compromis – est devenu la pierre angulaire, et donc le signe de la trahison. Pour autant, ce débordement n’est à la fois ni nouveau ni total. Dans cette volonté de dépassement nous pouvons plutôt voir une tentative de radicalisation plutôt que de remplacement ou de court-circuitage. Le Collectif InterUrgences par exemple compte de nombreux syndiqués et son objectif est justement de vouloir rassembler sur un socle commun différentes composantes du corps médical. L’InterGare issue de la bataille du rail de 2017 met en avant le même objectif. Les actions de blocages à Gennevilliers ou à Rungis sont dans la même logique. Les liens créés durant l’occupation de la Zad de NDDL sont de même nature : avoir pris contact avec la C.G.T Vinci et fini par obtenir de la part de celle-ci une opposition à l’aéroport est un signal particulièrement fort. Depuis 2016 de plus en plus de bases syndicales s’émancipent de leurs directions qui incarnent et portent le compromis, pour renouer au contraire avec des pratiques antagoniques et combatives, construisant parfois des alliances avec les groupes autonomes. C’est dans ces conditions que l’auto-organisation apparaît comme centrale, indispensable, et que le refus de la représentation refait surface. C’est ici que se joue le débordement, c’est ici que la question politique est à son tour posée. Mais c’est aussi ici que doivent se poser les questions des pratiques.
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