Le Monde, 6 mars 2019
Sous la coupe de l’administration israélienne, des hameaux isolés de Cisjordanie occupée ont assisté impuissants à la destruction de canalisations d’eau, vitales pour leur quotidien et financées par la communauté internationale.
Quand le vent s’y met, cinglant et mauvais, la beauté des collines devient secondaire. A cette période de l’année, un magnifique duvet de verdure recouvre pourtant la caillasse à perte de vue, tout juste perturbé par les amandiers et les parcelles de fleurs de moutarde jaune, dont raffolent les moutons. On en vient à se demander comment peuvent vivre ici, dans des hameaux isolés, 1 500 Palestiniens. C’est oublier leurs racines, qui s’enfoncent sous les pierres et justifient leur résilience. Nous sommes au sud de la Cisjordanie, après avoir dépassé Hébron le long de la route 60, celles qu’empruntent en priorité les colons.
Lorsque les chemins de terre étroits s’élèvent et punissent les voitures citadines, on aperçoit ça et là des habitations. Elles se trouvent sous la coupe et la menace de l’administration civile, le Cogat. Ici, en zone C (60 % de la Cisjordanie), Israël gère tout, les questions administratives et sécuritaires.
Le 13 février, les villageois ne purent rien faire pour s’opposer aux camions et aux bulldozers, escortés par l’armée israélienne, qui sont venus exécuter une décision bureaucratique, sans prévenir. Ils ont coupé les canalisations, arraché des centaines de mètres de tuyaux qui approvisionnaient les douze hameaux depuis septembre 2018. La justification était classique : structures illégales, pas de permis préalable accordé. Forcément. Le gouvernement israélien a classé ces collines comme « zone de tir 918 », soit zone à usage militaire, sans aucune autorisation de construire pour les Palestiniens.
CREVE-COEUR
C’est l’un des moyens administratifs employés par Israël pour empêcher le développement des communautés non juives en zone C. Les habitants, dont les ancêtres vivaient déjà là au XIXe siècle, ne sont pas enregistrés comme des résidents. A l’origine, ils étaient nombreux à vivre dans des caves naturelles. Si les Palestiniens de Cisjordanie sont, en général, discriminés et privés de leurs droits élémentaires, ceux du sud du territoire, collé à la ligne verte de démarcation (1948), cumulent les handicaps.
Il est difficile d’imaginer ce qu’ont représenté pour eux l’installation des canalisations et la réhabilitation des réservoirs d’eau, grâce à 300 000 dollars de fonds onusiens et l’implication de l’ONG Action contre la Faim (ACF). Jusqu’à lors, l’eau non potable retenue dans les vieilles citernes était sale et sentait la rouille. Elle favorisait les maladies chez les enfants. En raison des chutes d’eau insuffisantes, il n’était pas possible d’en utiliser pour nettoyer les réservoirs au préalable. Surtout, ne pas gâcher. L’eau manquait cruellement, au point que les éleveurs devaient emprunter des camions-citernes, les conduire sur les routes presque impraticables et ramener des mètres cubes d’eau. « On était en déficit d’eau chaque année, explique Nidal Younès, 42 ans, chef du conseil des 12 villages palestiniens. Un mètre cube coûte plus de 40 shekels [près de 10 euros], plus même pendant l’été. La canalisation devait servir à faire tomber ce prix à environ sept shekels. »
Les travaux de l’été 2018 dessinèrent une espérance, celle d’une vie un peu plus normale. L’eau était payée comme il se doit, elle provenait du village palestinien d’Al Tuwani à quelques kilomètres de là, l’un des seuls dans la région à être légal et à disposer d’un plan de développement urbain consenti par le Cogat.
Dans le village de Khalet al-Daba, on s’entend à peine parler en raison des bourrasques. Ali Debabseh, 77 ans, nous accueille dans sa modeste maison froide. Il se souvient de l’ouverture du robinet, de l’émotion ressentie. « J’étais comme un jeune de 25 ans sur le point de se marier », dit-il. La destruction des canalisations, quelques mois plus tard, a été un crève-cœur. « Lorsqu’on a un chien, il faut au minimum s’en occuper, le nourrir et le faire boire, soupire Ali Debabseh. Mais les Israéliens ne nous laissent même pas boire. On ne cause aucun problème ici. On élève nos enfants, on vit de nos moutons. » Lassés de cette vie à l’arrachée, beaucoup d’habitants sont partis vivre plus au nord, à Yatta.
EXPULSIONS
L’électricité est arrivée dans le hameau il y a deux ans, par la grâce de panneaux solaires. Il existe aussi un ordre de démolition les concernant. Les colons dans les communautés avoisinantes, eux, n’ont pas ces problèmes. Ils développent des exploitations agricoles qui pompent d’énormes quantités d’eau. Certains osent s’approcher des citernes palestiniennes isolées sur les flancs de collines pour y effectuer le mikvé, le bain rituel purificateur, raconte Ali Debabseh. Une humiliation qui dit une impunité, comme les violences régulières ou les oliviers arrachés.
En 1999, plusieurs centaines d’habitants avaient été expulsées de force de ces villages, leurs caves condamnées, leurs tentes détruites, les citernes d’eau éventrées. Après un recours devant la Haute cour de justice, la plupart ont pu y retourner par la suite, mais sans autorisation de développer la moindre infrastructure. Ces résidents sont condamnés à une forme de précarité sévère et d’incertitude sur leur devenir. Comme si les Israéliens espéraient que, de guerre lasse, ils finiraient par s’en aller.
« Une politique illégale et inhumaine », a estimé le quotidien Haaretz (gauche) dans un éditorial, le 24 février. La IVe Convention de Genève énumère les devoirs qui incombent à toute puissance occupante, et notamment l’obligation d’assurer l’approvisionnement, la santé et l’hygiène publiques. Mais le droit humanitaire semble n’intéresser que ses experts de nos jours. L’affaire a suscité l’indifférence générale en Israël. Ces échos de Cisjordanie, d’une banalité totale, viennent d’une autre planète, dont on ignore volontiers les règles quotidiennes.