Par Fabien Perrier
Ce dimanche, dans “Le Grand Rendez-vous” sur Europe 1, la ministre des Armées Florence Parly a estimé que les tensions actuelles sont liées à un « comportement de la Turquie qualifié d’escalatoire ». Explications en quatre questions.
Comment expliquer ces tensions ?
Ces tensions sont anciennes et touchent à la définition des frontières, fixées par les traités de Lausanne (1923) et de Paris (1947), ainsi qu’aux lignes de partage des eaux. Elles sont reparties à la mi-juillet quand le gouvernement turc a voulu envoyer un navire sismique, l’Oruç Reis, explorer les fonds marins en Méditerranée orientale afin d’y rechercher des réserves gazières. Rebelote en août : escorté d’une armada de bâtiments militaires turcs, l’Oruç Reis évolue en Méditerranée et entame des recherches jugées illégales par la Grèce et ses partenaires européens. « Il y a un droit de navigation dans les eaux de la Méditerranée. Il n’y a pas de droit d’accaparement de ressources énergétiques et gazières, surtout lorsque celles-ci ont été reconnues conformément aux traités internationaux », a ainsi souligné Florence Parly. Sauf que la Turquie n’a pas ratifié la Convention de l’ONU sur le droit de la mer, signée à Montego Bay en 1982.
Que dit le droit ?
La Convention de 1982 précise les différentes catégories d’espaces maritimes sur lesquels les États côtiers ont des droits et des devoirs. Elle définit notamment la mer territoriale jusqu’à 12 milles marins, la zone contiguë, la zone économique exclusive (ZEE) et le plateau continental (extension sous-marine du territoire d’un État jusqu’à 200 milles marins). Au-delà, les eaux et les fonds marins relèvent du régime de la haute mer.
« Les eaux territoriales sont sous souveraineté de l’Etat côtier. Celui-ci n’exerce que des compétences limitées sur la zone contiguë, la zone économique exclusive et le plateau continental », précise Patrick Chaumette, professeur émérite de droit à l’université de Nantes. La définition de ZEE permet à l’Etat côtier de jouir de droits de pêche, d’exploitation minière et forage. En revanche, l’Etat côtier peut uniquement exploiter et explorer les ressources naturelles des fonds marins et sous-sols du plateau continental, mais pas les eaux surjacentes.
En outre, « le droit impose à deux Etats voisins de négocier leurs limites maritimes », souligne Aris Marghelis, docteur en droit public et chercheur à l’université du Péloponnèse. La Grèce et la Turquie n’ont jamais pu s’accorder. Aussi, ils ont conservé 6 milles marins d’eaux territoriales en Méditerranée orientale et n’ont jamais défini de ZEE. De ce fait, les eaux sont « disputées ». Malgré tout, « pendant plusieurs années, les deux pays ont fait preuve d’une retenue mutuelle », explique Aris Marghelis.
Pourquoi les tensions s’expriment-elles maintenant ?
La découverte de gisements d’hydrocarbures a aiguisé les appétits turcs. Pour pouvoir exploiter ces ressources naturelles, Chypre – dont la partie nord est occupée depuis 1974 par l’armée turque – a signé des accords de ZEE avec le Liban et Israël, et la Grèce avec l’Italie et l’Egypte. « En concluant ces traités, la Grèce s’efforce d’établir un front contre les visées expansionnistes turques. Elle s’assure des alliés en cas d’escalade et des obstacles mis à la Turquie si ce pays devait explorer des ressources en hydrocarbures », analyse Alain Pellet, Professeur émérite de l’Université Paris Nanterre et ancien Président de la Commission du Droit international des Nations Unies.
La Turquie, de son côté, a signé un accord avec la Libye. Il établit un couloir naval entre les deux pays, qui « raye » de la carte toutes les îles grecques sur ce passage. Considéré illégal pour de nombreuses raisons, il n’est pas publié par l’ONU. Reste que cet accord est un élément supplémentaire de la stratégie poursuivie par la Turquie. « Son comportement laisse penser qu’elle veut s’approprier les sous-sols marins qui appartiennent à la zone économique exclusive grecque », précise ainsi Patrick Chaumette. Aussi, pour sécuriser ses positions, le gouvernement grec a, par exemple, annoncé étendre à 12 milles nautiques ses eaux territoriales à l’ouest. Il cherche ainsi à montrer ses muscles face à la Turquie, mais aussi à satisfaire une part de son électorat nationaliste. La Turquie a réagi en prévenant que si Athènes en faisait de même à l’est, ce serait un « casus belli ».
Quel est le rapport de forces ?
En réalité, derrière la bataille pour les hydrocarbures, la Turquie cherche à instaurer un bras de fer politique avec la Grèce, l’UE et différents acteurs internationaux. Avec une intention : réviser les traités qui délimitent les frontières turques. L’UE, et notamment l’Allemagne qui préside les 27 pendant le semestre, a tenté de mettre Athènes et Ankara autour de la table. En vain. Selon différentes sources, la Turquie en aurait même profité pour remettre au goût du jour sa revendication d’extension de ses eaux territoriales en Mer Egée… Ce qui reviendrait à entourer certaines îles grecques comme Lesbos ou Chios d’eaux sous souveraineté turque.
Dans le même temps, l’arrivée de militaires grecs sur l’île de Kastellorizo – la plus proche des côtes turques – a provoqué la colère des Turcs. « Erdogan est dans une logique néo-ottomane », prévient Aris Marghelis. D’ailleurs, lors d’une intervention, le président turc a déclaré : « Lorsqu’il s’agit de combattre, nous n’hésitons pas à donner des martyrs. La question est la suivante ceux qui s’érigent contre nous en Méditerranée et (au Proche-Orient) sont-ils prêts aux mêmes sacrifices ? » Puis il a poursuivi : « A nos ennemis, nous disons ‘chiche !’ » Il exprime ainsi à haute voix ses intentions hégémoniques. Quitte à faire parler les armes. Le bras de fer devient chaque jour plus dangereux.