Gard: « Ils ont dit : “Les Gilets Jaunes sont morts”

alors on a décidé de réapparaître sur nos ronds-points

16 août 2019

Trêve estivale oblige, la mobilisation des Gilets jaunes s’est largement réduite ces dernières semaines. Le gouvernement peut-il pour autant souffler et espérer une rentrée apaisée ? Rien n’est moins sûr. Ce que ce reportage sur la réoccupation d’un rond-point dans le Gard nous rappelle c’est que ce qui s’est joué dans les occupations ne pouvait être réduit aux décomptes préfectoraux du nombre des participants ; et que la puissance des mouvements ne se situe jamais dans leur représentation mais dans la densité des liens qui s’y nouent et dans les solidarités qui se tissent. Si nul ne peut prédire ce qu’il adviendra de ce mouvement et de ses possibles mutations, une chose est certaine : celles et ceux qui s’y sont retrouvés ont accédé à une toute autre dimension de la politique et de la réalité que celle de nos dirigeants et de leurs spectateurs.

« Dimanche, j’ai GJ »

Ils ont dit : « Les Gilets Jaunes sont morts », alors on a décidé de réapparaître sur nos ronds-points ; on n’arrivait plus aussi facilement à assumer la permanence sur la durée, surtout après l’amende de cent trente cinq euros et le saccage systématique des panneaux et déco. Aujourd’hui, nous y sommes le dimanche et nous déclarons notre manifestation à la préfecture ; les flics passent rarement, une fois pour demander si on avait prévu quelque chose pour le tour de France, une autre fois pour un sondage de for intérieur à l’amiable : la conversation fut cordiale assurée par un noyau poli.

Il fait chaud ; nous sommes assis autour de la table, de temps en temps une petite brise nous rafraîchit ou bien c’est la surprise du jet du vaporisateur actionné par l’un ou l’autre d’entre nous. À 5 heures du soir, le thermomètre de la pharmacie indique 41 ; 43 le dimanche 30 juin.
Cela n’empêche pas les voitures de tourner autour de nous en klaxonnant, pour la plupart ; nous on refait le monde, on rigole, on mange bien, on boit, l’eau tiède – chambrée au degré près pour faire le thé !- mais le rosé frais ; l’aïoli de Michel n’a pas son pareil, gare à lui le dimanche où il n’en apporte pas. Festival de salades, de pizzas, de tartes ; dimanches festifs, on est dix ou vingt, c’est selon.

Quand une action est prévue, on organise un atelier sur une table adjacente, ou bien accroupis par terre, pochoirs, pinceaux, cuter circulent en silence, il y a toujours une main pour couper, dessiner ou peindre, une autre pour ramasser les chutes de carton, faire le tour et chasser le moindre bout de plastique, un ballon éclaté, un bouchon égaré. On joue de la guitare, on entonne une chanson, on prévoit de chanter pour de bon des chants révolutionnaires ; Paulo a écrit un conte, il s’agit de le monter, avec des enfants, des marionnettes, nous ?

Pour l’instant nous couvons la braise, on fait vacances, mais utiles et réveillées. Nous n’allons pas tous partout, mais il y en a toujours dans une manif, une rencontre, une assemblée, une action de soutien.

Les puissants de ce monde qui nous méprisent tant mais qui ont tant peur, ne se donnent même pas la peine d’essayer de comprendre que l’intelligence conjuguée de tous ces humains les dépasse largement ; ils prennent nos cris de ralliement pour des enfantillages – dessiner des gilets jaunes sur l’asphalte ou sur des cartons que l’on accroche aux arbres ou placarde où l’on peut, chanter des hymnes qui se figent dans leur simplicité mais n’en ont que plus de force, scander des slogans opportuns- , ils prennent notre désorganisation pour de l’infériorité – nous refusons tout piège de structuration proposée par quelques-uns, tout mot d’ordre que nous ne nous sommes pas approprié, toute facilité tombée du ciel- ils ne voient pas qu’ils font une erreur politique qui nous avantage.

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Nous restons au maximum dans le secret ; c’est un défi de chaque instant puisque, dans le même temps il nous faut rallier les consciences en éveil, soutenir les combats, inviter les curieux à dépasser les a priori si largement dispensés par les médias aux ordres. C’est un travail lent puisqu’il rencontre à chaque instant des parasites fort plaisants : une bienveillance qui nous comble, une fraternité que l’on invente tout en ayant le sentiment de la revivre, inscrite en nous depuis tant de siècles, une créativité que l’on débride en partage rieur, une ambition dont on ouvre les vannes prudemment ; la volonté partagée de ne pas vouloir prendre le dessus ni, bien sûr, de laisser quiconque prendre le dessus ; quelque écrémage s’est produit déjà. Mais pas de luttes intestines : nous sommes unis dans un but lointain et encore informel qu’il nous faut préciser en en dessinant le chemin.

En réalité, nous vivons une période tellement formidable que nous ne comprenons pas bien qu’elle ne soit pas désirée par les autres !
La curiosité de l’autre, et sa rencontre, peut aujourd’hui se faire de manière simple : la porte a été ouverte sur la fraternité, après avoir été fermée à double tour, projets personnels à préserver du jaloux, nous a-t-on inculqué !
Notre propre créativité trouve aussi un espace : on est sautillant de caillou en caillou pour traverser le gué.

Aucune complaisance rencontrée, ce qui rend le sol solide sous nos pieds.
Un rond point c’est comme une équipe mais aussi une demeure en lieu-dit, il rencontre un autre rond-point, une autre équipe ; une famille rencontre une autre famille ; on s’acoquine d’autant plus fort que la distance qui nous sépare est courte. On s’organise en ronds-points associés – aux plus proches- ou jumelés à certains plus lointains. Chaque famille est plus ou moins harmonieuse, et les affinités entre ses membres crée une ambiance, une force particulière qui fait que chacun d’entre eux a son caractère spécifique et trempé , avec, commune, la volonté de rencontre, de communication et de partage. L’hospitalité est de mise mais comme dans tout groupe authentique ce sera au nouveau membre de s’adapter.

Il se tisse là des liens solides pour un tissu dans lequel nous taillerons des habits à notre mesure.

Quelque chose nous hante et embrume nos pensées : il nous est évident que nos aspirations, nos prises de conscience, nos partages sont communs à toute l’humanité, sauf les traîtres au pouvoir et leurs abjects affidés. Certes cela fait beaucoup de monde, mais en exclut beaucoup aussi. Les Gilets jaunes ne sont pas une race, une espèce, une variété d’humains, les circonstances de leur vie, de leur caractère, de leur histoire les ont mis debout pour ne plus jamais se coucher. Rien en eux ne voudrait lever des armées pour les emmener là où ils veulent, tout en eux voudrait convaincre leurs semblables qu’ensemble, nombreux, tout est possible.

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Certes des distances se sont créées, des fossés se sont creusés d’avec les nôtres qui-ne-comprennent-pas, parce que nous ne pouvons éviter de côtoyer, même aimer, des gens qui ne s’informent guère qu’au jus insipide autorisé, et qui s’imaginent que les GJ sont de violents imbéciles.
Si quelque part n’a jamais fleuri un désir d’élitisme, c’est sur les ronds-points.
Si quelque part n’a jamais persisté un désir de pouvoir, c’est sur les ronds-points.
Si quelque part s’est bien répandue la bienveillance fraternelle, c’est sur les ronds-points.

Ces ronds-points à propos desquels Mariette disait : si on m’avait dit que j’irais y pique-niquer tous les dimanches, avec bonheur, je ne l’aurais pas cru !
Ces ronds-points qui sont « chez nous », qu’on décore, qu’on habite, qu’on colore et sur lesquels on se montre dans notre dénuement, dans toute cette simplicité qui fait si peur aux bien-pensants. Comme une audace folle, être ensemble avec les inconnus d’hier et si chers maintenant.

Un rond point, c’est un foyer, ses habitants s’organisent en groupes particuliers ; aucun le même. Mais nulle part, autant que j’ai pu en rencontrer, la moindre trace de faux sentiments à la mode, juste une authenticité avec toutes ses variantes de déterminations, de la violence à la non violence, une écoute attentive ou respectueuse de tous ces tempéraments hauts en couleurs qui s’expriment clair et forts sans jamais s’imposer. Il y en a bien qui se reposent sur le plus dynamique, mais quand celui-ci flanche, la relève s’assure d’elle-même.

Plus fort que tout, ce qui nous lie. Et c’est littéralement neuf et formidable.
Pas un pour ne pas ricaner jaune devant le spectacle de toutes ces piscines bleues dans des carrés verts que l’hélico du Tour survole, par période de sécheresse, l’indécence nous étreint. Les anciens d’ici, qui ne se retrouvent pas tous sur les ronds points, disaient déjà que chez eux, par habitude, pas de piscine, pas de pelouse, pas de fleurs qui ne serait autochtone !
Les gitans ont envahi les quelques hectares de pré au bord du fleuve ; à ce propos une pudeur nous modère, ceux qui se sentent envahis par ce nombre, il est vrai impressionnant, de belles voitures et de somptueuses caravanes, ceux pour qui le respect de tous est quasi christique, et les autres amoureux romantiques des Roms. Mais nous sommes tous d’accord pour admirer avec le sourire leur démerde, à piquer le jus et la flotte gratos !

Et c’est dans cette pudeur que l’on ressent le plus notre lien, indéfectible. Pourquoi ? Si un jour quelque chose nous sépare, ce sera sans doute des engagements contraires pour des causes essentielles ; mais il semble bien que là nous soyons en harmonie.

Nous sommes tellement formidables que nous ne pouvons pas nous réunir sans qu’un étranger soit là, qui veut écrire un livre, qui veut faire un film, mais jamais il en trouvent un qui veut faire la vedette !
Nous sommes tellement incontournables, sur nos ronds points, que tout le monde nous tourne autour.

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Ah tous ces GJ, si mal dans ce monde d’artifices et d’hypocrisie, frustrés, contraints, qui, soudain, ont l’espace de donner le meilleur d’eux-mêmes humain.
Les nuits à faire des dessins sur les routes, qui seront jamais diffusés mais recouverts de peinture noire le lendemain, cependant vus par quelques-uns, et tant appréciés.

Ne croyez pas !! Des tempéraments, pas un pour se laisser marcher sur les pieds, pour faire profil bas ou la boucler, mais tous pour vouloir, ensemble, vaincre les difficultés. Sans jamais aucun reproche, et toujours avec des critiques.

Notre dernière sortie en public, hors manifestations du samedi, c’était pour acclamer les coureurs ; nous avions fait fort, la colline entière était toute vêtue de jaune, banderoles, panneaux, guirlandes de petits gilets taillés dans un rouleau de PQ ; nous étions tous en jaune, avec ou sans gilet tant il faisait chaud. Nous étions arrivés plus de deux heures avant l’arrivée de la caravane, ce qui nous avait laissé le temps de nous installer, poser le décor, manger, boire et rigoler avant de nous lever et tendre la deuxième banderole le long de la route. Les intérimaires de la caravane nous acclamèrent et nous jetèrent des cacahuètes même si les sponsors étaient des banques ou des agences immobilières : l’intérimaire est un gilet jaune qui s’ignore, et nous nous ferons fort de le lui dévoiler. L’éternité entre la caravane et l’arrivée des coureurs fut interrompue d’abord par une grosse Skoda remplie de gradés que l’on rassura en jurant que notre seule volonté était d’être vus pour montrer qu’on existe mais, oh, en aucun cas, casser le jeu, ou risquer l’accident, de cet évènement extrêmement populaire même si, hélas, pourri par l’argent. Puis une voiture de flics ordinaire arriva et se gara derrière, puis un, deux, trois, quatre cinq petits bus un peu nerveux ; le premier, je l’appris bien plus tard, était le panier à salade ; les autres étaient remplis de douze mecs armés pour de vrai.
Ils étaient cinquante-six et nous n’étions que seize, c’était ubuesque mais cela nous renseigna sur l’ambiance en commissariat : l’ennemi risque de sortir, cette nuit il a fait des dessins.

…On les nomme, on va les écrire : il y a des idées qui fusent de partout, et rien, rien, ne nous fera rentrer à la maison maintenant que l’on sait faire « tourner » les énergies. Et rien ne nous fera reculer parce que nous savons que tout va se durcir ; aujourd’hui c’est l’été, c’est potache, on recharge les batteries, la lutte pour la vie passe par la vie, ses joies, ses chaleurs amicales, ses courages, on sait reconnaître les amis, même potentiels, les péteux qui nous rejoindront, et ceux qui trahiront.

On œuvre pour la confluence des luttes.

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