Gagner la paix

Txetx Etcheverry

La fin définitive et sans ambiguïté de l’organisation ETA place aujourd’hui les Etats espagnol et français devant leurs responsabilités. Elle marque l’ouverture d’un nouveau cycle dans l’histoire du Pays Basque. Réflexion sur le devenir de la société basque après la dissolution de l’organisation clandestine et la rencontre internationale d’Arnaga du vendredi 4 mai à Cambo.

Une décision historique et sans ambiguïté

Dans le cadre d’un débat interne, lancé il y a plus d’un an par la direction d’ETA, 1077 militant.e.s (sur un total de 1335 ayant droit de vote) ont participé au vote ratifiant une décision historique et sans ambiguïté aucune : “l’organisation ETA a entièrement défait toutes ses structures. Elle a mis un terme à toute son activité politique. Elle ne sera plus un acteur qui exprime des positions politiques, engage des initiatives ou interpelle d’autres acteurs (…) ETA veut mettre un terme à un cycle dans le conflit qui oppose le Pays Basque aux États, caractérisé par l’usage de la violence politique (…) ETA est né du peuple et, à présent, elle se dissout en lui.” Le communiqué, daté du 3 mai 2018, est donc le dernier d’une organisation née en 1958, en pleine dictature franquiste.

Un processus unilatéral

Cette décision, approuvée par 997 votant.e.s —47 contre et 33 votes blancs ou abstentions, 288 militant.e.s n’ayant pas pu prendre part au vote, la majorité pour des questions techniques et certains parce qu’ils ne se sentaient plus légitimes pour participer à une telle décision— vient ainsi mettre un point final à 60 ans d’existence de l’organisation indépendantiste basque. Ce résultat est d’autant plus remarquable qu’il survient dans un contexte où aucun des gestes de bonne volonté réalisés depuis 2011 n’a reçu d’encouragements en retour de la part de l’État espagnol, bien au contraire. Depuis l’arrêt de la lutte armée en 2011, Madrid a entretenu les logiques de tension, voire les provocations. Des prisonniers soumis à des régimes d’incarcération très durs, se soldant en drames humains réguliers, aux procédures antiterroristes appliquées à des actes n’ayant pourtant rien à voir, comme dans l’affaire des jeunes d’Altsasu ; des déclarations belliqueuses, paroles et gestes humiliants, à l’alimentation permanente des rancœurs, clivages et logiques du passé ; l’attitude de Madrid suscite bien des interrogations.

S’agissait-il d’une volonté de pousser à la faute, de faire dérailler un processus de paix fragile car unilatéral ; ou juste le fruit d’une culture intrinsèquement liée au nationalisme espagnol ? Gagner ne suffit pas, il faut écraser totalement son adversaire, l’humilier, lui faire rendre gorge, l’obliger à se renier, quitte à risquer de finalement perdre, à court ou à long terme.

La Déclaration d’Arnaga

La rencontre internationale de Cambo, outre qu’elle reflétait bien la dimension historique du moment vécu par le Pays Basque, a pu mesurer le chemin parcouru depuis la Conférence pour la paix en Pays Basque d’Aiete en 2011, qui avait précédé l’annonce par ETA de sa décision d’arrêter définitivement la lutte armée. Une Déclaration d’Arnaga, signée par plusieurs des personnalités également présentes à Aiete, dont Gerry Addams, ex-président du Sinn Fein, et Jonathan Powell, ex-Chef de cabinet de Tony Blair et principal négociateur britannique lors du conflit en Irlande du Nord, a été lue ce 4 mai 2018 à Cambo. Elle pointe l’immobilisme de Madrid et les dangers qu’il fait courir à la dynamique d’apaisement en Pays Basque : “Nous avons suggéré que le dialogue entre le groupe (ETA) et le gouvernement espagnol se poursuive, et cela ne s’est pas fait (…) Il reste un certain nombre de questions à aborder, y compris celle des prisonniers et des personnes toujours en fuite. Il reste également des étapes visant à normaliser totalement la vie quotidienne et politique dans la région (…) Toute partie qui recherche à obtenir une victoire totale risque de voir le conflit réapparaitre comme nous en avons été témoins dans bien d’autres situations”.

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Chemin sans retour

Celles et ceux qui ont continué à travailler pour maintenir et approfondir les logiques et dynamiques de paix l’ont fait dans ce contexte hostile et difficile. La tentation du recours aux stratégies violentes ou aux résistances armées est toujours d’actualité (on peut l’observer en ce moment même en France avec les black blocks, les débats sur la fameuse “complémentarité des tactiques” jugeant légitime et efficace l’usage de la violence). La pédagogie catastrophique du gouvernement espagnol en Catalogne (même avec des moyens et une stratégie 100% non-violente, vous serez violemment réprimés et vous finirez en prison) ou en Pays Basque (notre attitude envers vous sera la même que vous pratiquiez ou que vous renonciez à la lutte armée) ne laisse guère d’illusions sur sa volonté d’apaisement ou de dialogue. Pourtant, le retour en arrière n’est pas une option et la décision d’ETA est sans appel. Elle marque l’ouverture d’un nouveau cycle dans l’histoire du Pays Basque.

Et maintenant ?

La fin définitive et sans ambiguïté de l’organisation ETA place aujourd’hui les deux États devant leurs responsabilités. Vont-ils à leur tour poser des gestes forts, d’une dimension historique, pour valider le chemin parcouru, pour contribuer à une paix globale et durable en Pays Basque, pour faciliter les bases d’un nouveau vivre-ensemble et d’une difficile mais nécessaire réconciliation ? Ou décideront-ils de continuer la stratégie de la tension en exigeant, par exemple, des prisonniers qu’ils renient leur passé ou formulent des demandes de pardon qui n’ont jamais été imposées aux franquistes, aux tortionnaires ou aux responsables des différents groupes para-policiers. Voire, comme l’ont déjà demandé certains dirigeants du PP (Partido Popular, au pouvoir en Espagne), de renoncer à leur projet “indépendantiste totalitaire” ?

Que fera la France ?

Jusqu’à aujourd’hui, le processus de paix a été quasi-totalement unilatéral, si l’on excepte les timides évolutions observées côté français. Après les événements de Louhossoa, l’État français s’est en effet légèrement démarqué de son homologue espagnol : changement de ton, décision de laisser faire et même de faciliter le désarmement complet d’ETA, ouverture d’un cadre de dialogue et de travail entre le ministère de la justice et une délégation du Pays Basque, première série de rapprochements de prisonniers basques.
Va-t-il aujourd’hui sortir de cette réserve et se montrer à la hauteur de la situation ? Cela signifierait au minimum la fin immédiate du régime d’exception pour tous les prisonniers basques incarcérés en France, et l’activation de toutes les procédures permettant de hâter leur libération.
Cela a déjà été fait pour d’autres et je n’ai pas vu l’État français protester ou s’y opposer. Les ministres, généraux, commissaires responsables du GAL, organisation ayant commis de nombreux attentats sur le territoire national français et fait près d’une trentaine de morts avaient été condamnés par la justice espagnole à des peines de 70 ou 75 ans de prison. Le GAL avait arrêté ses activités, ses responsables ont vu leur peines suspendues après seulement trois ou quatre ans d’incarcération. Qui a protesté côté français ? Et pourtant que je sache, le GAL, lui, n’a jamais rendu ses armes, ne s’est jamais dissout et n’a jamais demandé pardon.
Le gouvernement français pourrait également plaider auprès de Madrid une autre attitude dans la gestion de ce dossier. Après l’avoir fidèlement suivi pendant 30 ans dans ses logiques de répression et de politiques d’exception, ne serait-il pas temps qu’il lui montre qu’une autre voie est possible, bien plus favorable à l’apaisement immédiat, à la suppression des foyers de tension, au dépassement des haines, à la construction d’un avenir moins gangrené par les désirs de revanche ?

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Désarmer la parole

Pour l’instant, il est clair que l’État espagnol ne se situe pas du tout dans une telle logique. Il n’a répondu à chaque pas effectué par ETA qu’en formulant chaque fois de nouvelles conditions et de nouvelles menaces. Jamais il n’a tenté de désarmer les paroles, d’apaiser le climat ambiant en Espagne. Au contraire, on assiste dans la presse, autour des associations de victimes, des partis politiques, à une surenchère d’exigences à sens unique. Oubliant les crimes du franquisme, de la police et de la Guardia Civil commis après la mort de Franco, des groupes para-policiers, les milliers de cas avérés de torture, dans un pays où l’on en est encore à rechercher les corps des fusillés de 1936 ; il n’est question que de faire payer durement et jusqu’au bout les militant.e.s de l’organisation ETA. Pas question de regarder vers l’avenir et de voir comment ouvrir, entre toutes et tous, une nouvelle page de l’histoire du Pays Basque qui mette définitivement un terme à cette violence et à ces haines. On focalise sur une partie du passé, celle des violences d’ETA. Le débat doit se concentrer sur une partie des conséquences du conflit pour mieux ignorer ses causes, pour ne surtout pas les aborder.

Gagner la paix

Cette attitude peut fonctionner à court terme, mais risque bien de se retourner peu à peu contre ses tenants. Après 80 ans de violences politiques ininterrompues, la majorité de la société basque a depuis longtemps déjà une forte aspiration à la paix et à une convivialité sereine. C’est notamment pour cette raison là que la lutte armée d’ETA est devenue chaque fois moins soutenue, moins assumée. Et c’est également pour cette raison que celles et ceux qui seront identifiés comme essayant d’empêcher de fermer cette page et d’en ouvrir une nouvelle en paieront un coût politique grandissant au fur et à mesure que le temps passera. La perception de l’opinion internationale va également se modifier au fur et à mesure que les années s’écouleront. Plus le temps va passer et plus les gens verront apparaître la globalité des 80 années d’affrontement armé vécues par le Pays Basque et pas uniquement ces dernières décennies. Le recul permettra de mieux appréhender les responsabilités historiques de chaque camp. Et sans lutte armée pour justifier ses dérives autoritaires, le roi est plus nu que jamais.
Ce qui se joue en fait, maintenant qu’un des principaux protagonistes a abandonné le camp de la guerre, c’est la bataille de la paix. L’État espagnol n’a de cesse de clamer qu’il a gagné la guerre. Mais s’il se refuse à rentrer sur le terrain de la paix, il aura chaque fois plus de probabilités de perdre ce nouveau combat. Car la confrontation entre le Pays Basque et Madrid est loin de s’être dissoute avec ETA. Elle s’est déplacée sur un terrain plus en adéquation avec la volonté majoritaire de la société basque ; un terrain où la toute puissance militaire, policière, technologique de l’État espagnol sera loin d’être un avantage décisif.
On a bien vu les efforts qu’il a déployés pour retarder au maximum ce moment, pour maintenir artificiellement une situation de tension et les logiques du passé. Mais en un peu plus d’un an, il n’a pu empêcher un certain nombre d’initiatives de marquer les esprits : la “bataille” du désarmement, la reconnaissance et le regret par ETA des souffrances et dégâts irréparables causés par le conflit et aujourd’hui cette disparition sans ambiguïté de l’organisation armée qui va considérablement modifier le contexte et les perspectives. Au delà des effets de manche, des appels à la vengeance, des parades de matamore triomphant, à cause de son intransigeance, de sa logique guerrière et de sa volonté d’écrasement total, l’État espagnol a peut-être déjà commencé à perdre la bataille de la paix.

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