France: Le plus grand acquis des Gilets jaunes: la reconstitution du lien social

Par Bruno Drweski

Depuis ce matin samedi 8 décembre, des manifestants pacifiques mais très en colère se sont rassemblés sous les gaz et les flash ball, entre l’Arc de triomphe et le bas des Champs-Elysées, non loin du Palais où réside le président de la France. La police française, mais aussi des policiers privés d’agences de sécurité recrutant en particulier des anciens de la légion étrangère et on parle même dans les médias de policiers venus de pays étrangers, est prête à l’attaque, avec des chiens policiers que j’ai vus avec leurs maîtres policiers en haut d’une des avenue proche de l’Arc de triomphe. Comme personne ne saccage rien, la police n’a pas le prétexte pour attaquer les manifestants, il semblerait qu’elle a comme consigne d’envoyer constamment et sans aucune raison des gaz pour provoquer une colère débouchant sur des actes de violence, et avoir du coup un prétexte pour réprimer. Ce scénario n’a pas vraiment marché aujourd’hui, les manifestants ont globalement gardé encore une fois leur sang froid.

Alors, que depuis le début du mouvement des Gilets jaunes, les manifestants ont tout fait pour éviter de poser des revendications qui pourraient provoquer des divergences, des militants qui se sont révélés liés à l’extrême droite ont tenté cette fois-ci une opération en organisant un rassemblement sur les Champs-Élysées avec des haut-parleurs. Ils ont d’abord reçu des applaudissements de la part des manifestants tant qu’ils exigeaient l’institution du referendum d’initiative populaire mais quand ils ont commencé à parler « d’invasion migratoire » en mentionnant le sommet de l’ONU de Marrakech sans en détailler les sordides décisions, les manifestants rassemblés autour d’eux leur ont criés en leur disant de ne pas diviser le mouvement. Ces militants sont partis vite et on ne les a plus revus.

Les télévisions étrangères sont assez présentes et sont applaudies, russes, turques, japonaises, canadiennes, libanaises, iraniennes, etc. Sauf RTL, je n’ai pas vu s’étaler sur les Champs-Élysées de médias français, sans doute car ils sont devenus très impopulaires parmi les manifestants qui ont pu constater à quel point ils falsifiaient les choses en grossissant certains faits et en mentant sur d’autres. Cette semaine, Ruth Elkrief, une des journalistes vedettes de la très pro-régime BFM TV, a tancé un gilet jaune lors d’un « débat » parce qu’il avait osé dire que la police les avait gazés lors de la précédente manifestation en lui disant qu’il n’avait pas le droit d’employer le mot « gazé » qui doit rester réservé aux seules victimes d’Auschwitz. Ce qui a choqué beaucoup de Gilets jaunes pour qui les mots de la langue française font partie d’une langue vivante devant rester vivante et devant permettre de décrire les choses telles qu’elles sont. Chimiquement. Et moralement.

Les manifestants sur les Champs-Élysées étaient globalement calmes mais ils étaient très en colère vis à vis de Macron qui n’a toujours pas répondu aux exigences et refuse toujours de s’adresser au peuple. Le régime est jugé comme manquant de respect pour le peuple,alors qu’il envoie en plus en permanence des gaz sur les manifestants pacifiques pour les provoquer et ensuite condamner les violences réactives. Entre les salves de gaz ou de flash ball, les manifestants discutent pourtant. J’entends beaucoup de questions sur l’Union européenne et aussi sur la nécessité de réunir des assemblées populaires locales à la base, dans les quartiers, les petites villes, les villages, les entreprises, pour contrôler les pouvoirs et les activités des élus. L’idée d’une sixième République est désormais sur beaucoup de lèvres. Dans les faits, même si les manifestations prennent rarement une couleur politique affirmée, les revendications sont largement de type égalitariste, et très largement proches des revendications traditionnelles de la gauche. De fréquents rappels aussi de moments ou de symboles liés à la Révolution française (Macron=Marie Antoinette, les cahiers de doléances, le droit de contester la légalité et la monarchie, la Marseillaise, etc.). Les militants de gauche, à part quelques syndicalistes SNCF, CGT ou SUD, sont rarement présents de façon visibles.

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Par rapport aux manifestations des samedis précédent, je note une affluence de jeunes lycéens et une diminution du nombre de retraités. Une relève est-elle en train de se préparer ?  Au moment où les policiers commencent à fatiguer. En tous cas, toujours beaucoup de provinciaux parmi les Gilets jaunes qui ont afflué ce samedi vers la capitale. Ce qui compte en finale, c’est que la masse des gens plus ou moins conscients politiquement et qui manifestaient sans aucun résultat depuis des années lors de « journées d’action » syndicales, a été remplacée par une masse de personnes sans « culture politique » qui ont mûri politiquement en trois semaines et amené la « France périphérique » au centre du débat. C’est désormais quatre Français sur cinq qui ont concrètement pris position contre les politiques néolibérales pratiquées depuis une trentaine d’années.

La gauche institutionnelle a largement préféré manifester séparément dans les quartiers traditionnels de la gauche, des quartiers anciennement ouvriers mais devenus plus « bourgeois de gauche ». Du coup, là-bas et malgré des symboles ou des pancartes anti-capitalistes, presqu’aucun policier, d’où le fait que, une fois la manifestation terminée place de la République les quelques violences de la journée se sont concentrées sur cette place de la part de « casseurs » sans lien avec la manifestation. Les policiers étaient tous autour des Champs-Elysées à traquer le « nouveau peuple » venu à la politique.

Sur les Champs-Elysées, les lycéens ont apporté une nouvelle touche quartier populaire d’origine en partie immigrée. Globalement, les immigrés n’osent cependant toujours pas manifester, effrayés qu’ils ont été par plusieurs années de pilonnage islamophobe et anti-terroriste et par plus de 5 000 perquisitions de nuit dans les domiciles lors de l’état d’urgence dont les dispositions ont désormais été inscrites dans la loi commune. Les lycéens viennent en petits groupes de copains et c’est eux qui apportent à la manifestation cette nouvelle touche de diversité.

Pendant la semaine qui a précédé, les médias ont bombardé l’opinion en parlant des violences, des casseurs et en répétant que ceux qui viendraient ce samedi seraient forcément des manifestants violents, des extrémistes décidés à détruire, voire « à tuer » ! Cette propagande visait à créer un « parti de la peur » contribuant à diminuer le nombre de manifestants et à légitimer une « reprise en main » du pays par le régime actuel. Malgré tout cela, un sondage IFOP publié à la veille de la manifestation montrait que 78 % des Français soutenaient toujours les revendications des gilets jaunes.

Dans les quartiers populaires à prédominance immigrée, les habitants et les jeunes ont reçu à côté du pilonnage télévisuel, des masses de messages whatsapp ou twitter diffusés par des soi disant musulmanes ou musulmans qui disaient en gros que les musulmans ne devaient pas aller manifester car la police allait s’attaquer tout particulièrement aux personnes à la peau plus sombre et que les manifestants « blancs » de toute façon voulaient « vous enlever la seule chose qui vous reste, votre religion ». Et que les lycéens de banlieue qui se sont joints au mouvement de mobilisation des lycéens qui s’est répandu au cours de la semaine dans toute la France et s’opposant à une nouvelle réforme de l’éducation étaient bêtes car ils se sont laissés manipulés par des ennemis de Dieu, des Arabes et des Noirs. Ces rumeurs expliquent pourquoi la plupart des Arabes ou des Noirs d’origine qu’on rencontre parmi les manifestants sont venus avec des petits groupes de lycéens ou parfois d’ouvriers de petits établissements de province. Ils manifestent car ils font partie d’un groupe soudé.

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Selon toute vraisemblance, cette campagne de peur visant toute la France d’un côté et les immigrés en particulier de l’autre provient des cercles du pouvoir et des services spéciaux de la police. Mes amis dans la banlieue, des militants associatifs ou de mosquées, me disent que les musulmans soutiennent massivement les gilets jaunes, ce qui reflète bien sûr leur situation de classe, mais  qu’ils ont effectivement peur de venir manifester pour ne pas concentrer sur eux l’attention de la police et des médias. J’ai d’ailleurs rencontré en quittant la manifestation un jeune ouvrier qui voulait rentrer chez lui la nuit tombée et qui regardait un plan de Paris sans trop savoir où aller. Comme je venais de renseigner à côté quelques provinciaux perdus à Paris, je me suis adressé ensuite à lui qui semblait tout aussi perdu en lui demandant s’il cherchait son chemin et s’il venait lui-aussi de province. C’était un jeune ouvrier d’origine algérienne vivant dans la proche banlieue, à Massy, mais qui n’était jamais venu de sa vie à Paris (voilà la réalité d’une société atomisée par le capitalisme néolibéral, on peut habiter à cinq stations de métro express de Paris et ne jamais y avoir mis les pieds!!!). Je l’ai donc accompagné vers une station de métro éloignée et encore ouverte, et nous avons discuté en route. Il m’a dit que c’était la première manifestation à laquelle il participait car, jusque là, il avait peur d’y participer vu la couleur de sa peau. Ce ne sont pas les manifestants qui lui faisaient peur mais les policiers et les journalistes français. Il m’a ensuite dit que, selon lui, de toute façon, la France ne reviendrait plus jamais à ce qu’elle était il y a trois semaines car le peuple avait mûri, en particulier les personnes de la France périphérique qui ont découvert qu’ils pouvaient penser par eux-mêmes et qu’une masse de gens pensaient en plus exactement comme eux.Ne sachant pas qui j’étais, il m’a pourtant d’emblée posé dès la seconde phrase : « Monsieur, est-ce que vous pensez que toutes les exigences des manifestants pourront se réaliser si la France ne quitte pas l’Union européenne ? » …J’ai effectivement constaté que, contrairement à ce qui se passait lors des précédentes manifestations à Paris, cette fois-ci la question de l’Union européenne était bien sur les lèvres. Au départ, lors des deux premières manifestations, ce n’était que la question des paradis fiscaux, de l’évasion fiscale, maintenant c’est celle de créer des assemblées populaires permanentes et de réfléchir sur ce qu’est réellement l’UE.

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Je ne sais pas ce qui va se passer car tout est encore soudain et désorganisé mais, effectivement, le peuple a muri et quelque soit la suite des événements, la France ne pourra plus jamais être ce qu’elle a été. Merci Macron et les ingénieurs de son casting ! Le peuple a repris conscience de sa force et de la déliquescence intellectuelle et morale des élites possédantes et gouvernementales. Le pouvoir semble ne pas encore avoir bien saisi ce fait qui lui apparaît encore comme une incongruité comparable, et souvent d’ailleurs comparée d’ailleurs, à celle de la reine Marie-Antoinette incapable de comprendre ce qu’est la misère jusqu’au moment où elle fut internée à la prison de la conciergerie. Là, en quelques semaines tragiques pour elles, elle mûrit et devint adulte. Pour le poupon toujours assez peu pubère qui hante le palais présidentiel, omnubilé par les gros banquiers, les matrones protectrices et les racailles viriles, c’est sans doute aussi encore le cas. On peut penser que certains notables plus perspicaces « vieille France » ou « nouvelle bourgeoisie mondialisée » ont compris qu’il va falloir sacrifier quelques unes de leurs pousses devenues boucs émissaires, voire Macron lui-même. Leur problème, c’est qu’il n’y a aucun politicien français, hormis peut-être Melenchon, qui a encore la moindre autorité morale dans le pays et que le mouvement des gilets jaunes n’a pas encore débouché sur de nouvelles formes d’organisation politique et sociale tandis que la base des syndicats et des partis de gauche, ainsi que certains syndicats comme la fédération de chimie CGT ou la région centre de la CGT et celle de Marseille, ont déjà manifesté leur sympathiepour le mouvement des Gilets jaunes. Mais le gouvernement n’a pas encore d’interlocuteur crédible.

Autre acquis du mouvement populaire, la fraternité qui s’est répandue dans les rues de Paris entre personnes originaires de différentes régions, de différentes classes populaires, de différentes générations, de différentes religions ou origines et qui a reconstitué des liens sociaux là où l’atomisation sociale, la mondialisation capitaliste, l’individualisme bourgeois et petit-bourgeois avaient laissé les gens seuls, en particulier dans les régions reculées du pays qui ont découvert qu’elles souffraient comme le reste du pays, voire plus, et qu’elles en font donc bien partie. Désormais, il y a une France des quatre cinquième des « hors système » et un petit cinquième de « in the system » hésitant entre durcissement et concessions. Dans une Union européenne en crise et à la veille d’élections qui seront d’autant plus hasardeuses depuis les gilets jaunes, dans une OTAN en crise, dans un capitalisme en crise et dans une démocratie libérale en crise. Cela fait beaucoup en même temps, car la France n’est qu’un des points de la fièvre dans un corps malade qui englobe tout l’espace mondialisé.