Entretien de Jean-Pierre Chevènement à El Confidencial, propos recueillis par Hernan Garces, Pere Rusinol, lundi 6 avril 2020.
Par Jean-Pierre Chevènement
- El Confidencial : Dans votre récente interview à L’Express vous indiquiez à propos de la gestion de la crise du Covid-19 que certaines élites politiques « ne sont pas naturellement amenées à penser autrement. Ils ont été éduqués dans ce système. Ils croient être à l’avant-garde mais, bien souvent, ils retardent d’une guerre. Et l’on est en train de le voir. » Pouvez-vous développer cette idée ?
Jean-Pierre Chevènement : Cette pandémie révèle les dépendances et les fragilités que nous avons laissé s’accumuler au fil de trois décennies de mondialisation. Naturellement, ces dépendances et ces fragilités résultent de la mise en œuvre d’une philosophie économique, celle de Friedrich Hayek et Milton Friedman, qui considéraient qu’il fallait laisser chaque acteur individuel optimiser ses calculs économiques et qu’il en résulterait la plus grande croissance possible au niveau global. Cette vision économiciste aujourd’hui montre ses limites. L’aspect stratégique a été totalement négligé et le souci de sécurité légitime qui fonde le pacte entre l’État et les citoyens a été méconnu. Dans le domaine de la santé, c’est l’évidence, mais aussi dans le domaine de l’énergie, l’agriculture et la défense. Ce n’est pas impunément qu’on laisse la moitié de l’industrie se délocaliser à l’autre bout du monde.
- Cela se passe ainsi dans tous les pays ?
Pas exactement. C’est plus vrai pour la France, pour la Grande-Bretagne, et peut-être pour l’Espagne. Mais l’Espagne quand même a laissé se créer une dépendance excessive par exemple dans le domaine du tourisme ou du bâtiment. Aucun pays ne peut fonder son avenir sur des spécialisations trop étroites. Et il appartient à chaque État de tout faire pour préserver son tissu industriel ou le reconstituer quand il l’a laissé s’effilocher. C’est le sens de la déclaration qu’a faite Thierry Breton, le commissaire européen au Marché intérieur, qui a souligné l’importance pour chaque État de sauver son propre écosystème.
- Et qu’est-ce qui les empêche de changer d’état d’esprit ?
Depuis trente ans, les jeunes générations ont été élevées dans le culte d’une certaine doxa libérale, pour ne pas dire ultra libérale. Nos élites se sont comportées comme si les nations n’avaient plus d’importance, comme si elles-mêmes vivaient dans un univers plat, où les obstacles, les frontières auraient disparu. Les valeurs du patriotisme, du service public, du civisme ont beaucoup décliné. Un hyper individualisme s’est répandu et s’agissant des élites, des essayistes américains comme Christopher Lasch, ont pu parler de sécession des élites parce que celles-ci ne se sont réellement plus préoccupées du destin des couches populaires. Il y a eu une véritable rupture de solidarité.
- Cela dit, cela pourrait-il être réversible ?
Une véritable révolution culturelle serait nécessaire pour que les élites se réapproprient un certain nombre de valeurs de solidarité. Chaque pays doit faire son examen de conscience. Nos élites doivent cesser de concevoir le monde à l’aune de leurs seuls intérêts égoïstes. Ne posons pas un bloc élitaire et un bloc populiste. Pensons l’avenir sur la base d’un bloc interclassiste rassemblant à la fois des élites conscientes de leur responsabilités et des couches populaires qui naturellement doivent avoir un horizon plus vaste que la simple contestation au jour le jour.
- Le Président de la République a affirmé que cette crise « nous enseigne que sur certains biens, certains produits, certains matériaux, le caractère stratégique impose d’avoir une souveraineté européenne. Produire plus sur le sol national pour réduire notre dépendance et donc nous équiper dans la durée ». En qualité d’ancien ministre de l’Industrie, partagez-vous cet avis ?
Je me réjouis de voir que le Président de la République Emmanuel Macron, s’est exprimé dans le sens d’une réappropriation par l’État de ses responsabilités. Il est tout à fait dans son rôle, car le Président de la République, tel qu’il a été conçu dans notre Constitution par le Général de Gaulle, est le garant de l’intérêt général, du long terme, de la longue durée.
Et par conséquent, cette correction de tir ne doit pas être mineure ou circonstancielle et c’est fondamental pour faire en sorte que nous puissions sortir en pas trop mauvais état de la crise qui s’est abattue sur nous. Le Président de la République évoque à la fois une production sur le sol national et une souveraineté européenne. Je crois que nous sommes là, au cœur d’une question fondamentale qu’est-ce que l’Europe peut imposer ? A-t-elle la capacité de le faire ? Est-ce que la Commission européenne, qui ne donne généralement son avis que sur le fondement de la concurrence, peut désormais définir une politique industrielle à l’échelle de l’Europe ?
- Pensez-vous qu’elle le puisse ?
Je crois qu’il ne faut pas trop lui en demander, si elle peut le faire pour des industries clés, comme par exemple l’automobile pour la fabrication des batteries électriques puisque nous sommes actuellement dépendants de la Chine. Elle doit pouvoir le faire dans le domaine du numérique et soutenir les rares entreprises européennes présentes dans ce secteur. Ce qui est d’une importance décisive, c’est ce qu’a précisé Thierry Breton, c’est que sur le sol national, on fabrique par exemple des respirateurs, des substances médicamenteuses qui aujourd’hui sont fabriqués à 80 % par la Chine. Les entreprises doivent penser à relocaliser leurs chaînes de valeurs et leurs production pour mettre un terme à des fragilités insupportables. C’est toute une reconstruction, un peu comme après 1945. Une reconstruction de notre tissu industriel et de nos capacités technologiques. Cela demandera beaucoup d’argent. Et c’est là qu’intervient une nécessaire solidarité européenne. L’Europe doit être capable de s’endetter à très long terme.
- Comment le faire ?
On peut imaginer des mécanismes de mutualisation financière au prorata de la richesse et de la population de chaque État. Pour faire face à une pandémie mondiale, la solidarité européenne doit se manifester. En tout cas l’orientation dessinée par Emmanuel Macron est évidemment en rupture avec la pensée de la mondialisation libérale qui a prévalu depuis trente ans. Il faut maintenant que les actes suivent. Il faut qu’on recrée un véritable ministère de l’Industrie.
- Le Ministre de l’Économie et des Finances, M. Bruno Le Maire a affirmé sur la relation franco-allemande et sur l’Union Européenne : « Nous sommes à un moment critique de la construction européenne. L’Europe doit s’interroger sur sa vocation politique. Si nous ne sommes qu’une somme de nations qui ne pensent qu’à elles, le projet européen mourra. » Quel est votre avis sur le sujet ?
Je crois que le diagnostic de Bruno Le Maire est assez juste, il faut que l’Europe manifeste une capacité de solidarité dont jusqu’à présent elle n’a pas su faire preuve. On se rappelle la manière dont a été traitée la crise de l’euro. L’intervention du Fonds européen de solidarité a été toujours gagée par des plans de restriction et d’austérité qui ont coûté très cher à tous les pays impliqués. On ne peut pas rééditer cette expérience, il faut aller vers une forte mutualisation et si ce n’est pas possible et bien il faudra savoir en tirer les conséquences. S’il est clairement démontré que les pays de l’Europe du Nord – je pense aux Pays-Bas, à l’Allemagne, à la Finlande et l’Autriche –, s’il est clairement démontré que ces pays refusent toute perspective de mutualisation il faudrait en tirer les conséquences. Non pas renoncer à l’idée européenne mais introduire des souplesses, des flexibilité dans le fonctionnement de l’euro et en faire une monnaie commune plutôt qu’une monnaie unique.
- Dans une récente interview, l’économiste belge Bruno Colmant (PDG de la Banque Degroof Petercam) a affirmé que « l’Europe (dans la crise de 2008) a eu une réponse de contraction en se focalisant sur le respect des déficits et de l’endettement. L’euro est devenu une prison, là où on aurait dû avoir une politique keynésienne expansive ». Partagez-vous cet avis ? Est-ce raisonnable que la viabilité économique d’autres pays, comme l’Espagne ou la France, soit dépendante de la politique monétaire exigée par l’Allemagne et d’autres pays ?
M. Colmant ne fait que rappeler ce qui s’est passé, une politique de contraction budgétaire dont a découlé une stagnation économique de longue durée. On peut dire que l’Europe n’est pratiquement pas sortie de la crise de 2008. Ou du moins, que sa croissance a été durablement cassée depuis une dizaine d’années. L’application des mêmes remèdes aboutirait à un déclassement de l’Europe à l’échelle mondiale. Nous devons être capables de penser à un endettement à très long terme avec des mécanismes de dette perpétuelle. Il faut mettre sur pied des mécanismes de solidarité financière qui donnent à l’Europe un contenu politique.
Sinon, effectivement, si l’Allemagne impose son ordo libéralisme, c’est à dire la réduction à zéro des déficits budgétaires et la réduction à 60 % des taux d’endettement, nous irons à la catastrophe. Le moment est venu d’une rupture nette et franche. Ce problème doit être politiquement posé comme il l’a été à l’initiative d’ailleurs de l’Espagne et de l’Italie, appuyée par la France et quelques autres pays.
On ne peut se contenter du Mécanisme Européen de Solidarité actuel, dont la mise en œuvre est gagée par des politiques extrêmement restrictives. Ce n’est pas sérieux, il faut inventer un remède qui soit à la mesure de cette catastrophe imprévue qu’est la pandémie du coronavirus.
- Selon Edward Luce, Rédacteur en Chef du Financial Times aux Etats-Unis, la réélection de Donald Trump signifierait un changement permanent de la république américaine. Depuis le début de la crise du Covid-19 sa popularité n’a fait qu’augmenter. Compte tenu du mépris de l’administration Trump envers l’Europe, l’Europe devrait-elle remettre en question ses alliances ? Faudrait-il mettre à jour l’idée du général de Gaulle d’une Europe « de l’Atlantique à l’Oural » ?
Face à certains événements majeurs qui nous rappellent le sens tragique de la vie, il faut garder son sang-froid. Les États-Unis sont attaqués par le coronavirus, comme tous les autres pays. Les États-Unis ont tendance à donner la préférence aux remèdes qui les concernent, comme chaque pays, il faut éviter le sauve-qui-peut général.
C’est à l’Europe, et en particulier nos pays, de prendre l’initiative d’une sorte de grand New Deal à l’échelle mondiale, ce que les Américains avaient su faire dans les années 1930-40. L’Europe pourrait inviter les Etats-Unis et la Chine à coopérer avec elle pour aider les pays africains ou bien les pays du sous-continent indien particulièrement éprouvés. C’est l’humanité tout entière qui doit faire face. Si j’en reviens à l’Europe, nous ne devons pas voir se creuser une désastreuse fracture entre les pays riches du Nord et les pays du Sud qui le sont moins. Nous devons absolument penser l’Europe comme un troisième acteur au niveau mondial, sinon nous tombons dans la dépendance à la Chine et des États-Unis, comme on le voit sur le plan sanitaire vis-à-vis de la Chine ou sur le plan de l’extraterritorialité du droit américain que les États-Unis imposent grâce au rôle du dollar, seule monnaie mondiale. Donc c’est une refondation des relations économiques internationales qu’il faut promouvoir, y compris du système monétaire.
- Comment ?
Faire de l’euro une monnaie de réserve mondiale, s’affranchir de la tutelle excessive du dollar. L’Europe à 27 ne suffit pas, nous devons retisser des liens avec la Grande-Bretagne et en façonner d’autres avec la Russie. Vous avez justement insisté sur le fait que la Russie est un pays européen et que l’Europe si elle veut avoir la possibilité de s’exprimer dans le monde de demain, doit rassembler tous les peuples européens, de l’Atlantique au Pacifique. Donc, naturellement, cela implique que nous soyons capables de définir une architecture de sécurité à l’échelle européenne. C’est ce que le Président Macron a proposé. On ne peut pas imaginer une nouvelle guerre en Europe. Nous n’allons pas nous lancer dans une nouvelle course aux armements. Nous devons régler les problèmes de l’Ukraine, faire en sorte que l’Ukraine, puisse disposer d’un statut de neutralité garanti par toutes les grandes puissances. Et puis créer avec la Russie une coopération sur toutes les technologies de pointe car la Russie car c’est grand pays scientifique.
Je veux terminer cette interview en disant que ma pensée va vers le peuple espagnol, rudement éprouvé. Après l’Italie, c’est le peuple d’Europe aujourd’hui qui est le plus éprouvé. Naturellement, la France suit à petite distance. Nous sommes tous dans le même bateau et nous devons être capables de faire triompher cette idée de la solidarité, ceux qui la partageront fixeront les limites de l’Europe de demain.
Source : El Confidencial