En banlieue de Thessalonique, en Grèce, des travailleurs fabriquent et vendent des savons écolos sans patron. Voilà dix ans que la faillite de leur entreprise les a poussés à occuper l’usine et faire le choix, heureux, de l’autogestion.
22 novembre 2021
« Il y a de la feta, de l’ouzo, du pain… Mangez avec nous ! » Il est 13 h 30 à Thessalonique, dans le nord de la Grèce, et c’est la fin de la journée de travail pour les ouvrières et ouvriers de l’usine VioMe [1]. Comme tous les jours, ils se retrouvent autour d’une grande table devant l’usine, discutent, boivent et mangent avant de rentrer chez eux. Leur histoire est un conte anticapitaliste que les milieux militants grecs aiment à raconter et qui inspire de nombreuses luttes.
En 2011, au plus fort de la crise économique, Filkeram & Johnson — le propriétaire de l’usine et l’un des principaux fabricants de matériaux de construction en Grèce — faisait faillite. Des centaines de personnes risquaient d’être licenciées, de nombreux salaires impayés. Qu’à cela ne tienne, les travailleurs réunis et déterminés décidèrent d’occuper l’usine. Occuper pour garder le matériel de production dans les locaux, occuper pour ne pas se résigner à la loi du marché, et réfléchir à une solution pour sauver les emplois. Sans salaire, ils ont pu compter sur la solidarité de nombreux collectifs de la ville qui ont organisé concerts et festivals de soutien, et de toute la société civile grecque. Les mois furent durs pour les travailleurs en lutte, et certains quittèrent l’usine.
- « VioMe n’est pas en vente, l’usine appartient aux travailleurs », lit-on dans l’entrepot où sont stockés les produits finis. © Justin Carrette/Reporterre
Après deux ans d’occupation, ils créèrent la coopérative VioMe et relancèrent la production. Finis, les matériaux de construction, la poussière et les produits chimiques. « Au départ, on a cherché à produire les même matériaux de construction que l’on fabriquait avant. Mais la demande était très faible durant la crise économique, il n’y avait plus de chantiers. On nous a suggéré de trouver des produits qui pourraient être plus utiles à la société », raconte à Reporterre Fotini, jeune chimiste à VioMe, qui a rejoint l’aventure en cours de route. « Après de nombreuses recherches, on s’est tourné vers la fabrication de nettoyants et de produits d’entretiens naturels et biologiques. Ces produits sont très abordables et on les trouvait très peu dans les supermarchés grecs. »
- Les moules qui sont utilisés pour mouler le savon. © Justin Carrette/Reporterre
Depuis, l’expérience autonome de VioMe se poursuit. Après la création de la coopérative en 2013 et la relance de la production, collectifs, coopératives, squats et associations se sont rapidement mobilisés pour proposer à la vente les produits de l’entreprise, en Grèce comme ailleurs. [2] Cela a permis de conserver une dizaine d’emplois sur le site, mais les travailleurs doivent toujours faire face à de nombreuses pressions des pouvoirs publics. Ces dernières années, l’électricité a été coupée à plusieurs reprises sans avertissement, pour cause de factures impayées par l’ancien propriétaire, mettant en péril la production. Là aussi, les travailleurs auto-organisés de VioMe ont trouvé la parade. Après une campagne de financement, ils ont pu acquérir un générateur à diesel pour alimenter l’usine et être totalement indépendants. « Ce n’est pas une solution à long terme et cela nous revient beaucoup plus cher vu le prix du pétrole, mais nous n’avons pas d’autre solution pour le moment », dit Fotini en haussant sa voix pour se faire entendre malgré le bruit de la machine.
- Fotini à son bureau, avec l’écran permettant de surveiller l’entrée de l’usine. © Justin Carrette/Reporterre
Dimitris, lui, travaille ici depuis longtemps, bien avant la faillite de 2011. Il était là quand il y avait un patron et une hiérarchie. Sa veste sans manches et sur laquelle est brodé « VioMe 2006 » est d’ailleurs un vestige de l’époque. La coopérative est désormais son usine, son matériel, et il aime faire visiter les lieux, déambuler dans les entrepôts pour expliquer l’histoire de ces murs et le processus de fabrication des différents produits. « Ici, on est dans le laboratoire. C’est là que travaille Fotini », dit-il. La jeune chimiste est en effet assise à son bureau. « Les savons sont à base d’huile d’olive biologique, un produit abondant dans notre pays. Quant aux nettoyants naturels, ils sont produits à base de savon, de vinaigre, d’huile de coco ou de ricin etc., et contiennent des matières premières d’origine végétale provenant de sources renouvelables et non de sous-produits du pétrole », détaille Fotini.
- Plusieurs variétés de savons sont proposés à la vente à Thessalonique, mais également dans des coopératives françaises et dans le monde. © Justin Carrette/Reporterre
« Nous avons des relations avec beaucoup d’associations et de collectifs écologiques radicaux. Il faut prendre cette lutte de manière holistique, et ce n’est certainement pas compatible de vouloir protéger l’environnement tout en maximisant les profits des grandes entreprises », poursuit Dimitris.
« Ouvrier, chimiste, ingénieur ou livreur, tout le monde a le même salaire »
Après le laboratoire, Dimitris poursuit la visite en présentant l’entrepôt où sont mélangés les composants des différents produits dans des grandes cuves en acier. Des travailleurs terminent leur journée de labeur. « Toutes les personnes que vous voyez dans l’usine — ouvriers, chimistes, ingénieurs ou livreurs — ont le même salaire. Toutes les décisions sont prises en commun et à l’unanimité lors de nos assemblées tenues à 7 h tous les matins. Hier, on a discuté de votre venue par exemple », explique Dimitris. « C’est un petit salaire qu’on touche pour l’instant, mais avec notre production, notre modèle économique est stable, on est même arrivé à recruter deux personnes récemment. »
- Euripide revient de livraison sur son scooter. Il est salarié de la coopérative depuis quelques mois. © Justin Carrette/Reporterre
Tout près, un scooter vrombit. Euripide éteint le moteur, une cagette harnachée au véhicule. Il travaille ici depuis quelques mois. « Avant, je livrais des repas et maintenant, des savons. Ici, c’est plus qu’une simple usine, on tisse des liens forts entre nous. On fusionne notre travail et notre lutte politique. »
La visite se poursuit. De nombreuses affiches de festivals, de documentaires et de films retraçant l’histoire de cette expérience sociale hors-normes habillent les murs de l’usine. Le drapeau d’un comité antifasciste allemand décore également la pièce. « L’extrême droite n’est pas la bienvenue ici », résume Dimitris. « Nous sommes en lien avec de nombreux collectifs en lutte. Depuis 2015 et le début de la crise migratoire, on organise des collectes de produits de premières nécessité, des vêtements ou des évènements de solidarité pour les exilés. »
Dans la pièce suivante, de grands cartons de tri accueillent le plastique dans l’un, et l’aluminium dans l’autre. Dimitris emprunte un escalier pentu. « Par là, c’est mon endroit préféré. » Après quelques mètres, une échelle mène sur le toit de l’usine. « D’ici, on voit tout. Filkeram & Johnson, la maison mère, possédait tous ces bâtiments. VioMe, sa filiale, était juste là où on se trouve. Mais, regardez, dans cette zone en périphérie de Thessalonique, il y a beaucoup d’entreprises à l’abandon qui ont fait faillite durant la crise. Des personnes se sont retrouvées sans emploi avec des salaires impayés. On dit à ces travailleurs : “Faites comme nous, occupez l’usine, et relancez une petite production. Vous êtes la force de travail, c’est vous qui savez comment produire.” »
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