En France, le municipalisme libertaire trace son chemin

Par Gaspard d’Allens
28 février 2020

La démocratie directe fait son retour en France : une bataille culturelle dont les soubassements théoriques reposent en grande partie sur la pensée de l’intellectuel américain Murray Bookchin. Son « municipalisme libertaire » inspire les listes citoyennes aux municipales, comme il a inspiré les Gilets jaunes ou la révolution kurde du Rojava.

On ne sait pas comment une idée surgit. Elle flotte dans l’air du temps, volatile, avant de s’arrimer au réel. C’est le cas de la pensée de l’écologiste Murray Bookchin, qui connaît un écho grandissant. Un foisonnement éditorial entoure son œuvre que l’on redécouvre et traduit massivement. Depuis 2012, ses écrits alimentent aussi la révolution kurde du Rojava, au nord de la Syrie, où se dessine un modèle de société alliant multiculturalisme, démocratie directe et écologie. L’intellectuel étasunien, mort en 2006, semble désormais inspirer plusieurs des listes citoyennes qui se lancent dans le combat des élections municipales en France. Certaines d’entre elles se sont rencontrées fin janvier à Commercy (Meuse) pour poser les premiers jalons du municipalisme et réfléchir à une possible Confédération, baptisée « la Commune des communes ».

À tâtons, un nouveau modèle se cherche pour replacer les citoyens au cœur de la politique. La démocratie directe fait son retour en France : une bataille culturelle dont les soubassements théoriques reposent en grande partie sur la pensée de Murray Bookchin.

L’intellectuel, qui a été tour à tour ouvrier, syndicaliste puis professeur, a consacré sa vie à élaborer un projet de société qui permettrait aux citoyens et aux citoyennes de se réapproprier leur existence en reprenant le pouvoir par la base. « Le champ politique est réduit à une peau de chagrin, séquestré par les partis dominants et inféodé aux grands groupes », constatait-il avant de proposer de « remplacer l’État, l’urbanisation, la hiérarchie et le capitalisme par des institutions de démocratie directe et de coopération ».

« Sa pensée est restée longtemps dans les marges de la culture alternative »

Dans son modèle, baptisé le « municipalisme libertaire », la commune doit devenir « la cellule véritable de la vie politique », estime le penseur. Elle serait constituée de communautés autonomes à taille humaine, regroupées en confédération. Les décisions législatives seraient prises en assemblée ouverte, au vote à la majorité, avec des conseils de délégués révocables et désignés éventuellement par tirage au sort. Ils exécuteraient les tâches décidés par les assemblées communales qui administreraient l’ensemble des questions de production et de bien au niveau local.

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L’écologie de Murray Bookchin se veut avant tout sociale [1] :

S’il importe que la société soit décentralisée, ce n’est pas seulement pour établir durablement des rapports harmonieux entre l’humain et la nature mais aussi pour fournir une nouvelle dimension à l’harmonie entre les humains […] réduire les dimensions des communautés humaines est une nécessité élémentaire, d’abord pour résoudre les problèmes de pollution et de transport ensuite pour créer des communautés véritables. En un certain sens, il nous faut humaniser l’humanité. »

De son vivant, l’intellectuel a parcouru l’Europe et les États-Unis pour essayer de concrétiser son modèle et lancer l’esquisse d’un mouvement. Il s’est heurté à un mur. « Longtemps, sa pensée est restée dans les marges de la culture alternative », observent Floréal Roméro et Vincent Gerber, auteurs du livre Murray Bookchin & l’écologie sociale libertaire, Le Passager clandestin, 2019. En visite en France, au début des années 2000, l’écrivain avait plutôt été mal reçu et largement incompris.

Aujourd’hui, l’époque semble plus propice. Depuis dix ans, les expériences des Indignés, de Nuit debout et du Rojava ont irrigué les imaginaires. La révolte des Gilets jaunes est venue donner un nouvel élan à ce désir municipaliste. « La pensée de Bookchin nous a accompagnés sur les ronds-points. Elle a apporté une réponse à beaucoup de nos questionnements », reconnaît Stéphane Rollin, un Gilet jaune d’Annecy. « Elle a alimenté nos débats sur le [RIC|Référendum d’initiative citoyenne] et les ateliers constituants. »

Avec plusieurs de ses camarades, Stéphane Rollin a lancé une liste « Votez pour vous », où ils se réclament ouvertement du municipalisme libertaire. Ils souhaitent instaurer une « constitution municipale » qui aurait valeur d’engagement moral et qui permettrait d’associer à son conseil une assemblée municipale, des assemblées thématiques et des collèges citoyens.

« On n’en pouvait plus de subir, on voulait ouvrir un nouvel horizon »

Dans de nombreuses villes, en France, des listes se montent sur ce modèle. On y parle d’assemblées populaires décisionnaires, d’élus tirés au sort, de conseils citoyens, de commissions participatives. Avec à chaque fois des nuances mais toujours un désir d’émancipation et de rupture.

« Le déficit de démocratie existe depuis longtemps mais il s’est exacerbé, pense Benoit Angibault, un Gilet jaune de Montauban. Avec d’autres, il a lancé une liste citoyenne dans cette ville de plus de 60.000 habitants. « Les écrits de Murray Bookchin font partie de notre réservoir d’idées, dit-il. Concrètement, on n’en pouvait plus de subir. On a souhaité profiter des municipales pour dessiner un nouvel horizon. Mais notre démarche s’inscrit au-delà de la campagne. Les élections ne sont qu’un levier pour renforcer notre ancrage et transformer le système à la base. »

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Depuis plusieurs mois, des groupes de Gilets jaunes expérimentent déjà des formes de démocratie directe au sein de leur mouvement. Des délégations de toute la France se rassemblent régulièrement lors des « Assemblées des assemblées » et mettent en place au quotidien ces pratiques horizontales et sans dirigeant. « Créer une liste municipaliste est le prolongement logique de ce que l’on avait déjà vécu », estime Claude Kaiser, un gilet jaune de Commercy (Meuse).

« La France est en ébullition. D’immenses aspirations à la transformation sociale, démocratique et écologique s’expriment. Et pour ne pas qu’elles soient balayées, nous devons les enraciner au niveau communal, dans nos villages, nos villes, nos quartiers, partout où nous sommes ! », écrivaient dans la même veine des militants qui appelaient à une rencontre nationale des communes libres à Commercy.

« La participation citoyenne doit s’inscrire dans un processus révolutionnaire »

Dans cette ville de 6.000 habitants, la liste municipaliste prône un changement radical de fonctionnement. Claude Kaiser se présente, en plaisantant, comme un « pur Bookchinien »« La participation citoyenne n’est pas un verni. Elle doit s’inscrire dans un processus révolutionnaire. » Une assemblée populaire a déjà été mise en place depuis un an. Elle rassemble parfois plus d’une centaine de personnes.

« Nous sommes une liste sans programme. Nous avons des propositions mais elles seront réexaminées par l’Assemblée pour voir si elles correspondent à l’aspiration des habitants, explique Claude Kaiser. Le conseil municipal sera simplement une chambre d’enregistrement de la décision citoyenne. »

D’après lui, cette approche trouve un écho parmi les habitants. « Cela répond à des préoccupations instinctives. La population a l’impression de ne pas être écoutée. Elle se heurte à un système qui l’emmure : voter tous les cinq ans ne sert à rien, manifester est de plus en plus difficile. On ne trouve plus de prise pour agir… À l’inverse, la démocratie directe ouvre une fenêtre sur un monde nouveau », analyse le militant. « L’idée qu’il faille abolir le pouvoir des élus est passée du stade de l’utopie à celui du besoin. »

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Pour autant, il ne sera pas évident de gagner. La bataille s’annonce rude pour les dizaines de listes qui se présentent sous cette couleur. À Commercy, la menace du Rassemblement national guette, à Annecy, le milieu social est hostile, à Montauban, la taille de la ville se prête mal à ce genre d’expérimentation… « On tisse notre toile patiemment, on tâtonne, concède Stéphane Rollin d’Annecy. Notre objectif principal c’est d’abord de créer des contre-pouvoirs locaux et de tenir ces expérimentations dans la durée. »

  • Vidéo de la commune des communes à Commercy, en janvier. On peut notamment y entendre Janet Biehl, ancienne compagne de Murray Bookchin.

Après la campagne, et même en cas d’échec, les différentes listes essaieront de maintenir le rythme de ces assemblées populaires pour bâtir un rapport de force avec la municipalité officielle et grignoter sa légitimité. La campagne n’est qu’un tremplin.

Dans ses écrits, Murray Bookchin précisait cette idée. Selon lui, « le municipalisme libertaire » devait s’inscrire dans la vie quotidienne des gens au-delà des échéances électorales. S’il n’était pas opposé à la participation aux élections locales, il prônait d’abord le développement d’assemblées populaires, par le bas, indépendantes et séparées du pouvoir pour prendre à revers les représentants politiques. « Ceux qui opèrent dans le cadre actuel ne veulent que modérer l’État et lui donner un visage humain », alertait-il avant de rappeler que le but ultime du municipalisme libertaire se situait bien dans le dépassement du capitalisme et la création d’une confédération de communes libres.

Nous en sommes encore loin. Mais indéniablement, un mouvement s’amorce. La rencontre de Commercy fin janvier a réuni plusieurs listes et collectifs en lutte, nourris par la pensée de Murray Bookchin et par le municipalisme. Cette théorie donne un débouché nouveau. Elle libère l’espoir. Et qui sait ce que peut donner une idée dont l’heure est venue ?