En Espagne, les mairies citoyennes affichent un bilan mitigé

Par Ludovic Lamant
8 février 2020

À l’approche des municipales en France, plusieurs travaux universitaires dressent un premier bilan de l’expérience vivifiante des « mairies rebelles » d’Espagne, apparues en 2015 avant d’être, pour la plupart, sanctionnées dans les urnes en 2019.

Alors que l’étiquette floue des « listes citoyennes » s’est répandue partout en France à l’occasion des municipales de mars, plusieurs travaux universitaires publiés en ce début d’année reviennent sur l’expérience inédite des « mairies citoyennes » en Espagne, souvent considérée comme un laboratoire de réinvention des gauches, à l’heure de la défense des « communs ».

Ces textes dressent un bilan nuancé des plateformes issues de la société civile qui ont gouverné certaines des plus grandes villes du pays, dont Madrid et Barcelone, de 2015 à 2019. Ils formulent aussi de premières explications pour comprendre la défaite électorale de beaucoup d’entre elles, en mai dernier.

Ces défaites sont « relatives », précise d’emblée Héloïse Nez, maître de conférences à Tours, dans un article de la revue Mouvements, à paraître courant février : « Les coalitions citoyennes l’avaient souvent emporté de justesse en 2015, en gouvernant quasiment partout en minorité, et certaines d’entre elles ont aussi perdu de peu les élections de 2019 », rappelle-t-elle. Nulle part il n’y a eu effondrement électoral.

Principale figure de cette vague municipaliste soutenue par Podemos, l’activiste du droit au logement Ada Colau, devenue maire de Barcelone en 2015, a plutôt limité la casse d’une élection à l’autre, dans un contexte catalan particulièrement complexe (sa plateforme a perdu 26 000 voix en quatre ans, décrochant la deuxième place en 2019 avec un total de 150 000 suffrages). Mais elle n’est parvenue à rester en poste qu’au prix d’un accord tactique – et contesté – avec l’un des partis de la droite locale, emmené par Manuel Valls.

Les « marées » citoyennes en Galice (nord-ouest) à Saint-Jacques-de-Compostelle et La Corogne, tout comme la coalition de Saragosse en Commun (Aragon, nord), ont été nettement sanctionnées. À Madrid, l’emblématique maire Manuela Carmena (qui avait accordé un long entretien à Mediapart peu après son élection), a elle aussi dû céder sa place.

Ahora Madrid, sa plateforme, n’était arrivée qu’en deuxième position en 2015, et avait profité du soutien des socialistes pour gouverner. En 2019, sa liste a obtenu la majorité des suffrages lors du scrutin madrilène (504 000 voix contre 519 000 quatre ans plus tôt), mais a été exclue du pouvoir par une alliance inédite des droites.

Pour compléter le panorama, il faut signaler que deux des « mairies rebelles » ont confirmé l’an dernier : l’écologiste Joan Ribó à Valence, troisième ville du pays (752 000 habitants) et le musicien surnommé « Kichi » à Cadix (154 000 habitants) ont été réélus, le dernier avec un score massif (treize conseillers pour sa liste, à un siège de la majorité absolue dans ce port andalou).

Mais les succès de Ribo et de Kichi, personnalités peu connues au niveau national, s’inscrivent dans des situations locales très spécifiques : « Ces mairies du changement ont en commun de s’être maintenues au pouvoir en restant à l’écart de Podemos ou du moins de sa tendance majoritaire, confirmant ainsi l’hypothèse que les autres villes rebelles d’Espagne auraient pâti de l’affaiblissement de ce parti à l’échelle nationale », écrit Héloïse Nez.

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Si l’étiquette de « villes rebelles » s’est imposée pour parler de ce laboratoire, les situations se sont révélées très contrastées sur le terrain : plus ou moins horizontales dans leur gestion, plus ou moins radicales quant aux politiques menées. Dans son article d’ouverture, la revue de sciences politiques Pôle Sud – qui consacre son dossier de ce début d’année aux « mairies du changement » –, identifie tout de même quelques points communs, à l’heure du bilan.

À commencer par un trait qui risque de surprendre : le désendettement de ces villes. Cet « assainissement budgétaire » sous la gestion des Indignés s’explique en partie par l’effet de la reprise économique, mais aussi par « la surveillance plus rapprochée des finances locales de la part de l’État », écrivent les universitaires Nacima Baron, Alicia Fernandez Garcia et Mathieu Petithomme.

Les auteurs font ici référence à la « loi Montoro », du nom du ministre des finances de l’époque, qui a limité les marges de manœuvre budgétaire des villes. Cette législation illustre bien l’une des principales difficultés traversées par les mairies au cours du mandat : l’adversité des régions (les 17 communautés autonomes) comme celle de l’État espagnol, tenu à l’époque par le Parti populaire (PP, droite), et désireux de faire échouer les projets de ces gauches alternatives. À cela se sont ajoutés les obstacles liés à l’appareil administratif, qui n’a pas toujours facilité, loin de là, le travail des nouvelles équipes, qui ne disposaient d’aucune expérience institutionnelle.

Autre complication : l’écart entre les ambitions initiales des plateformes et la réalité des compétences municipales, plutôt limitées. Les villes ne gèrent que 10 % de la dépense publique en Espagne, contre 38 % pour les régions. Elles doivent surtout s’appuyer sur les régions pour peser dans des secteurs clés comme le social et la santé, tandis que l’échelon national reste décisif pour batailler contre les expulsions immobilières.

Parmi les exemples les plus flagrants de ce décalage, on se souvient que la volonté d’Ada Colau d’accueillir des migrants passés par Athènes, à partir de 2016 (et la construction d’un réseau de « villes-refuges »), fut systématiquement battue en brèche par le gouvernement central de Mariano Rajoy qui détenait les pleins pouvoirs sur le sujet, notamment lors des sommets européens à Bruxelles.

Et la revue de souligner « la portée finalement limitée de leur action face aux dynamiques des marchés et de la métropolisation », les mairies n’ayant su entraver qu’à la marge « les dynamiques néolibérales » à l’œuvre depuis une trentaine d’années. Ironie de l’histoire, c’est au moment où les confluences citoyennes ont été, pour la plupart, battues dans les urnes, qu’un gouvernement de gauche – en l’occurrence une coalition entre le parti socialiste et Podemos – s’est enfin formé à Madrid. S’il s’était constitué dès les législatives de 2015, le bilan des mairies aurait sans doute été bien différent.

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Des mécanismes inédits de démocratie participative

Ce bilan, tout de même, est loin d’être pauvre. Après des décennies de privatisation, des services municipaux ont été renationalisés (service des plages à Barcelone, pompes funèbres à Madrid, ramassage des déchets en Galice, etc.), tandis que la capitale a développé de manière intensive son réseau d’écoles maternelles. Contre la « bulle touristique », Ada Colau et ses alliés ont stoppé la construction – pour un temps – de nouveaux hôtels, durci le ton contre la plateforme AirBnB ou encore tenté de freiner l’essor des appartements touristiques.

De grands projets immobiliers, typiques d’un « urbanisme spéculatif », ont été abandonnés après les victoires de 2015. Mais le dossier le plus médiatisé, celui du chantier de la gare madrilène de Chamartin et des quartiers nord des environs, résume bien l’ambiguïté du bilan de certaines mairies.

Comme l’explique Alicia Fernandez Garcia dans son article de Pôle Sud, Manuela Carmena a d’abord bloqué ce mégaprojet, dans les tuyaux depuis les années 1990, avant de le ressusciter sous la pression, en en modifiant la gouvernance et certains des paramètres. Elle a ainsi réduit de moitié le nombre de logements et de bureaux qui y seront construits, tandis qu’elle a garanti le financement public d’une bonne partie de l’opération (quand le PP, au pouvoir avant elle, avait prévu la vente pure et simple à un fonds d’investissement privé).

Cette « reconversion et redimensionnement » du projet Chamartin, typique du « pragmatisme économique » de Manuela Carmena, a déçu certains membres de la plateforme Ahora Madrid, plus radicaux, qui ont fait scission. Ce fut le point de départ d’infinies divisions au sein de l’équipe municipale au pouvoir, qui expliquent sans doute en partie la non-réélection de Carmena.Heloïse Nez a consacré une étude très fouillée, publiée dans le même numéro de Pôle Sud, à l’une des promesses phares de ces nouveaux exécutifs, directement hérités du mouvement indigné de 2011 : l’invention de nouvelles pratiques démocratiques, pour dépasser les impasses de la représentation en politique (ce que Carmena avait appelé le « gobernar escuchando »  : le gouvernement par l’écoute). L’universitaire identifie plusieurs leviers d’action réalisés durant le mandat, plus concurrents que complémentaires, qui prouvent, là encore, les ambiguïtés du bilan.

D’abord, la mairie a mis en place des mécanismes de démocratie directe issus du 15-M, via la plateforme numérique Decide Madrid (Madrid décide). N’importe quel habitant pouvait formuler des propositions pour sa ville et en débattre. Et si l’une d’elles recueillait au moins 27 000 signatures – soit 1 % de l’électorat madrilène –, un référendum était organisé.

Au cours du mandat, et malgré le nombre élevé de propositions déposées (26 000 environ), seules deux consultations ont vu le jour : elles ont été remportées à une large majorité, mais avec un seuil de participation très faible (8 % du corps électoral environ). L’une portait sur l’adoption de mesures écologiques pour « verdir » Madrid, l’autre portait sur la création d’un billet unique de transport public (qui n’a finalement pas été réalisé, faute de compétences municipales en la matière : c’est la région, à droite, qui a son mot à dire).

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Quant à la participation aux budgets participatifs, elle s’est améliorée au fil des années (91 000 votants environ en 2018), sans susciter une attention massive pour autant. Ce que Pablo Soto, informaticien issu du 15-M et devenu le principal responsable de ces dispositifs au sein de l’équipe municipale, avait lui-même reconnu : « Notre hypothèse était qu’en ouvrant cette fenêtre, il y aurait un débordement, une prise de pouvoir impressionnante par les masses populaires, mais à l’évidence, cela ne s’est pas produit », reconnaît Soto, cité dans l’article.

De manière plus classique, des « forums locaux » ont vu le jour dans les arrondissements de la capitale, pour y écouter des membres d’association, comme de simples voisins avides de se faire entendre. À charge, ensuite, aux élus municipaux de reprendre certaines des propositions.

En fin de mandat, la mairie a également mis sur pied, de manière plus innovante, un Observatoire de la ville, constitué de 49 citoyens tirés au sort (et donc, en théorie, moins liés aux mouvements sociaux qui ont porté Carmena et ses alliés au pouvoir, que les autres dispositifs). Leur travail, rémunéré, consistait à s’emparer des propositions déposées sur le site Decide Madrid, pour provoquer, si besoin, la tenue d’un référendum.

Héloïse Nez conclut : ces pratiques « constituent une rupture indéniable par rapport aux vingt-cinq années de gestion du PP, marquées par une très faible prise en compte de la participation citoyenne ». Mais elles n’ont pas provoqué la rupture radicale attendue, en l’absence d’un « débordement citoyen », mais aussi en raison d’un morcellement des initiatives qui n’a pas permis de faire émerger une vision globale de la participation citoyenne aux politiques publiques.

Ces premiers textes n’épuisent pas la question du bilan des « mairies rebelles » espagnoles, et de leur legs incertain. D’autres dimensions méritent d’être creusées. Surtout, les contradictions du bilan n’affaiblissent pas l’une des leçons les plus évidentes à tirer du municipalisme espagnol : leur capacité à avoir construit, en 2015, des majorités de gauche dans les urnes, à travers la pratique originale des confluences citoyennes (lire nos reportages en 2014 et 2015)

https://www.mediapart.fr/journal/international/080220/en-espagne-les-mairies-citoyennes-affichent-un-bilan-mitige?onglet=full