Par Fabien Perrier
« Je voudrais rester vivre en Grèce. C’est mon pays et je l’aime », affirme Hector. Avant d’ajouter : « Mais je sais que je vais devoir partir. » Les raisons qu’il invoque ? « L’envie d’apprendre, d’abord. Je suis cuisinier ; cette formation est meilleure dans d’autres pays comme la France. » Et puis, cet été, pendant trois mois, le jeune homme de 20 ans a vécu sa première saison dans un restaurant, en Crête. « Bien sûr, reconnaît-il, cette expérience a changé ma perception du travail ici ». En réalité, il a eu un avant-goût de son futur professionnel. « J’ai travaillé 7 à 8 heures par jour, 7 jours sur 7. Je gagnais 4 euros de l’heure, ce qui est bien payé », signale-t-il. La plupart des jeunes de son âge ne touchent que 3 euros, moins que le salaire minimum fixé à 3,60 euros par jour pour les moins de 25 ans. « Mais je n’étais déclaré que 6 jours par semaine, et seulement 4 heures par jour », détaille Hector.
Rêves d’ailleurs
Ces arrangements sont monnaie courante dans ce petit bout d’Europe. Ils existaient avant la crise de 2008 ; ils ont décuplé depuis 2010. Cette année-là, afin d’éviter le défaut de paiement, la Grèce signe avec le FMI, la Commission européenne et la Banque Centrale Européenne un accord de prêt imposant, en échange, l’application de mesures d’austérité. Les réformes du droit du travail incluses dans le programme ont renforcé la flexibilité et développé la précarité.
Et ce à tel point qu’en Grèce, aujourd’hui, 200 000 travailleurs, au moins, sont déclarés à temps partiel auprès du ministère du Travail mais travaillent à taux plein dans les faits. Pis, un travailleur sur cinq n’est pas déclaré du tout. Plus de 50% des nouvelles embauches sont à temps partiel. Selon Elstat, l’agence grecque des statistiques, le chômage frappe 21,2% des actifs et ce taux grimpe même à 43,3% chez les moins de 25 ans. Le salaire minimum (à temps plein) est de 586 euros bruts, et de 510 euros bruts pour les moins de 25 ans ; les salaires ont baissé de 40% en moyenne depuis 2010. Pas de quoi faire rêver la jeunesse.
A vingt ans, Manolis est, lui, inscrit à l’Université Panteion, l’équivalent grec de Sciences Po. D’ailleurs, au deuxième semestre, en 2018, il ira à l’institut d’études politiques de Toulouse, « d’abord faire un Erasmus, mais si je peux, je resterai ». Car pour lui, « les perspectives manquent en Grèce. Comme en Espagne ou en Italie, il est difficile pour les jeunes de trouver un emploi ».
Exil massif
Face à la situation, plus de 280 000 Grecs ont franchi ce pas vers l’exil entre 2010 et 2015 selon une étude menée pour la London School of Economics par Lois Labrianidis, professeur en géographie économique. Ils seraient 350 000 à être partis entre janvier 2008 et juin 2016, selon Endeavor, un réseau de jeunes entrepreneurs, et même 427 000 sur la même période selon la Banque de Grèce. C’est une véritable hémorragie qui contribue, avec le faible nombre d’enfants nés dans ce pays (environ 90 000 par an), à la baisse démographique. La population est passée de 11,1 millions en 2011 à 10,8 millions de personnes en 2016.
Selon les recherches de l’Institut de Berlin pour la Population et le Développement, elle devrait même tomber à 9,9 millions en 2030 et 8,9 millions d’habitants à 2050, soit une réduction de 18% de la population du pays1. Avec plus d’un cinquième de la population (21%) de plus de 65 ans, la Grèce est donc devenue l’une des populations les plus âgées en Europe. Les répercussions se font sentir notamment sur l’équilibre retraités/actifs, des difficultés à financer les systèmes de retraite et à maintenir le niveau actuel des prestations sociales. Ces arguments font partie de ceux utilisés pour justifier les 14 coupes dans les retraites qui ont eu lieu entre 2010 et 2017.
Marché du travail inadapté
Pourtant, si les Grecs quittent leur terre natale, c’est autant à cause de l’austérité que d’un marché du travail depuis longtemps inadapté. « Depuis trente ans, sur les 80 000 nouveaux entrants sur le marché du travail, seuls 40 000 trouvaient un emploi, souligne Savas Robolis, ex-expert sur les migrations auprès de l’OCDE. Cette inadéquation structurelle fut longtemps comblée par les largesses des partis politiques accordant des contrats dans le public à chaque veille d’élections ». Avec la crise, et les coupes drastiques dans les dépenses publiques, cette pratique a pris fin, révélant la fragilité du marché du travail local. Et contribuant à l’explosion du chômage. L’émigration est redevenue l’issue.
Dans l’histoire récente du pays, il y a eu trois phases migratoires, poursuit Savas Robolis. Dans les années 60, après la guerre civile, la Grèce a connu un exode rural et d’importants départs de main-d’œuvre vers d’autres pays d’Europe, notamment l’Allemagne. Dans les années 90 en revanche, la Grèce a accueilli plus d’un million de migrants venus d’Europe de l’Est, essentiellement d’Albanie, travaillant dans la construction et l’agriculture. Depuis 2010, la Grèce subit à nouveau un mouvement d’émigration. Comme leurs grands-parents dans les années 60, les petits-enfants partent.
Fuite des diplômés
« Ceux qui quittent la Grèce sont très éduqués et ils le font parce qu’ils n’ont aucun espoir de trouver un emploi ici, correspondant à leurs qualifications », souligne Sia Anagnostopoulou. La députée de Syriza, le parti de la gauche grecque au gouvernement, et ex-ministre de l’Enseignement supérieur ajoute : « les coûts sont importants pour la Grèce qui a investi dans leur formation, mais qui ne bénéficie pas, ensuite, de leurs compétences. » L’analyse est confirmée par une récente étude d’Endeavor Greece selon laquelle les jeunes actifs diplômés génèreraient dans les pays qui les ont accueillis (majoritairement le Royaume-Uni et l’Allemagne) un surcroît de croissance de 12,9 milliards d’euros et de 9,1 milliards d’euros de rentrées fiscales par an. Au total, ces expatriés grecs auraient produit environ 50 milliards d’euros de richesse dans leurs pays d’accueil depuis 2008.
Professeur de sociologie à l’université Panteion d’Athènes, Alexandra Koronaiou livre les premières conclusions d’une étude sur l’exil des jeunes qu’elle coordonne. Tout d’abord, explique-t-elle, « ils ont aussi le sentiment d’être rejetés de leur pays, par leur famille, qui leur dit : “partez pour vivre”. » Mais dans le même temps, d’après la chercheuse, « il est frappant de voir que de nombreux jeunes, après quelques années passées à l’étranger, expriment l’envie de revenir en Grèce. Surtout ceux qui sont en Grande-Bretagne ». Un effet collatéral du Brexit ? Possible, mais pas que. Tels des Ulysses du XXIème siècle, qu’il s’agisse de Manolis, d’Hector et de nombreux jeunes candidats au départ, ils affirment qu’ils reviendront au pays après leur grand voyage de «10 à 20 ans à l’étranger ». « La Grèce, c’est la vie ! C’est un pays unique », lance Hector. Manolis veut, après ses études, « aider son pays à se reconstruire, en y mettant à profit les expériences qu’il aura acquises à l’étranger ».
«Return to Greece»
De son côté, le gouvernement tente de réagir, pour la première fois depuis le début de la crise. Loïs Lambrianidis, devenu secrétaire général du ministère de l’Economie, est l’instigateur d’un plan, « Return to Greece » dont la vocation est de permettre d’une part aux jeunes exilés de préparer leur retour au pays, et de l’autre de leur donner les moyens de conserver le contact avec la Grèce, comme de travailler avec elle depuis leur exil. « Nous voulons devenir une économie de la connaissance », explique-t-il.
« Il faut permettre aux jeunes à l’étranger de construire des ponts avec la Grèce. Par exemple, quand ils ont des postes à responsabilité, les aider à connaître les entreprises grecques auxquelles ils peuvent sous-traiter. » Une plate-forme a donc été lancée, www.knowledgebridges.gr, et le projet s’inscrit dans la stratégie globale de développement de la Grèce mise en place. « C’est un changement qui ne peut avoir lieu que sur le long terme, ça va prendre du temps », reconnaît Loïs Lambrianidis. Du temps pendant lequel le gouvernement grec guette les moindres signaux de reprise. Reste à savoir si elle est durable et suffira à endiguer la fuite des cerveaux et faire revenir ceux qui sont déjà partis.
1. Europas demografische Zukunft – Wie sich die Regionen nach einem Jahrzehnt der Krisen entwickeln. De Stephan Sievert, Nina Neubecker, Ruth Müller, Alisa Kaps, Susanne Dähner, Franziska Woellert, Sabine Sütterlin et Reiner Klingholz.