Dix jours à bord de l’Aquarius, un bateau qui sauve les migrants au large de l’enfer libyen

par Marie Nennès

Depuis février 2016, l’Aquarius sillonne la mer, au large de la Libye, pour porter secours aux migrants qui tentent la traversée. L’une des routes les plus meurtrières au monde : plus de deux milles personnes s’y sont déjà noyées en 2017. Le bateau est l’un des huit présents sur la zone – et le seul à y patrouiller toute l’année. Son équipage recueille des migrants dévastés par leur passage en Libye. Le journal CQFD, partenaire de Basta !, a pu embarquer à son bord pendant une dizaine de jours.

Cet article a initialement été publié dans le mensuel CDFD (voir sa présentation en dessous de l’article).

À l’Est, les premières lueurs se dessinent. Il est 5 h 30. Depuis la passerelle, Basile scrute l’horizon aux jumelles depuis une bonne heure déjà. En vain. L’Aquarius est de retour dans la « search and rescue zone » – qui commence à 12 miles des côtes libyennes, à la limite des eaux internationales – Après douze jours de cale sèche. Tout le monde est tendu. Pour un peu, on se sentirait coupables d’avoir été absents. Quelque part devant, un point noir perdu dans la nuit attend peut-être désespérément du secours. Un canot pneumatique gris, sans lumière, invisible pour les radars à moins de cinq miles, avec à son bord des centaines de personnes, sans eau, et de plus en plus souvent sans moteur.

La mer est mauvaise, le vent souffle du nord. « Il ne se passera rien aujourd’hui, estime Andreas, le second. Les canots ne peuvent pas quitter la côte par ce temps, ils n’arrivent pas à franchir les premières vagues. »

« Je ne pouvais pas rester les bras croisés »

Bénévole pour SOS-Méditerranée, l’association qui affrète le bateau, Basile poursuit tout de même sa veille, bientôt relayé par James, puis Svenja. Et ainsi de suite, toutes les deux heures, jusqu’à la nuit. « Ce qui était encore vrai l’année dernière l’est de moins en moins, explique Alain, solide Martiniquais ayant déjà une dizaine de rotations derrière lui. Avant, les trafiquants attendaient que la mer soit belle pour lancer les bateaux. Certains passagers étaient équipés de gilets de sauvetage. Aujourd’hui, des pneumatiques achetés 130 euros sur Alibaba (équivalent chinois d’Amazon, ndlr) ont remplacé les barques de pêche. Et ils prennent la mer même par mauvais temps. Ceux qui ne veulent pas monter sont flingués dans les broussailles au bord de la plage. Les passeurs disent aux autres : “L’Italie, c’est tout droit, vous y serez dans trois heures !” Les moteurs pourris calent souvent au bout de quelques heures, faute de carburant. Ou alors, d’autres truands viennent voler le moteur, et laissent les migrants à la dérive. »

Pour la dizaine de bénévoles de SOS-Méditerranée, la journée se passe en exercices de sauvetage : il faut roder les nouveaux, créer des automatismes. Les bénévoles de SOS-Méditerranée s’engagent pour trois rotations de trois semaines chacune. Après quoi ils doivent faire une pause. Certains rempilent, d’autres non. Ce ne sont pas des novices, la plupart ont déjà une expérience de marin, mais ce travail est particulier. Face à des gens paniqués et à leurs propres émotions, ils doivent savoir réagir, calmer, rassurer.

« Je me souviendrai toujours de mon premier sauvetage, raconte Stéphane Broc’h. J’ai pris une grosse claque. » Ce breton un brin taciturne coordonne les secours sur l’eau. Il est la première main que saisit le naufragé. Il y a plusieurs mois déjà qu’il a quitté son boulot de mécanicien de marine dans le Pacifique pour s’engager avec SOS. « Je ne pouvais pas rester les bras croisés, j’avais besoin d’agir, pour dormir en paix, pouvoir me regarder dans une glace. J’avais les compétences, donc je suis venu. » Plus tard dans l’après-midi, c’est l’équipe de Médecins sans frontières (MSF) qui assurera la formation aux premiers secours, expliquant comment prendre en charge à bord les réfugiés et à quels symptômes porter attention.

Ce qui les hante, c’est la Libye

Midi, le lendemain. Depuis la passerelle, Alexander Moroz, le capitaine biélorusse, prévient : il vient de recevoir un appel du MRCC, le centre de secours maritime italien qui coordonne les actions des navires présents sur zone. Rien ne se fait sans leur aval. Un canot est en perdition à cinq heures de navigation à l’est. L’Aquarius est le bateau de sauvetage le plus proche, il faut y aller. La tension monte : arriverons-nous à temps ? Puis elle retombe un peu : un cargo turc est à proximité, il va recueillir les naufragés, qui seront ensuite transférés sur notre navire.

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Il fait nuit quand le transbordement commence. Pendant deux heures, le zodiac de sauvetage multiplie les allers-retours d’un bateau à l’autre, transportant quinze personnes à chaque fois. Hagards, les premiers rescapés posent un pied hésitant sur le pont, hissés par les bras et les sourires de Charly et Christina : « Bienvenue, mon frère, welcome, salam aleikoum. » Une seule femme, enceinte, au milieu de 117 hommes. Maliens pour la plupart, mais aussi Ghanéens, Gambiens, Sénégalais : presque toute l’Afrique de l’Ouest est représentée.

Tous sont pieds nus, certains même torse nu. Leurs habits empestent le gasoil, la merde, la sueur et la peur. On les fait se déshabiller, se laver, se changer. Tous reçoivent le même kit : des habits propres, une couverture, de l’eau et des biscuits hypercaloriques. Le médecin repère les blessés, organise les premiers soins. Certains s’effondrent de fatigue, d’autres tremblent sur leurs deux jambes. Peu à peu, les visages se détendent. Ce n’est qu’au bout de quelques heures qu’ils commencent à raconter. La peur lors de la traversée, celle de se noyer sur cet esquif surchargé. Mais ce n’est pas elle qui tire les visages, creuse les orbites. Non, ce qui les hante, c’est la Libye.

« Ils m’ont vendu comme une chèvre ! »

Bouba, un Gambien costaud d’une trentaine d’années, bonnet en laine vissé sur la tête et sourire inoxydable, raconte : « Je suis venu en Libye pour travailler. Je pensais y trouver un futur, mais c’était une mauvaise idée. J’y suis resté un an. C’est court, un an, mais là-bas ça m’a semblé très long : la vie était très difficile. » Le sourire s’efface. « J’ai été kidnappé dès mon arrivée à Sabha [1]. Le passeur libyen rencontré à Agadès m’avait vendu à une bande de Bani Walid [2]. Ils m’ont enfermé avec plusieurs centaines de personnes, hommes et femmes, jeunes et vieux. Je ne sais pas si c’était une prison officielle, il y avait des prisonniers avec des papiers en règles, permis de travail et tout. On ne m’a donné aucune explication. »

Le récit se fait difficile, Bouba a du mal à déglutir : « Leur seule motivation, c’est l’argent. Ils te prennent tout ce que tu as, ils te mettent même à poil pour vérifier que tu ne caches rien. Ensuite, ils te demandent d’appeler ta famille pour qu’elle envoie de l’argent. Si tu n’en as pas, ils te frappent. Si tu en as, ils te frappent aussi, pour que les tiens entendent tes cris au téléphone. Moi, je suis seul, je n’ai personne, alors j’ai dû travailler en esclave. Ils voulaient 3 500 dollars pour ma liberté ! Et puis, un jour, ils m’ont laissé partir, sans que je sache pourquoi. »

Omar, jeune Sénégalais de 19 ans, raconte une histoire semblable : « Je voulais aller en Europe, mais ils m’ont vendu. Comme une chèvre ! J’ai retrouvé la liberté contre de l’argent, mais j’ai été de nouveau capturé quelques jours plus tard. Ils me frappaient tous les jours, ne me donnaient pas à manger et m’ont obligé à appeler ma famille. Et même après le versement d’une rançon, ils ne m’ont pas libéré. Une nuit, j’ai gâté la porte et j’ai fui. »

Conditions de détention effroyables

Les histoires se suivent et se ressemblent, avec plus ou moins de violences, plus ou moins de chance. Beaucoup arborent de vilaines cicatrices, causées par des menottes trop serrées aux poignets et aux chevilles. Certains souffrent de plaies infectées et de brûlures, d’autres de maladies de peau contractées dans la promiscuité des centres de détention. Près de la moitié d’entre eux n’avait aucune intention de passer en Europe au départ, mais ils n’ont eu d’autre choix que d’embarquer pour fuir le chaos libyen et sauver leur peau.

D’après MSF, il existe 42 centres de détention officiels en Libye, où sont enfermés les immigrés clandestins. L’ONG n’a accès qu’à huit d’entre eux. « Il n’y a pas de registres d’entrée ni de sortie, raconte une chargée de mission de MSF en Libye [3], en visite sur le bateau. On ne peut pas effectuer de véritable suivi. Un matin, tu te pointes, et il manque 300 personnes par rapport à la veille… Impossible de savoir ce qu’ils sont devenus, s’ils ont été tués, libérés, transférés dans un autre centre ou mis dans des bateaux. Les prisonniers ne se plaignent pas, pour ne pas être battus, mais les conditions de détention sont effroyables. » Personne ne sait combien de prisons clandestines viennent s’ajouter aux 42 officielles.

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Enroulés dans leurs couvertures, les réfugiés dorment en sécurité pour la première fois depuis longtemps. Toute la nuit, des bénévoles veillent, discutent avec ceux qui n’ont pas trouvé le sommeil, posent une main bienveillante sur une épaule, offrent un sourire. Demain matin, les réfugiés seront transférés sur le bateau d’une autre ONG qui rentre en Italie.

Ibrahim, deux mètres, 40 kilos

L’Aquarius a repris sa veille à l’ouest de Tripoli, dans les eaux internationales. La majorité des départs se fait depuis cette portion de côte, au large de Sabratha. Cette fois, la radio crachote un appel, mentionnant trois embarcations. Un autre navire est déjà sur place, mais il a besoin de renforts.

Sur place, une embarcation manque à l’appel. Les passagers des autres bateaux expliquent que son moteur est tombé en panne et qu’ils l’ont perdue de vue. Ont-ils fait demi-tour, se sont-ils noyés, dérivent-ils encore ? Comment savoir ? Il faut se concentrer sur ceux qui sont là, entassés dans un bateau en bois et un canot pneumatique à moitié dégonflé. La ronde des canots de sauvetage reprend. Cette fois, il y a des femmes, des enfants, un bébé d’un mois. Pakistanais, Bengalis, Éthiopiens, Soudanais, Marocains… Beaucoup de mineurs non accompagnés. En tout, 266 personnes. Et Ibrahim.

Quand il monte à bord, le silence se fait. Il est grand, pas loin de deux mètres. Et d’une maigreur irréelle, à peine 40 kilos. On dirait qu’il sort d’un camp de concentration. Il a de la fièvre, peut à peine marcher, parle dans un souffle. Le médecin Craig Spencer l’emmène dans la clinique. Il nous apprendra plus tard que le jeune homme est gambien, qu’il a seize ans, et souffre d’une septicémie. Il est en train de mourir de faim. Détenu pendant sept mois dans une prison clandestine de Sabratha, il est tombé malade après avoir dû cohabiter une semaine avec le cadavre en décomposition d’un compagnon d’infortune. À deux reprises, il a payé pour monter dans un canot. Deux échecs. La troisième, c’est le trafiquant lui-même, voyant qu’il allait mourir, qui l’a jeté dans la barque que l’Aquarius vient de secourir.

Séquestrations, viols, rackets

À bord, les femmes sont regroupées dans un abri spécifique. Elles peuvent sortir sur le pont, mais aucun homme n’a le droit d’entrer dans leur refuge. C’est le royaume d’Alice, la sage-femme. Comme souvent, la majeure partie de ces femmes sont nigérianes, destinées aux réseaux de prostitution européens. Parfois, la « madame » – mère maquerelle – voyage avec elles. Certaines savent ce qui les attend, d’autres croyaient qu’elles seraient coiffeuses ou stylistes en Italie. Aucune n’a plus de vingt-cinq ans.

Ce qui arrive aux femmes africaines en Libye, c’est Koubra, une Togolaise voyageant avec son mari, qui le raconte : « Il suffit qu’un Libyen te repère dans la rue, qu’il t’attrape, te mette dans sa voiture, puis te ramène chez lui et t’enferme. Il appelle alors ses copains et leur dit : “J’ai gagné une femme”. Que tu sois enceinte ou non, seule ou avec ton enfant dans le dos, ils s’en moquent. Ils viennent à cinq ou six, te menacent avec un fusil, puis te violent un à un. Quand ils ont fini, ils te demandent d’appeler ton mari pour qu’il paye la rançon. S’il manque quelques dinars ou que le mari n’est pas à l’heure, ils te gardent encore. »

Elle décrit un enfer sur terre. « Tu ne peux te fier à personne. Certains chauffeurs de taxi t’obligent à les sucer, puis t’abandonnent dans la rue. Et les Libyennes ne se comportent pas mieux. J’ai travaillé pour une mère de famille qui, après m’avoir payé ce qu’elle me devait, a envoyé son fils me couper la route. Il m’a tout repris. » Après ce qu’elle a vécu, comment demander à Koubra de faire dans la nuance ? « Un bon Libyen, ça n’existe pas. Un bon Libyen, c’est celui qui te laisse la vie sauve, qui se contente de te torturer. »

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Souffler, reprendre des forces

L’Aquarius a reçu l’ordre de déposer ses naufragés à Pozzalo, en Sicile. Deux jours de navigation, avec seulement 267 réfugiés à bord – aberrant en terme de coût, mais c’est le MRCC qui décide. L’Italie veut garder la main sur la gestion de cette vague ininterrompue de réfugiés.

Sur le pont arrière, Alice a mis de la musique. Une battle de danse s’improvise entre un jeune bengali et un marocain, tout à leur joie d’être en sécurité. Nombreux sont qui rient, tapent dans leurs mains, esquissent quelques pas. Mais beaucoup d’autres ont le regard perdu et se taisent, le visage fermé. Dans quelques heures, ils seront en Europe.

Comment vont-ils être accueillis ? « On les prévient que ça ne va pas être facile, mais on ne brise pas tous leurs espoirs. Les trois jours qu’ils passent sur le bateau doivent constituer un répit : ils peuvent souffler, reprendre des forces. On ne peut pas leur dire crûment ce qui les attend », explique Marcella Kraay, chef de mission pour MSF.

« Les pays européens piétinent les droits de l’homme »

Tous sur le bateau, bénévoles de MSF et de SOS-Méditerrannée, ont bien conscience qu’ils combattent les symptômes, et non les causes. Que la solution est entre les mains des politiques, qui détournent la tête. Combien de noyés faudra-t-il encore ? « Je ne comprends pas que les États européens ne prennent pas la mesure de ce qui se passe en Méditerranée et qu’ils s’obstinent à financer un soi-disant État libyen [4], s’énerve Stéphane. Comme cet État libyen n’existe pas, ils financent peut-être les passeurs, peut-être les milices qui organisent ce trafic humain. Pourquoi est-ce que cela s’arrêterait ? C’est trop rentable. Les gens payent entre 500 et 2 500 euros leur passage sur des bateaux de la mort. »

Le bénévole ne décolère pas : « Nous, ONG, sommes financés à 99 % par la société civile. Nous faisons le boulot des gouvernements et ils nous crachent à la gueule en nous accusant d’être de mèche avec les passeurs. Les pays européens prétendent se soucier des droits de l’homme, porter des valeurs humanistes, mais ils les piétinent allègrement. »

Enfin les côtes siciliennes. Presque plus personne ne parle. Les formalités de débarquement prendront plusieurs heures, sous un soleil de plomb. Accueillis sur le quai par des silhouettes en combinaisons blanches, masquées, les réfugiés seront triés, numérotés, passés au détecteur de métaux, puis convoyés en bus vers des centres de rétention. Sur le bateau, tout le monde leur serrera une dernière fois la main. Alice se cachera pour pleurer. Les jointures de James blanchiront sur le bastingage. Les dents d’Anton grinceront d’impuissance. Puis ils se remettront au travail, nettoieront le bateau, prendront une cuite et repartiront le lendemain matin. Avec en tête cette phrase d’Albert Einstein : « Le monde ne sera pas détruit par ceux qui font le mal, mais par ceux qui les regardent sans rien faire. »

Notes

[1Oasis située à 600 kilomètres au sud de Tripoli, porte d’entrée pour ceux qui arrivent par le désert et plaque tournante du trafic humain.

[2Ville libyenne tenue par la tribu des Warfalla, souvent associée au régime du colonel Kadhafi, tombé en 2011.

[3Pour des raisons de sécurité, nous ne mentionnons pas son nom.

[4Trois gouvernements se disputent le pouvoir en Libye. S’y ajoutent un certain nombre de milices plus ou moins indépendantes.