Entretien avec Maria Kourkouta et Niki Giannari, réalisatrices du film documentaire qui sort en salles ce mercredi.
Par Anne Crignon
Hiver 2016. Il pleut tous les jours sur le camp grec d’Idomeni. L’Europe a décidé de fermer ses frontières. Les réfugiés qui vivent là depuis des mois, le long des barbelés, à l’issue d’épopées souvent héroïques, décident de barrer la route aux trains de marchandises qui passent insolemment la frontière plusieurs fois par jour. Un blocus d’exilés, en somme.
Tout est filmé, caméra à l’épaule, en noir et blanc à la fin du film. On pense à John Ford, à ses “Raisins de la colère” face à des hommes devenus des spectres dans leurs longs impers, à l’occupation des rails, au soulèvement des emprisonnés indignés, à leur dignité.
Entretien avec Marai Kourkouta et Niki Giannari, réalisateurs “Des spectres hantent l’Europe”, documentaire qui sort en salles ce mercredi le 16 mai.
Ce film est au départ l’histoire d’un hasard. Vous vous êtes trouvées aux premières loges d’un moment d’histoire. Pouvez-vous raconter ?
Maria Kourkouta. Notre film a été tourné en février 2016, exactement au moment où la Commission européenne a décidé la fermeture de la “route des Balkans”. Par conséquent, des milliers de personnes se sont trouvées bloquées à la frontière gréco-macédonienne, au camp de fortune d’Idomeni, lieu de passage vers la Macédoine depuis septembre 2014.
Mais il n’y a pas vraiment de hasard car nous étions en train de préparer un film sur la guerre civile grecque des années 1940 et nous nous sommes retrouvées à filmer des gens ayant fui une autre guerre civile et contemporaine, avec une caméra Bolex 16mm à l’épaule et une petite caméra numérique. Ce qui nous a menées à Idomeni, c’est la sensation que nous vivons tous comme des emprisonnés derrière ces barrières qu’on nous impose.
Chaque jour, c’était comme si nous assistions à une page d’histoire dans toute son intensité. Le tournage a duré deux semaines. Rien n’avait été écrit à l’avance. Nous voulions, dans l’urgence, sauvegarder l’image de ces jours où ces gens étaient empêchés d’avancer.
D’où venaient ces gens ?
Niki Giannari. Difficile de le dire car ils ne venaient pas du même pays. Ils étaient 15.000 Syriens, Kurdes, Afghans ou Pakistanais à errer dans le camp, fatigués, transis de froid, sans but précis, spectraux dans leurs longs imperméables. Nous avons choisi de les filmer de manière “collective”, par des cadrages où on ne voit jamais qu’une seule personne. Cette façon de filmer nous a semblé plus cruciale que l’enregistrement des récits de quelques-uns. De plus, chacun d’entre eux avait son objectif et ses propres raisons de prendre la route avec, toutefois, un point commun : le désir irrépressible de traverser les frontières. Dans cette situation, nous avons voulu sauvegarder des images comme ces innombrables pieds qui piétinent dans la boue des heures et parfois des journées entières avant que ces traces ne se trouvent perdues et oubliées, tombées dans le trou noir de l’Histoire.
Vous montrez effectivement une chose que l’on voit rarement dans les documentaires consacrés aux prétendants à l’asile : l’ennui.
M.K. Ce qui frappait à Idomeni, c’étaient les files d’attentes, des files pour boire du thé ou manger ou voir un médecin. Et souvent sous la pluie. La sensation dominante était donc l’immuabilité, la monotonie et, surtout, l’attente insoutenable, douloureuse devant la frontière fermée. Dans ces conditions, le temps acquiert des qualités et des intensités diverses, il prend une profondeur et une ampleur telle qu’une question esthétique, voire éthique, se pose chez un cinéaste.
La forme cinématographique que nous avons choisie, nous espérons qu’elle “accueille” ce temps de l’attente, de l’ennui, et crée d’autres temporalités permettant au spectateur de faire ses propres associations d’images et de temps, face à la situation montrée.
Vous avez filmé cette chose stupéfiante : un blocus de demandeurs d’asile…
M.K.- Les gens qui arrivaient à Idomeni ne demandaient pas l’asile en Grèce. Ils voulaient seulement passer, quitter le territoire grec pour l’ailleurs.
Après la fermeture définitive de la frontière, ces gens immobilisés à quelques mètres de cet ailleurs voyaient tous les jours et plusieurs fois par jour des trains commerciaux traverser la ligne frontalière ; c’est comme si les marchandises étaient plus libres qu’eux, comme si l’existence des marchandises était plus importante que la leur.
Pour ces gens, une des manières de se faire entendre et donc d’exister, était de bloquer eux aussi le passage, en l’occurrence celui des trains. A partir de ce jour-là, les réfugiés inversent la réalité, ils s’assoient sur le rail et maintenant c’est le train qui ne passe plus. C’était comme un moment de soulèvement. Cette occupation des chemins de fer a duré plus ou moins jusqu’à l’évacuation du camp par la police grecque en mai 2016.
Dans le film, on voit justement que les discussions avec le médiateur de la police grecque sont une impasse…
N.G. Deux discours opposés se confrontent sans s’entendre. D’un côté, il y a le discours du “médiateur”, c’est-à-dire un discours institutionnel, voire policier – il veut rendre ces gens invisibles, les réduire au silence et arrêter ceux qui ne veulent qu’avancer. De l’autre, il y a la parole et l’acte politique des réfugiés qui occupent le chemin de fer. Leurs arguments sont un rappel des principes de la démocratie. Ils mettent au jour les contradictions et la violence sous-jacente du discours institutionnel qui est pourtant censé défendre ces principes.
Au XXIe siècle, les gens sont plus que jamais contenus. De nouvelles frontières s’érigent. Le sociologue Michel Agier parle de l'”encampement du monde” dont votre film est une illustration. Est-ce que ce concept vous parle ?
N.G. Bien sûr. Mais le camp d’Idomeni était un immense camp de fortune, en très grande partie autogéré. Les gens ne voulaient pas le quitter malgré les appels des autorités grecques pour les emmener et les accueillir dans les camps auxquels vous faites allusion, organisés par l’Etat grec. Idomeni est devenu un lieu de protestation généralisée et de résistance, et la situation a perduré plusieurs mois malgré les conditions terribles imposées aux réfugiés, à leur vie.
Certaines voix s’élèvent en France, notamment parmi les travailleurs du HCR, pour dire que le terme de “migrants” dépolitise la question des réfugiés. Qu’en pensez-vous ?
N.G. La distinction entre “vrais” et “moins vrais” réfugiés, entre réfugiés et migrants économiques, vise à les trier, c’est-à-dire à créer des séparations entre eux. D’après cette vision des choses, les premiers nous ressembleraient plus que les deuxièmes : ils viennent des classes moyennes, ils amènent un peu d’argent avec eux, tandis que les deuxièmes n’ont jamais rien eu et n’auront jamais rien.
Les parias parmi les parias de notre époque, ce sont les “sans-papier” qui errent constamment en Europe, exposés à tous les dangers, puisqu’ils n’ont aucun droit.
La meilleure réponse à cette séparation suspecte est le texte de Hannah Arendt de 1943, “Nous autres réfugiés”. Dans ce texte, Arendt démontre comment le statut de réfugié juif a mis en question la notion d’immigré. Elle conteste fortement la gestion juridique d’êtres humains qui finissent par être ravalés au rang et au statut du “paria”.
La troisième partie, filmée en noir et blanc, fait penser aux “Raisins de la colère” de John Ford. Le fait que de nombreux exilés aient fait preuve d’un courage et d’une force hors du commun pour gagner l’Europe est complètement passé sous silence dans les débats à leur sujet. C’est pourtant une dimension centrale. Pourquoi ne leur reconnait-on pas cet héroïsme?
N. G. Les traits qu’on attribue aux migrants ou ceux qu’on passe sous silence ont plus à voir avec notre propre identité qu’avec la leur. Ce déni parle de nous. Dans ce film, nous ne considérons pas les réfugiés en tant que victimes. Nous avons vu leur force et leur beauté. Chacun d’entre eux a échappé à la guerre, à la pauvreté, à la noyade. Chacun a fait des milliers de kilomètres à pied et se trouve à nouveau immobilisé et pourtant son rêve ne s’éteint pas. D’une certaine manière, ils sont plus forts que nous.
Je ne sais pas pourquoi on préfère les envisager comme des victimes et que l’on ne voit pas la force de leurs désirs et leur courage. Peut-être parce que leur puissance porte des revendications politiques : ils arrivent et ils demandent des droits, ils posent des questions sur nos “démocraties” et nos richesses, sur nos façons de vivre, nos sociétés. Autrement dit, ils ne sont pas passifs.
De plus, un étranger qui a la détermination de traverser une frontière fermée et de revendiquer ensuite avec ténacité ses droits, celui-là n’inspire pas d’émotions philanthropiques ou humanitaires. Car, d’un coté, il évoque des questions politiques que les Européens préfèrent ne pas se poser et, de l’autre coté, en traversant les frontières malgré les interdictions, il agit politiquement. Le mouvement de ces gens est donc un acte politique considérable, un manifeste de nos temps modernes, osons nous dire.