Par Patrick Le Tréhondat, Robi Morder, Patrick Silberstein*
Donner à lire les textes réunis dans ce volume procède de la volonté obstinée de contribuer à l’élucidation de ce qui demeure, par bien des aspects, une énigme, le fascisme : l’irruption en plein 20e siècle d’un « recul » barbare de civilisation sur le continent européen. Réfléchir sur une telle énigme, c’est également, et surtout peut-être, -penser le temps présent, puisque d’évidence nous n’en avons pas fini avec la bête humaine, à la fois hydre, caméléon et phénix.
Le terreau des fascismes est connu. La longue crise de -l’hégémonie bourgeoise des années 1960 et 1970 n’a pu déboucher sur le renversement du capitalisme et de ses rapports sociaux. La longue crise capitaliste apparaît ainsi sans issue. La mondialisation néolibérale et son cortège de misère, de chômage, d’inégalités et d’oppression déferlent de manière quasi irrésistible sur la planète, frappant tout à la fois, quoique de façon différenciée, le prolétariat des métropoles capitalistes, les peuples des pays qui se sont dégagés des -bureaucraties parlant au nom du « socialisme » et les peuples libérés de l’oppression coloniale qui ont continué à être pillés et piétinés.
Les textes de Léon Trotsky que nous publions ici couvrent une période de dix-huit années. De 1922 à 1940, révolutionnaire victorieux puis communiste vaincu, il a tenté d’arrêter la marche à la catastrophe mondiale qui allait venir sanctionner, ainsi qu’il l’écrit dès 1930, l’échec du mouvement émancipateur à « prendre la tête de la nation, pour transformer le sort de toutes les classes ».
Si, comme l’écrivait Clara Zetkin en 1923, le fascisme est la « punition historique » infligée au prolétariat européen pour avoir échoué à parachever la Révolution russe, alors nous devons sans doute considérer que les situations révolutionnaires épuisées ou manquées depuis un demi-siècle pourraient se conclure, faute de débouchés émancipateurs, par de nouvelles barbaries.
« Le désespoir les a fait se dresser, le fascisme leur a donné un drapeau », écrivait Trotsky en 1933. Porteur d’idéologies mortifères, l’hydre-caméléon qui parcourt à nouveau la planète peut mobiliser les exclus, les perdants et les déclassés pour les dresser les uns contre les autres. Faits de combinaisons complexes de xénophobie, de racisme, de sexisme, d’intolérance, de nationalisme, de fanatisme religieux, d’attentes sociales, nationales et culturelles frustrées, les fascismes de notre temps peuvent rencontrer des groupes humains auxquels ils redonnent un sens et, ainsi que l’écrivait Wilhelm Reich en 1934, un « grand but final » (Reich, 1974 : 53-55). Mélange d’aspiration à la modernité et au retour à un passé originel archaïque fantasmé, soif d’ordre et d’autorité en même temps qu’appétit pour un grand nettoyage, ce « but final » est également à la recherche éperdue d’un « guide », régulier ou séculier, capable de mobiliser des foules désespérées et enragées et composées d’individus « ordinaires ». Prenant évidemment des formes différentes, voire contradictoires, selon les lieux et les temps, ces fascismes se caractérisent par une constante : la destruction radicale de toutes les formes d’organisation populaire autonome et l’écrasement de toutes les libertés.
La solution fasciste n’est évidemment pas à l’ordre du jour. L’a-t-elle d’ailleurs jamais été en tant que telle ? N’est-elle pas plutôt l’aboutissement d’un processus au cours duquel les partis traditionnels de la bourgeoisie font finalement appel aux « bandes avides et déchaînées » et aux « nuées de criquets affamés et voraces qui exigent pour eux-mêmes, et obtiendront, le monopole des fonctions et des revenus » (Trotsky, 1978 : 88) ?
Pour autant, de nos jours, la crise institutionnelle étant ce qu’elle est, les formes démocratiques autoritaires en vigueur pourraient donner corps à un nouveau bonapartisme. Il faut pour cela que soient réunies quelques conditions. Avoir un Bonaparte présentable est toujours utile. Ce n’est pas donné à toutes les époques ni à tout le monde, mais si, comme l’écrivait Victor Hugo, un Napoléon le petit a pu se muer en « tyran pygmée », ou un « Gastounet » (Doumergue) faire l’affaire quelque temps, tous les espoirs sont permis. Alors, qui ? quand ? comment ? Questions évidemment sans réponse.
Ce qui est revanche certain, c’est que pour s’imposer comme arbitre et comme sauveur suprême, le bonapartisme à besoin d’une extrême droite forte. En France, celle-ci dispose d’une large base électorale et a largement entamé son aggiornamento en remisant les chemises noires au placard des accessoires démodés. De ce point de vue, le Front national « dédiabolisé » est bel et bien aujourd’hui le principal vecteur de la « modernité fasciste » à même de nourrir les tendances bonapartistes contemporaines.
Cependant, les apprentis sorciers qui pensent pouvoir le museler ou le dissoudre dans le bain démocratique font fausse route. Son « programme » social-national, sa filiation et ses racines, « plus longues que son histoire » et enfouies à des époques différentes, sont autant d’éléments qui feront barrage à une telle issue. L’histoire nous l’apprend, l’épouvantail n’est jamais une simple marionnette, et en leur ouvrant la porte, les conservateurs, fidèles en cela à leurs prédécesseurs, ouvriront à nouveau la boîte de pandore.
1922-1940 : dix-huit années et quatre-vingt un textes
La compréhension du phénomène fasciste oblige à reprendre par le début cette tragédie historique. C’est ce fil que déroulent les écrits de Léon Trotsky présentés dans cet ouvrage. Au-delà du temps passé et des transformations majeures que le monde a connues depuis leur rédaction, ces textes semblent, malheureusement, nous offrir encore bien des « leçons » pour aujourd’hui.
Nous avons réuni dans la présente édition la plupart des textes de Trotsky relatifs au fascisme et une grande partie de ceux qu’il a consacrés à la guerre mondiale qui se profilait. Si celle-ci n’a pas été en elle-même la conséquence du nazisme, elle était l’horizon le plus probable de la crise du capitalisme : nécessité d’un « espace vital » pour une Allemagne privée de colonies, menace pour l’Empire britannique d’une éventuelle association des expansionnismes germanique et nippon, grand effroi du capitalisme français fragilisé dans sa domination coloniale et traumatisé par la poussée révolutionnaire de juin 1936, et obsession d’en terminer avec la Révolution russe. Ainsi, les ingrédients du nouveau conflit mondial sont présents dès le début des années 1930 (Mandel, 1986).
La résolution de cette crise majeure passait soit par la révolution socialiste soit par l’issue fasciste choisie par la grande bourgeoisie à défaut de solution plus « douce ».
Ces textes étaient destinés à être publiés dans la presse de l’Opposition de gauche et plus tard dans celle de la 4e Internationale, dans plusieurs pays, en plusieurs langues, à commencer bien évidemment par la langue maternelle de Trotsky, le russe. C’est dans le Bulletin de l’Opposition en langue russe qu’ils ont été, dans leur grande majorité, publiés, avant d’être traduits avec plus ou moins de professionnalisme en allemand, en français, en anglais. Parfois, comme certains entretiens parus dans les journaux américains, ils ont été traduits en russe pour être publiés dans le Bulletin de l’Opposition.
Bien évidemment, les conditions de production de ce bulletin étaient difficiles. L’Opposition de gauche disposait de moyens limités et devait faire face en même temps à la répression bourgeoise, à la terreur nazie et à la persécution stalinienne, bien souvent complices.
Depuis 1929, expulsé d’URSS, Trotsky est exilé à Prinkipo, en Turquie. Il séjourne ensuite en France de 1933 à 1935, avant d’être expulsé et de trouver un refuge provisoire en Norvège et enfin de partir pour un dernier exil au Mexique qui lui offre l’asile. Sa liberté d’action, de correspondance, de publication et de circulation est entravée, parfois interdite. Certains articles sont donc signés d’un pseudonyme (Crux, par exemple) ou d’un nom collectif. Parfois, ils ne sont pas signés, entre autres les projets de résolution ou les brochures.
Installé à Prinkipo, puis à Berlin à partir de 1931, c’est Léon Sedov, le fils de Trotsky, qui assure la parution et l’acheminement en URSS du Bulletin. Après l’interdiction du Bulletin par les autorités hitlériennes, Sedov reste encore quelques semaines en Allemagne, menant un travail illégal et se cachant de la Gestapo, avant de rejoindre Paris où il poursuit ses études et son activité politique jusqu’à sa mort en février 1938. Entre-temps, les agents de Staline auront volé à Paris les archives de Trotsky.
Réunissant des textes dont les titres et la sélection sont choisis par les militants et non par l’auteur lui-même, les groupes de l’ Opposition de gauche assurent la publication de brochures et de livres. En Allemagne, le travail éditorial est intense. En 1932, -l’Opposition de gauche publie Gegen den Nationalkommunismus : Über Arbeiterkontrolle der Produktion (« Contre le national communisme, Sur le contrôle ouvrier sur la production »), Soll der Faschis-mus wirklich siegen ? : Wie wird der Nationalsozialismusgeschlagen (« Le fascisme doit-il -réellement l’emporter ? Comment vaincre le national-socialisme ? »). La même année, en septembre, Der einzige Weg (« La seule voie ») réunit ainsi trois textes publiés dans le Bulletin de l’Opposition et des chapitres dont on n’a pas retrouvé les manuscrits en russe. Le livre est publié, ainsi que d’autres brochures et textes de Trotsky, par Anton Grylewicz, une des figures de l’Opposition de gauche en Allemagne, qui a fondé une petite maison d’édition. En France, un mois plus tard, en octobre 1932, la seule voie est publiée dans une brochure présentée comme un supplément à La Vérité, le journal de la Ligue communiste.
D’un autre côté, la stature internationale de Trotsky – dirigeant de la Révolution russe, commissaire du peuple aux affaires étrangères, puis à l’armée, créateur de l’Armée rouge –, lui permet d’approcher des éditeurs parisiens de renom qui souhaitent publier un auteur qui attire le « grand public ». Ma Vie, Journal d’exil, Histoire de la Révolution russe, La révolution trahie et Staline paraissent ainsi chez Grasset. Jean Guéhenno, rédacteur en chef de la revue Europe, publie dans la revue des chapitres de l’Histoire de la révolution russe en 1932 et 1933 (Racine-Furlaud, 1993). Pierre Gérôme y publie en décembre 1932 une note de lecture sur Et maintenant ?, « réquisitoire logique et passionné contre la politique stalinienne des communistes allemands ». Jacques Robertfrance, ancien rédacteur en chef d’Europe, fait publier chez Rieder La révolution permanente en 1932 et La jeunesse de Lénine en 1936. La question de la traduction est d’ailleurs suivie de manière exigeante par Trotsky.
Les difficultés sont toutefois omniprésentes : limites matérielles, limites de temps, limites physiques aussi. Trotsky doit répondre aux urgences, quitte à laisser momentanément de côté toute une série de questions. Ainsi, le 6 mars 1936, écrit-il à son ami Franz Pfemfert : « Personnellement, je suis en ce moment absolument en dehors de la vie politique allemande : je ne lis ni journaux ni revues allemands et je n’ai pas non plus la moindre possibilité, au cours des prochains mois tout au moins, de m’en occuper. J’écris à présent un ouvrage assez important sur l’Union soviétique dans la nouvelle phase de son histoire et il me faudra ensuite me consacrer à une étude sur la France […]. Je vous prie de ne voir aucun “pessimisme” dans cette lettre. Mais il faut compter avec les dures réalités biologiques » (Trotsky, 1980 : 44).
Paradoxe qui n’est qu’apparent, après la Seconde Guerre mondiale et la défaite du fascisme international, il deviendra plus difficile d’éditer Trotsky en France. Éprouvant la plus grande peine à convaincre des éditeurs, Alfred Rosmer s’en ouvre à Maurice Nadeau, ancien militant trotskiste. Dans ses mémoires, celui-ci note que Rosmer oubliait « le poids du stalinisme dans notre pays, un poids qui après cette deuxième guerre [était] devenu encore plus étouffant » (Nadeau, 2002 : 268). Encore aujourd’hui, pour d’autres raisons, il demeure des œuvres traduites en espagnol, en anglais, mais pas en français, telles les « Cinq premières années de l’Internationale communiste ».
Au cours des années 1950, c’est une obstination militante qui permet l’édition des Œuvres en trois tomes ; les éditions Marcel Rivière publient le premier tome en 1955 ; c’est la 4e Internationale qui publie le second tome, Où va la France ?, en 1958 ainsi que le troisième opus, La tragédie de la classe ouvrière allemande. La Révolution espagnole, en 1959. Contre vents et marées, Pierre Frank, un des dirigeants de la 4e Internationale, rassemble les textes, les traduit ou les fait traduire, réutilise les versions publiées avant-guerre dans La Vérité, les brochures, les livres non réédités, prépare la copie pour l’imprimeur et corrige les épreuves (Lequenne, 1985). Cependant, Pierre Frank et les autres militants du petit Parti communiste internationaliste (PCI) sont en même temps engagés dans la lutte contre la guerre d’Algérie et pour son indépendance. Ce qui leur vaut arrestations, perquisitions, saisies de journaux. Confrontés au putsch de mai 1958 qui ramène de Gaulle au pouvoir, ils sont également sous la menace physique des partisans de l’Algérie française. L’actualité du bonapartisme qui parcourt les réflexions de Trotsky dans ses écrits sur le fascisme prend alors un relief particulier.
Dans cette tourmente, ils parviennent à dégager du temps pour transmettre un héritage sans l’embaumer dans le dogmatisme. Le tome 3 paraît en 1959. Dans le contexte de l’époque, Michel Pablo, un autre des dirigeants de la 4e Internationale, qui en rédige l’introduction, insiste d’ailleurs moins sur les analyses du fascisme que sur la nécessité et le contenu d’un programme révolutionnaire, d’un programme de transition. À l’heure de la révolution coloniale, alors que le mouvement ouvrier occidental semble profondément assoupi, il convient de réfléchir aux possibilités qui s’offriront dans l’hypothèse d’une remontée des luttes des classes, même si elles semblent éloignées et appartenir au registre de l’utopie.
Avec les années 1960, on assiste aux débuts de la montée d’une gauche révolutionnaire critique vis-à-vis des partis communistes stalinisés, notamment dans les champs universitaire et intellectuel. Le soutien résolu à la révolution coloniale, de l’Algérie au Vietnam, et l’émergence du Printemps de Prague, sont le moteur de cette effervescence. La crise du stalinisme ouvre une brèche et permet de renouer les fils d’une histoire et la redécouverte des marxistes non « orthodoxes ». Les éditions de Minuit publient alors les textes de Trotsky dans des volumes importants : 1905, suivi de Bilan et perspectives en 1969, La révolution espagnole (1930-1940) en 1975 et Le mouvement communiste en France en 1977.
L’antifascisme n’est pas absent de la période qui précède Mai 68, marquée par le putsch des généraux à Alger, la terreur organisée par les ultras de l’Algérie française et l’activisme des groupes d’extrême droite à l’Université. La réponse a été, en 1961, la création d’une organisation unitaire de défense et de combat, le Front universitaire antifasciste (FUA).
En France, la crise révolutionnaire de mai et juin 1968 ouvre un moment politique caractérisé par l’irruption de mouvements de contestation de la société. C’est aussi, de manière dialectique, un moment où la déstabilisation de la domination bourgeoise contraint l’État à renforcer ses dispositifs policiers, juridiques, voire militaires, contre la « subversion ». Après celui des « ratonnades », c’est le temps de l’« ennemi intérieur », de l’« anti-France », des « bandes armées du capital » et des « marcellinades ». C’est aussi encore le temps (finissant) des Salazar, des colonels et des caudillos. Ce sera aussi celui des généraux en Amérique latine et bientôt en Pologne.
Aux lendemains de Mai 68, la répression policière est telle que certains sont alors prompts à tout mettre dans le même sac : fascisme, État policier, État fort, sans oublier, pour certains groupes gauchistes, les partis « réformistes » (socialiste et communiste). Dans des conditions autrement plus lourdes de conséquences, Trotsky avait ferraillé contre ceux qui, comme le Komintern stalinisé ou les gauchistes de son temps, ne distinguaient pas les différences entre von Papen et Hitler, entre la social-démocratie et le fascisme.
La préface que consacre Ernest Mandel au recueil de 85 textes sur l’Allemagne, qui paraît en 1971, atteste de la préoccupation à penser le fascisme et à convaincre de la nécessité d’un front unique pour le combattre (Trotsky, 1971a). En même temps que paraît ce travail scientifique, méticuleusement annoté et dirigé par Helmut Dahmer, neuf de ces textes portant sur la période 1930-1933 sont choisis pour rendre facilement accessible au public militant le plus large la pensée et la politique de Trotsky face à la montée du fascisme. C’est donc la même année que paraît Wie wird der Nationalsozialismus geschlagen ?, avec uniquement la troisième partie de la préface d’Ernest Mandel (Trotsky, 1971b).
C’est ce livre, qui ne comprend ni l’appareil critique ni l’intégralité de l’édition allemande consacrée à l’Allemagne parue en 1971, qui paraît en France chez Buchet-Chastel en 1973 sous le titre Comment vaincre le fascisme. La traduction française a été confiée à Irène et Denis Paillard, qui ont repris les textes russes, hormis les parties de « La seule voie » traduites de l’allemand. Étant à l’époque appelés à se rendre en URSS, les deux traducteurs utilisèrent un pseudonyme : Jean Renaud. Les rééditions de 1992 et 2002 par les éditions de La Passion portent à nouveau en sous-titre, Écrits sur l’Allemagne.
Dans son Trotsky, qui paraît en 1982, Pierre Broué sous-entend dans une note acerbe qu’il s’agit d’une affabulation et qu’il ne pouvait y avoir, en 1973, une traduction du russe puisque l’on n’était « en possession des originaux en russe qu’avec la découverte à Standford du fonds Sedov ». C’était oublier à la fois la disponibilité du Bulletin de l’Opposition en russe, dont les textes étaient contrôlés par Léon Sedov, et des originaux et copies de textes en russe en possession d’autres militants, tels Pierre Frank et Marguerite Bonnet, laquelle, depuis la mort de Natalia Sedova Trotsky en 1962, assurait la responsabilité des droits littéraires de l’œuvre de Trotsky pour l’ Europe. Elle avait succédé à Alfred Rosmer qui avait assumé cette responsabilité pour la France. C’est dans ces conditions que les traducteurs de l’édition de 1973 se sont vus confier les textes russes que nous rééditons aujourd’hui.
Les autres textes que nous publions sont, pour la plupart, connus puisqu’ils forment des chapitres des plusieurs livres de Trotsky, tels Où va la France ? ou Défense du marxisme. Il faut, bien sûr, rendre hommage à Daniel Guérin qui a rassemblé dans Sur la deuxième guerre mondiale, publié en 1970 à Bruxelles aux éditions de la Taupe et à Paris au Seuil en 1974, plusieurs textes, articles et interviews parus dans la presse en langue anglaise (Socialist Appeal, The Militant, Fourth International) ; ces textes couvrant la période qui précède la guerre (1938-1940). Nous avons également repris les textes publiés dans les Écrits édités par la 4e Internationale et ceux publiés par l’Institut Léon Trotsky (ILT). Sous la présidence de Marguerite Bonnet, l’ILT collecte et publie, de 1978 à 1989, les textes dispersés de Trotsky, notamment ceux conservés à la Houghton Library de Harvard, dont la partie fermée est devenue accessible en 1980. C’est sous la direction de Pierre Broué et de Michel Dreyfus, puis, après 1985, du seul Pierre Broué, que les vingt-sept volumes (une première série courant de mars 1933 à août 1940 et une seconde allant de janvier 1928 à mai 1929) sont publiés, chez EDI jusqu’au tome 12, puis par l’ILT.
À chaque fois que c’était possible, nous sommes repartis des versions originales dont nous disposions pour traduire les textes ou pour en réviser les versions existantes : Bulletin de l’Opposition, manuscrits du fonds Pierre Frank, presse en langue anglaise là où nous n’avions pas d’autres versions, et enfin les textes publiés par l’ILT ou -disponibles sur le site Marxists Internet Archive. Pour chacun, sans être exhaustifs, nous avons précisé la ou les sources, certains textes étant publiés dans plusieurs revues, journaux, bulletins, brochures.
Étape romaine
Arrêtons-nous un instant sur le cas de l’Italie. D’abord parce que c’est là que le fascisme sort des tranchées pour se hisser au pouvoir sur les décombres d’une révolution refusée. Ensuite, parce qu’il pourra sembler curieux au lecteur que le premier texte qu’il rencontrera – ordre chronologique oblige – soit consacré à un courant artistique, le futurisme.
Né en Italie, mais également très présent en Russie, notamment avec Maïakovsky, le futurisme regroupe des artistes anticonformistes, hostiles au monde bourgeois, à ses institutions et épris de modernité. Partisans de la violence et de la guerre, considérée comme un « remède hygiénique », nombre de ces rebelles se rallieront au fascisme. Dans un courrier daté du 8 septembre 1922, Gramsci écrit ainsi à Trotsky qu’un nouvel hebdomadaire, dirigé par deux futuristes, « formule, ou cherche à formuler, les théories que Machiavel prêcha à l’Italie du 15e siècle : à savoir que la lutte qui divise les partis locaux et mène la nation au chaos ne peut être enterrée que par un monarque absolu, un nouveau César Borgia qui se placerait à la tête des partis rivaux » (Trotsky, 1974 : 185).
Le 24 octobre 1922, Mussolini salue les 40 000 Chemises noires rassemblées à Naples qui se préparent à marcher sur Rome en réclamant qu’on leur donne le pouvoir et qu’à défaut ils le -prendront. Mussolini sait, écrit Anglo Tasca (1967 : 60), à la fois satisfaire « les passions vagues des foules et les intérêts précis des capitalistes ». Les propriétaires terriens de la vallée du Pô, le Cercle des -intérêts industriels et commerciaux, les nationalistes exaltés et frustrés par le sort réservé à l’Italie par le traité de Versailles ont soif de revanche. Les potentats squadristes, eux, ont soif de pouvoir… et d’avantages matériels. L’alliance avec les possédants a été scellée dès l’automne 1920 et depuis l’argent coule à flots dans les caisses des Chemises noires. La terreur blanche se répand dans le pays : journaux, Maisons du peuple, imprimeries, cercles ouvriers, ligues paysannes, Bourses du travail, coopératives sont attaqués, dévastés, détruits. Ceux qui résistent sont molestés et tués. Moins connue – le mussolinisme étant réputé non racial, du moins jusqu’à la radicalisation raciste de 1935-1938 – est la persécution des allogènes slavophones et germanophones, victimes d’une épuration ethnique « douce » par substitution de population dans les territoires annexés en 1918, la Vénétie Julienne, le Haut-Adige et Trieste (Teissier, 1996).
Mussolini semblant hésiter entre conquête légale et prise du pouvoir sous la pression des squadristes, le pouvoir en place tranche : le gouvernement démissionne et, alors que les Chemises noires marchent sur Rome, le roi refuse de décréter l’état de siège. Il choisit au contraire de confier à Mussolini le soin de former le gouvernement. « Mussolini offrit au grand capital la stratégie d’une contre-révolution anticipée », écrit Maria-Antonietta Macciocchi (1976, 1 : 24). Nommé, le 28 octobre, Mussolini forme un gouvernement de coalition avec les différentes familles de la droite traditionnelle. Les fascistes y sont très minoritaires.
Le congrès de -l’Internationale communiste, qui débute le 5 novembre 1922, prend acte de l’offensive de la -bourgeoisie, qui se manifeste, peut-on lire dans la résolution, « de la manière la plus éclatante dans le fascisme international », lequel est lié à « l’offensive du capital sur le terrain économique ». Si la situation économique pousse les masses vers un « état d’esprit révolutionnaire qui englobe les classes moyennes, y compris les fonctionnaires », cette crise sociale ébranle la « sécurité de la bourgeoisie qui n’a plus dans la bureaucratie un instrument docile ». Désormais, « les méthodes de contraintes légales ne suffisant plus », la bourgeoisie doit « créer des gardes-blanches spécialement destinées à combattre tous les efforts révolutionnaires du prolétariat ».
Le texte observe cependant un phénomène nouveau : le fascisme n’est pas seulement une organisation de combat contre-révolutionnaire, c’est aussi un mouvement disposant d’une base sociale « dans la classe paysanne, dans la petite bourgeoisie et même dans certaines parties du prolétariat ». Mettant en avant une « démagogie sociale », poursuit le document, le fascisme utilise « les déceptions provoquées par la soi-disant démocratie ». La résolution ajoute que « la folle équipée fasciste est le dernier atout de la bourgeoisie » et qu’elle est « dirigée d’une façon générale contre les bases mêmes de la démocratie bourgeoise ». Ainsi, pour perpétuer sa domination, la bourgeoisie n’a d’autre issue que la « dictature non déguisée sur le prolétariat » (IC, 1971).
Il va de soi que l’Union sacrée de 1914 et le « coup de main » donné au maintien de l’ordre bourgeois en Allemagne en 1918 pèsent également sur l’appréciation portée sur la -social-démocratie. Celle-ci est alors considérée par les jeunes partis communistes comme le principal obstacle sur la voie de la révolution. Dans son rapport au 5e congrès (1924), Amadeo Bordiga énonce que le fascisme ne représente rien de plus qu’un simple « changement du personnel gouvernemental de la bourgeoisie ». Il s’oppose au nom du Parti communiste d’Italie (PCI) au front unique avec la social-démocratie : « Nous n’avons pas à nous tourner vers les partis démocratiques […] car nous ne voulons pas faire naître l’illusion que ces partis et courants représentent quelque chose de substantiellement différent du fascisme. » Quant au président de l’Internatio-nale, Grigori Zinoviev, il émet ce qu’on peut considérer comme la matrice de la théorie du social-fascisme : « Le fascisme italien n’est pas très éloigné de la social-démocratie de Noske » (Draper, 1969).
Des questions essentielles commencent cependant à émerger. Pourquoi le fascisme s’est-il imposé, alors que le prolétariat avait déjà subi une défaite ? Pourquoi le gouvernement de Giolitti s’est-il effondré devant Mussolini, alors même qu’il avait assuré la victoire de la contre-révolution à l’automne 1920 ? Quel peut être la nature du parti fasciste de masse qui se construit ? Dès 1923, Clara Zetkin avait en effet insisté sur la distinction à établir entre le fascisme et les « contre-révolutions féodalo-capitalistes », comme celle de l’amiral Horty en Hongrie : « Le fascisme est le mouvement de ceux qui meurent de faim, qui souffrent, qui sont frustrés » (cité par Wistrich, 1976).
Au sein du Komintern, ne voulant pas se contenter de l’évident constat que l’avènement du fascisme est une « victoire de la contre-révolution », certains voient dans la petite bourgeoisie « désespérée et enragée » une force motrice du processus de fascisation. Selon les analyses en présence, la formation des mouvements fascistes de masse est aussi l’expression d’une recherche confuse et contradictoire d’une sortie de la crise sociale par la classe moyenne qui croit trouver dans le fascisme un instrument pour affirmer un « ordre nouveau appelé à les libérer des conséquences de la guerre ». Karl Radek et Andréu Nin pensent que le fascisme représente l’arrivée au pouvoir de la petite bourgeoisie avec l’appui de la bourgeoisie, dont c’est en définitive le programme qui est appliqué. Pour d’autres, cette analyse n’examine pas assez précisément l’articulation entre l’action du fascisme et la politique de la bourgeoisie. Il ne faut pas, selon ces derniers, se limiter à indiquer l’impossibilité pour la petite bourgeoisie d’avoir un programme autonome ; il est également nécessaire de souligner les rapports entre deux forces qui restent étrangères, mais dont l’une, la grande bourgeoisie, instrumentalise l’action de l’autre, la petite bourgeoisie, qui se reconnaît dans le fascisme.
Le fascisme peut donc avoir un développement indépendant, du moins jusqu’à son arrivée au pouvoir en s’identifiant entièrement avec la petite bourgeoisie et en recevant tout au plus un appui extérieur de la grande bourgeoisie. Ce n’est que dans la phase ultérieure que s’établit, en raison des contingences politiques du moment, une liaison plus étroite avec la grande bourgeoisie, laquelle n’exclut pas, loin de là, les conflits entre les deux parties.
La poursuite du débat va permettre de faire ressortir plus clairement comment s’entrelacent les revendications de la petite bourgeoisie et l’initiative politique de la classe dominante, les directions fascistes agissant elles aussi consciemment pour s’imposer. Palmiro Togliatti écrit ainsi : « Le fascisme est aussi une lutte politique menée par certains représentants de la petite bourgeoisie et de la moyenne bourgeoisie contre une partie des anciennes classes dirigeantes. » S’il s’agit bien de contester, y compris radicalement, le pouvoir politique des partis bourgeois traditionnels, il ne faut pas cependant pas confondre cette lutte avec les rapports particuliers que le fascisme « entend entretenir avec la bourgeoisie capitaliste en tant que telle » (cité par Rapone, 1976). Au contraire des mouvements contre-révolutionnaires qui « travaillaient d’habitude d’en haut, du sommet de la pyramide sociale pour défendre l’autorité établie », résume Isaac Deutscher, le fascisme et le national-socialisme sont des « contre-révolutions d’en bas […], venues des profondeurs de la société » (Deutscher, 1980, 5 : 188).
Le 26 septembre 1930, quelques jours après la fulgurante progression électorale nazie, Trotsky formule précisément sa conception : « Sous les coups de la crise, la petite bourgeoisie a basculé non du côté de la révolution prolétarienne, mais du côté de la réaction impérialiste la plus extrémiste, en entraînant des couches importantes du prolétariat. »
L’ancien dirigeant de la Révolution russe est alors un homme isolé, qui affine ses conceptions en lisant les journaux, même s’ils lui parviennent avec retard, et en discutant avec les militants qui le soutiennent. Il pense que c’est en Allemagne que se joue le sort de la révolution et que le redressement du Parti communiste allemand est le levier qui permettra d’inverser le rapport des forces. Il s’attache désormais à plusieurs tâches qui s’articulent : comprendre le phénomène nouveau qui menace la civilisation, dessiner ce que devrait être une politique adéquate pour le briser, analyser la contre-révolution thermidorienne en URSS, scruter les révolutions possibles qui seules peuvent inverser la marche à la catastrophe.
À l’instar de Clara Zetkin, il qualifie le fascisme de parti du « désespoir contre-révolutionnaire ». Il indique dans ses « Leçons de l’expérience italienne » que le fascisme est un mouvement de masse dont les communistes italiens (en dehors de Gramsci, précise-t-il) ont mésestimé le sens réel. Le Parti communiste, écrit-il, ne voyait « que la réaction capitaliste [et] ne discernait pas les traits particuliers du fascisme, qui découlent de la mobilisation de la petite bourgeoisie contre le prolétariat ». Dans ses travaux sur la formation de la pensée de Trotsky sur le fascisme, Leonardo Rapone (1976) signale l’influence des analyses du Togliatti première manière. En juillet 1926, au cours d’une réunion de la commission polonaise du Komintern, Trotsky ayant comparé le régime de Pilsudski à celui de Mussolini, en se fondant sur leur base sociale petite-bourgeoise commune, Togliatti critique ce rapprochement « qui ne voit qu’un seul élément de la situation alors qu’il faut observer les différences pour déterminer la tactique ». Tout en approfondissant ultérieurement son analyse de la spécificité du fascisme, Trotsky maintiendra néanmoins l’analogie entre les deux mouvements.
La polémique reprendra en 1932. Togliatti s’est alors rallié à la thèse stalinienne de la fascisation de la social-démocratie, tandis que Trotsky défend la nécessité du front unique et l’idée de l’opposition irréductible entre le fascisme et la social-démocratie. Selon Leonardo Rapone, il existe un lien étroit entre les analyses de Trotsky sur la crise allemande et l’élaboration antérieure des communistes italiens ; abandonnée par le parti italien stalinisé, cette approche est implicitement revendiquée par Trotsky. S’il ne semble n’avoir pas eu un accès direct aux analyses de Gramsci, qui datent de 1925-1926, il a cependant discuté avec lui lors du séjour du dirigeant italien à Moscou en 1922.
À partir de 1928, le Komintern fait sienne la thèse, apparue dès 1924-1925, de « l’identité de la social-démocratie et du fascisme », ce que Trotsky dénonce dans L’Internationale communiste après Lénine (ou le grand organisateur des défaites), qui paraît en français en 1930. Entre-temps, en 1924, Staline a été nommé secrétaire général du Parti communiste, tandis que la guerre civile, le harcèlement militaire des puissances capitalistes et enfin l’échec de la révolution allemande ont considérablement affaibli la Russie révolutionnaire. Le parti de la révolution se transforme et sa bureaucratisation avec ses monstrueuses conséquences apparaît irréversible. Lénine, auquel il ne reste que deux années à vivre, le comprend avec effroi. Il tente de freiner la dégénérescence, mais il est affaibli par la maladie et le processus social et politique de bureaucratisation est largement entamé (voir Lewin, 2015). Dans la lutte contre la stalinisation du parti et de la société, Trotsky et ses partisans seront défaits.
Dès lors, ainsi que l’écrit Isaac Deutscher (1980, 5 : 182), l’« esprit » de Trotsky n’aura de cesse de lutter « contre la marée montante de l’irrationalisme » en fournissant au mouvement révolutionnaire les éléments d’une compréhension la plus achevée possible de deux phénomènes historiques inédits et redoutablement mortifères pour l’émancipation humaine : le stalinisme et le fascisme, dont il dira plus tard que ce sont des « étoiles jumelles ». Dès 1936, dans La révolution trahie, il relève qu’« en dépit de la profonde différence de leurs bases sociales », le stalinisme et le fascisme « sont des phénomènes symétriques qui par bien des traits […] se ressemblent d’une façon accablante ».
Dans la déclaration qu’il rédige en avril 1933, pour les représen-tants de l’Opposition de gauche au Congrès antifasciste international, qui doit se tenir à Paris au mois de juin, Trotsky rappelle plusieurs éléments qui lui semblent essentiels dans la conduite de la guerre contre le fascisme qu’il préconise. Le fascisme, écrit-il, « maintiendra l’exploitation capitaliste en ruinant le pays, en abaissant la civilisation et en apportant toujours plus de sauvagerie dans les mœurs. » S’élevant contre le « tableau faussement optimiste de la situation en Allemagne » dressée par le comité d’organisation du Congrès, qui parle du « puissant développement de la lutte antifasciste », alors que, écrit-il, « les ouvriers allemands reculent sans combattre et en complet désordre », il s’inscrit en faux contre les spéculations qui vont alors bon train sur les contradictions qui se font jour dans le cabinet d’Hitler : le fascisme, déclare-t-il ne tombera pas « automatiquement, victime de sa propre inconsistance ».
Pour combattre efficacement le fascisme, répète-t-il, le Congrès antifasciste devrait non seulement combattre pour l’unité du front ouvrier, mais aussi « secou[er] l’hypnose de son régisseur bureaucratique en coulisses et [mettre] à son ordre du jour une discussion libre sur les causes de la victoire du fascisme allemand » (Trotsky, 1978 : 87-99).
Last exit to Berlin
Trotsky comprend rapidement qu’avec le national-socialisme, le monde fait face à un problème nouveau. Il s’agit d’un phénomène politique et idéologique inédit qui va bien au-delà d’un régime de coercition, aussi brutal soit-il, mis en place par la bourgeoisie pour juguler une révolution menaçante ou domestiquer le prolétariat.
Le 10 juin 1933, il approfondit la caractérisation de l’hitlérisme en jugeant que « la civilisation capitaliste vomit une barbarie non digérée ». Il s’alarme de la guerre qu’il sait venir : « Il est maintenant clair […] qu’une nouvelle guerre pourrait détruire, non seulement le fascisme, mais la civilisation européenne ». Il anticipe également l’entreprise de destruction des Juifs d’Europe à laquelle va s’atteler méthodiquement le nazisme. Ce n’est plus le « destin politique » du peuple juif qui est lié à la lutte pour l’émancipation, écrit-il, mais son « destin physique ». Si l’alternative, c’est le socialisme ou la barbarie, la civilisation est bel et bien en danger. L’enjeu dépasse celui d’un affrontement de classe classique, même si le dénouement de la tragédie est toujours lié à la mise en cause des rapports sociaux capitalistes que seule une révolution socialiste peut dénouer dans un sens humaniste. Il hisse alors ses analyses à la hauteur de l’avenir de l’humanité. Pour Trotsky, écrit Deutscher (1980, 5 : 215-216), « l’ombre des siècles de ténèbres s’étendait à nouveau sur l’Europe ».
Alors qu’avant la révolution d’Octobre, il avait séjourné à Odessa, Vienne, Berlin, Paris, Zurich et New York, à ce stade de sa vie, Trotsky n’est plus un « simple » internationaliste russe, il est devenu un internationaliste au sens plein du terme. Il connaît les sociétés européennes, leurs fragmentations sociales plus différenciées, plus éclatées en un certain sens, que celles de la Russie tsariste et le rôle charnière occupé par la petite bourgeoisie dans le balancier du rapport de forces entre les classes. Il sait également que les représentations politiques et syndicales, fussent-elles réformistes, de la classe des travailleurs sont le produit du niveau de conscience nourri de l’expérience concrète, de la situation politique et organisationnelle et non la simple conséquence de l’activité machiavélique de dirigeants traîtres. Il sait que les questions démocratiques sont d’une importance capitale. Il sait que les masses, qui suivent les partis -sociaux-démocrates ou staliniens, en dépit des multiples errements ou trahisons de leurs directions, ne les abandonneront pas sous l’effet d’une révélation subite apportée de l’extérieur. Il sait que seule l’expérience pratique et collective peut conduire aux interrogations, aux différenciations et au bout du compte aux ruptures et aux reclassements. Mais, plus encore que ces objectifs stratégiques de conquête politique des esprits ouvriers, il y a d’abord la nécessité immédiate et vitale de faire obstacle à la montée du national-socialisme.
Dans son élaboration d’une stratégie antifasciste, Trotsky approfondit sa conception du front unique ouvrier. De tactique élaborée par l’Internationale communiste, elle devient, au cours des années 1930, stratégie. Si les termes utilisés peuvent aujourd’hui nous paraître désuets, voire inadaptés à la réalité des mouvements sociaux et de la gauche contemporaine, la formulation – le front unique ouvrier – entendait établir une différenciation nette et précise avec les conceptions du Front populaire défendues par le mouvement communiste international à partir de 1934-1935.
Grigori Dimitrov sera le propagateur de la nouvelle ligne du Kremlin : l’alliance des partis communistes et de la social-démocratie avec certains partis de la bourgeoisie « démocratique » (le Parti -radical-socialiste en France, Roosevelt aux États-Unis, l’ombre de la bourgeoisie républicaine en Espagne…) dans le but de défendre les intérêts diplomatiques de Moscou au prix du contingentement des dynamiques révolutionnaires (Espagne, France). Une telle orientation ne pouvait, selon Trotsky, qu’aboutir à la défaite, car ainsi que l’écrit Michel Pablo dans son introduction de 1959, « on ne peut s’allier à une fraction quelconque de la bourgeoisie qu’en acceptant en réalité son programme, ses méthodes de lutte et sa direction politique » (Trotsky, 1959 : 10).
Trotsky décline les modalités politiques sous lesquelles cette unité d’action peut s’avérer fructueuse : reconnaissance du pluripartisme dans le mouvement ouvrier et plus largement dans la société ; maintien du droit de la libre critique de chaque partenaire du front et maintien de l’indépendance organisationnelle et de pensée de chacun ; et enfin indépendance totale de classe du cadre unitaire qui ne peut s’allier à aucune fraction de la bourgeoisie sous peine de perdre ses propres objectifs et sa liberté de mouvement. Lorsque ces principes sont reconnus et partagés dans les structures d’unité d’action, les travailleurs peuvent alors librement délibérer et agir. Le front unique est aussi une stratégie pour reconstruire l’unité de la classe travailleuse, faire revivre en son sein la démocratie et revitaliser sa force de frappe. Elle est une reconnaissance de facto de la légitimité des divergences d’opinions et tourne le dos au parti unique. Le front unique peut autant s’incarner dans un comité d’action unitaire que dans un conseil pour le contrôle de la production. L’essentiel n’est pas ici de discuter de sa configuration politique précise, laquelle dépend du lieu, du moment et du rapport des forces, mais de valoriser l’agir ensemble dans le respect des différences qui se concrétise dans la formule « Marcher séparément, frapper ensemble » (en Amérique latine, aujourd’hui, on utilise une autre métaphore : « Se parler en marchant »). Le front unique ouvrier s’oppose aux conceptions staliniennes qui laissent entendre que la classe ouvrière est socialement homogène, et donc idéologiquement indivisible, et que ses intérêts ne peuvent être défendus que par un seul parti. Toute différenciation, différence ou divergence n’étant qu’une manifestation contre-révolutionnaire, extérieure à la classe.
De nombreux textes présentés ici ont trait à la situation -allemande. Trotsky y est particulièrement attentif pour au moins deux raisons. D’abord l’Allemagne occupe une place particulière dans son esprit. Comme les autres dirigeants bolcheviques, il a mobilisé son énergie pour la victoire d’une révolution en Allemagne qui puisse desserrer l’étau contre-révolutionnaire autour de la révolution russe, rompre son isolement et lui apporter l’oxygène d’une société autrement plus développée que la Russie. Mais celle-ci n’est pas venue. À défaut de révolution, la défaite du prolétariat allemand allait avoir des conséquences incalculables pour l’avenir de l’Europe.
De la victoire d’Hitler en janvier 1933 et de la déroute du Parti communiste allemand (KPD) stalinisé, il en conclura que le mouvement communiste international stalinisé ne pouvait plus être redressé et retrouver le chemin d’une réelle politique révolutionnaire. Il faut, dit-il, abandonner l’idée de se battre en son sein pour le réorienter. Désormais, l’Opposition de gauche agira en dehors des partis communistes stalinisés. Cinq années plus tard, ce sera la fondation de la 4e Internationale.
À la veille de la bataille décisive, les communistes allemands sont aveuglés par le sectarisme et par la ligne « classe contre classe » qui va conduire à la catastrophe. Le congrès du KPD, réuni en juin 1929, considère ainsi qu’il n’y a aucune différence entre la République de Weimar et une dictature fasciste ouverte.
Quelques semaines auparavant, le 10 mai 1929, la police de la coalition de la social-démocratie et du Zentrum au pouvoir en Prusse, dirigée par le social-démocrate Karl Zörgiebel, avait ouvert le feu sur le cortège communiste à Berlin, faisant une vingtaine de morts. Depuis 1928, la social-démocratie participe au gouvernement du Reich, mais la « grande coalition » s’est brisée en mars 1930 et son remplacement par le cabinet Brüning aboutit à la dissolution du Reichstag (Flechtheim, 1972). « De fait, écrit Trotsky, si on applique au régime de Brüning le critère “démocratique” formel, il ne reste à la Constitution de Weimar que la peau sur les os. » Mais il ajoute, et c’est là toute la différence : « Il faut considérer la question du point de vue de la démocratie prolétarienne », dont les structures n’ont pas encore été à ce stade détruites (Trotsky, 1993).
Les élections ont lieu le 14 septembre 1930. Le KPD recueille 4,5 millions de suffrages, soit un bond de plus d’un million de voix. Le Parti social-démocrate (SPD) obtient 8,5 millions de suffrages, soit une perte de 500 000 voix. Les thèses de la « troisième période » se vérifient aux yeux des dirigeants du parti stalinien : à la tribune du congrès, Ernst Thälmann, le président du parti, avait insisté sur la « révolutionnarisation des masses » et sur le « processus accéléré [de leur] éloignement de la social-démocratie traîtresse ». Pourtant, l’essentiel est ailleurs : les nazis passent de 800 000 à… 6,5 millions de voix. Commentant le résultat, le 15 septembre, l’organe du KPD, Rote Fahne, annonce « le commencement de la fin pour les nazis ».
Trois ans plus tard, au lendemain de la défaite sans combat du prolétariat allemand, l’exécutif du Komintern écrira encore que « l’établissement d’une dictature fasciste ouverte, accélère le rythme du développement d’une révolution prolétarienne en Allemagne en détruisant toutes les illusions démocratiques des masses et en les libérant de l’influence de la social-démocratie ».
Sous l’influence de son aile gauchiste et des directives de Moscou, le KPD persiste à considérer le mouvement hitlérien comme une « simple » forme de réaction capitaliste et estime que les différentes formes prises par celle-ci ne prêtent pas à conséquences. Au contraire, Trotsky s’attache à observer avec acuité les -caractéristiques du fascisme et réfute l’idée que le fascisme soit le pur produit de la volonté et des subventions du capitalisme financier. Le mouvement fasciste en Italie, écrit-il, est un « mouvement spontané de larges masses, avec de nouveaux leaders issus du rang. C’est un mouvement plébéien par son origine, dirigé et financé par de grosses puissances capitalistes. Il est issu de la petite bourgeoisie, du lumpenprolétariat et même, dans une large mesure, des masses prolétariennes. »
Fascisme, grande bourgeoisie, prolétariat et classes moyennes
Trotsky entend souligner que si le fascisme est un des instruments de la volonté de la haute bourgeoisie, il n’en est pas pour autant sa « marionnette ». De plus, par son existence même, il transforme l’État en crise, conteste le leadership politique aux partis conservateurs traditionnels, absorbe les élites traditionnelles et les remplace en partie par une « élite de hors-la-loi » (Laski cité par Borón, 2000). Pour Trotsky, le fascisme donne à la petite bourgeoisie l’illusion d’être une force indépendante : « Elle commence à s’imaginer qu’elle commandera réellement à l’État. » Voilà pourquoi, selon lui, contrairement à la petite bourgeoisie, le capital financier ne peut s’identifier totalement avec le national-socialisme. Même ceux qui soutiennent financièrement Hitler ne considèrent pas le Parti nazi comme leur parti. Ainsi, en 1931, les financiers d’Hitler seront-ils très effrayés de voir les nazis prendre la tête de la grève des traminots berlinois.
En 1929, Gustav Stresemann, ministre du Reich, fait l’observation suivante à propos de la formation sociale allemande : « Si l’évolution qui nous entraîne se poursuit […] nous n’aurons plus d’un côté que les trusts, de l’autre les millions d’employés et d’ouvriers […]. Elle [la classe moyenne] est aujourd’hui à peu près complètement prolétarisée » (cité par Guérin, 1999 : 49). En polémiquant contre la formule réductrice « classe contre classe » de l’IC, Trotsky évoque succinctement la stratification sociale de la société capitaliste. Sa réflexion sur le fascisme le conduit à considérer les classes moyennes avec attention, puisque, au-delà de la petite bourgeoisie traditionnelle, il voit poindre les personnels techniques et les fonctionnaires qui constituent une partie de la base de la social-démocratie.
Le front unique contre le fascisme prend ainsi ici un aspect plus fondamental : il tend en effet à exprimer la nécessité d’une alliance entre couches sociales s’exprimant sur le plan politique par des vecteurs différents.
La petite bourgeoisie – qui, dans les périodes de stabilité, permet à la grande bourgeoisie d’asseoir sa domination – n’est donc plus seulement un acteur marginal, incapable de toute « indépendance politique », mais un élément décisif qui, dans la crise allemande, peut faire pencher la balance, soit vers la réaction soit vers une transformation progressiste. En 1932, il note l’importance « décisive [que] revêt l’autodétermination politique des couches petites-bourgeoises pour le destin de la société bourgeoise dans son ensemble ».
Trotsky affine sa conception des classes – et plus particulièrement des classes intermédiaires qui peuvent se doter d’un -projet –, même si la polarisation des classes fondamentales brise celui-ci et les pousse dans un sens ou dans un autre. La petite bourgeoisie « exploitée et humiliée », écrit-il, tente, de « s’arracher à la tutelle » de ses anciens maîtres.
La petite bourgeoisie, écrit Trotsky, est disposée à lier son sort à celui du prolétariat, à condition qu’elle soit persuadée de la capacité de celui-ci « à engager la société sur une voie nouvelle ». Mais, tout en traitant de cette question à propos de l’Allemagne, puis des événements de février 1934 en France, il reste dans le domaine des généralités. Il n’indique en effet que très -succinctement les éléments programmatiques et les conditions concrètes qui permettaient l’agrégation de la petite bourgeoisie – terme qui reste très générique – autour du prolétariat. La seule indication qu’il fournit est que le prolétariat doit administrer la preuve de sa détermination révolutionnaire… Ainsi, à propos de la crise allemande, il critique avec virulence la tentative de concurrence du KPD sur certains thèmes d’agitation des nazis (l’appel à la lutte commune contre le traité de Versailles et l’occupation de la Ruhr, le mot d’ordre de révolution populaire…), mais il n’indique pas comment un parti communiste (de plus en plus influent mais néanmoins minoritaire) peut prendre en compte les insatisfactions des classes moyennes et les problèmes nationaux.
En 1938, dans le texte connu sous le nom de « Programme de transition » – qui au demeurant s’apparente plus à une méthode qu’à un programme stricto sensu –, il recommande de donner « sous la forme la plus concrète possible » des réponses pour les « fermiers et la petite bourgeoisie citadine correspondant aux conditions de chaque pays ». On y aperçoit l’ébauche d’une démarche où l’alliance du prolétariat et des artisans se ferait sur la base d’un pacte, d’un accord volontaire entre les deux parties. Ainsi, la nationalisation des banques et des trusts créerait « des conditions de crédit, d’achat et de vente incomparablement plus favorables que sous la domination illimitée des monopoles ». Mais, contrairement aux développements sur l’Allemagne, ici, la petite bourgeoisie citadine, ne renvoie qu’aux commerçants et aux artisans, c’est-à-dire à des « survivances des formes précapitalistes » (Trotsky, 1983 : 33-35).
L’idéologie comme force matérielle
Le 7 avril 1935, observant l’agitation des groupements d’extrême droite en France, il commente dans son Journal d’exil le programme du Front paysan d’Henri Dorgères : « Les programmes fascistes et préfascistes provinciaux seront divers et contradictoires comme sont contradictoires les intérêts des différentes catégories […] et des différentes couches sociales de la paysannerie. Mais ce que tous ces programmes auront de commun, ce sera leur haine de la banque, du fisc, du trust et des législateurs » (Trotsky, 1977 : 106-107).
Nous sommes là au cœur d’un des « mystères » des fascismes, ceux d’hier comme ceux d’aujourd’hui : le programme. Nombre de nos contemporains s’ingénient à décortiquer les programmes des extrêmes droites fascistes de notre temps pour en démontrer les contradictions, ce qui a certes un intérêt, mais à condition de comprendre que loin d’être une faiblesse, ces contradictions sont une force.
Dans La Lutte des classes de février 1935, Pierre Naville rappelle que contrairement aux partis ouvriers pour lesquels « la question du programme a toujours un rôle prédominant », les différentes fractions de la bourgeoisie « ne combattent ouvertement qu’au nom d’objectifs supposés, et non de leurs buts réels » : « Le fascisme et ses stades et idéologies préparatoires », écrit-il, n’ont qu’un objectif : le « pouvoir d’État. » C’est pourquoi il « joue sur une large échelle, devant la masse, [la] comédie. » Naville ajoute que dans les documents fascistes, le programme est « tout à fait secondaire » et que les propositions sociales sont « volontairement traitées en grisaille et surtout en termes flous, littéraires, laissant place aux interprétations changeantes ». Il conclut son article en écrivant : « Il ne sert à rien de “démontrer” tout le temps que le programme de La Rocque est inexistant, etc. Actuellement, sa force réside justement dans l’absence de programme défini, l’exaltation d’une mystique vague qui en tient lieu » (Naville, 1976 : 462).
Angelo Tasca, qui publie en 1938 Naissance du fascisme, dont Trotsky recommande la lecture, note que pour définir le -fascisme, il faut le « surprendre » dans son évolution et « saisir sa différence spécifique » d’un pays à l’autre et à une époque donnée : « Le fascisme n’est pas un sujet dont il suffit de rechercher les attributs, mais la résultante de toute une situation dont il ne peut être coupé » (Tasca, 2000). Les fascistes, écrit-il, en 1938 « ne sont ni républicains ni monarchistes, ni socialistes ni antisocialistes », ils pratiquent, « tour à tour, suivant le cas », la collaboration de classes et la lutte des classes, ils sont l’« anti-parti » afin de disqualifier les partis du système. Il ajoute que ce qui fait la force du fascisme, ce n’est pas sa cohérence, « piège mortel », mais l’« action » (Tasca, 1967 : 63). Mussolini lui-même déclare n’avoir pas de « doctrine préétablie ». Notre doctrine, dit-il, « c’est le fait », affirmant que le fascisme est « subversif et conservateur », « monarchiste et républicain », « clérical et anticlérical ». Robert Paxton systématise cette approche.
À un moment donné, j’étais même tenté de réduire le rôle des idées dans le fascisme à un simple fonctionnalisme : les fascistes disent tout ce qui attire la foule et qui rassure l’élite. Ce serait une erreur. Les idées comptent dans le fascisme, mais il faut expliciter exactement quand et comment elles comptent. Au début, l’idéologie aide dans le recrutement d’un large public, et elle ouvre une brèche dans les valeurs libérales auxquelles les classes moyennes avaient jusqu’alors largement adhéré. Et à la fin, sous l’influence de la guerre, certaines idées obsessionnelles reprennent leur pouvoir. […] Les contradictions qui embrouillent toute lecture de textes fascistes ne peuvent être résolues, donc, que par l’étude des choix faits par les fascistes dans leur vie quotidienne (Paxton, 1994).
Wilhelm Reich note que quand il faisait remarquer à des partisans du national-socialisme que le programme de leur parti était « intenable à force d’être contradictoire », il obtenait souvent la réponse suivante : « Hitler trouvera la solution » (Reich, 1974 : 75). Toutes les contradictions sont ainsi résolues ipso facto par la magie de la parole du Chef qui parle en même temps à tous et à chacun et dans lequel chacun se reconnaît. « Pourquoi les masses […] n’ont-elles pas remarqué qu’Hitler promettait aux travailleurs l’expropriation des moyens de production et aux capitalistes des garanties contre l’expropriation ? », interroge Wilhelm Reich (1974 : 53-55). La lecture de Mein Kampf, nous indique-t-il, donne une clé de la compréhension de la réception du discours hitlérien par les foules partisanes : peu importe l’argumentation, peu importent les contradictions, ce qui importe, c’est le « grand but final » :
Ce n’est pas l’intelligence coupant les cheveux en quatre qui a tiré l’Allemagne de sa détresse, mais votre foi. […] Pourquoi sommes-nous ici ? Par ordre ? Non […], parce qu’une voix intérieure vous l’a dicté, parce que vous croyez en notre mouvement et en sa direction. Seul la force de l’idéalisme a pu accomplir cela […]. La raison vous eût déconseillé de venir à moi et seule la foi vous l’a commandé (Adolf Hitler, 13 septembre 1935).
Bonapartisme et fascisme
Pour Trotsky, l’Allemagne est dans une situation où s’« approche » une crise révolutionnaire. Il dégage quatre éléments pour étayer cette analyse : une crise majeure de la domination bourgeoise sur la société à laquelle le régime parlementaire n’offre aucune issue ; un renforcement du Parti communiste au détriment de la social-démocratie, renforcement qui connaît toutefois un « retard » ; l’émergence de la petite bourgeoisie qui tout en étant hostile au socialisme, « menace le système actuel » de domination. Il en conclut que les conditions de la révolution sont réunies puisque la question du basculement de la petite bourgeoisie est entre les mains du KPD : « La situation […] doit devenir révolutionnaire ou contre-révolutionnaire. […] Le fascisme volerait effectivement en éclats, si le Parti communiste était capable d’unir la classe ouvrière, la transformant ainsi en un puissant aimant révolutionnaire pour l’ensemble des masses opprimées du peuple. »
Trotsky centre sa critique sur le KPD qu’il considère à la fois comme la clé de la situation et comme incapable de renverser le régime. Il s’attarde moins sur la social-démocratie. Elle n’est pour lui qu’une force conservatrice qui se contente de défendre un régime parlementaire à l’agonie. Le SPD fait une confiance aveugle à la Constitution de Weimar et compte sur la Reichswehr pour contrer les sections d’assaut hitlériennes. Ce qui fait dire à Ernest Mandel, que quand les « fascistes quittent la sphère de la légalité », le mouvement social ne doit pas se « contenter strictement d’agir dans cette sphère ».
Trotsky affine son analyse du nazisme (« expression de l’impasse aiguë du régime bourgeois ») et pose des questions : « Quelle est sa force offensive ? Quelle est sa stabilité ? A-t-il atteint son point culminant ? […] ou en est-il seulement à ses premiers pas ? ». Il est impossible de répondre mécaniquement, dit-il, car l’ensemble est un tout instable qui peut pencher d’un côté ou d’un autre. Hitler s’emploie ainsi à forcer la main des fractions de la bourgeoisie qui hésitent encore à le soutenir dans son « œuvre de destruction sanglante du prolétariat ».
Il s’attache aussi à démontrer qu’il existe durant une période déterminée, entre la démocratie parlementaire et le fascisme, « toute une série de formes de transition, dont l’une remplace l’autre, tantôt de façon pacifique et tantôt par la guerre civile ». Qualifiés de « dictatures bonapartistes », ces gouvernements sont l’expression de l’instabilité et sont eux-mêmes instables. Il s’appuie sur le précédent autrichien – Dollfuss ayant vidé le régime parlementaire de tout contenu démocratique à l’aide d’une succession de décrets – pour illustrer ce qu’il appelle « une période de “transition bonapartiste” ».
Tout en rappelant que démocratie parlementaire, bonapartisme et fascisme sont des formes de gouvernement au service du capital, il faut, dit-il, discerner avec précision les caractéristiques politiques du moment politique dans lequel on se trouve afin de déterminer les objectifs différenciés que ces situations réclament (Trotsky, 1978 : 198-199). Il évoque également une « loi générale du remplacement d’un système par un autre » et souligne que dans certaines circonstances historiques la bourgeoisie peut employer simultanément « ses agents conciliateurs et ses agents terroristes ».
Le bonapartisme est donc un phénomène politique combiné ; c’est la situation qui le met à l’ordre du jour, à côté et en liaison avec le fascisme, mais il ne faut pas le confondre, écrit-il, avec celui-ci ; impossible sans le fascisme, le gouvernement von Papen n’est pas pour autant le fascisme. À cette étape, la grande bourgeoisie mise toujours sur le gouvernement von Papen pour stabiliser la situation par les moyens traditionnels fournis par la police et l’armée ; elle n’a pas encore fait le choix du nazisme et hésite à « transmettre tout le pouvoir à Hitler ». Une telle éventualité, même si la grande bourgeoisie ne doute pas qu’Hitler sera « finalement l’instrument docile de leur domination » n’est pas exempte du « risque d’une longue guerre civile et d’importants frais généraux ».
Caractérisant l’arrivée au pouvoir de von Papen, le 20 juillet, de « coup d’État bonapartiste », il critique implacablement la direction stalinienne qui qualifie l’événement de « coup d’État fasciste », tout en mettant, sous prétexte de l’identité du « contenu de classe », Severing, Brüning et Hitler, dans le même sac. Il établit ainsi une distinction stricte entre le fascisme et les décrets pris par le chancelier Brüning. Le KPD ne voyant pas de différence entre von Papen, von Schleicher et Hitler, ne peut donc comprendre le véritable danger du national-socialisme, le rôle de Papen-Schleicher étant d’éviter la guerre civile en disciplinant les nazis tout en enchaînant le prolétariat. La bourgeoisie cherche d’abord des solutions à moindres coûts, des solutions qu’elle puisse politiquement maîtriser : le gouvernement Giolitti en Italie ou la succession des cabinets Brüning, von Papen et Schleicher en Allemagne.
Mais devant les contradictions à surmonter, ces régimes sont instables car ils n’ont pas d’assise de masse. Or, c’est le caractère de masse des organisations fascistes qui en fait le maillon indispensable du cycle politique en poussant tout l’édifice à basculer en faveur de la solution fasciste. C’est également ce caractère de masse qui permettra de briser les organisations du mouvement ouvrier, assurant ainsi une bien plus grande stabilité des régimes fascistes par rapport aux solutions bonapartistes. Mais ce cycle n’est pas sans danger pour la bourgeoisie qui ne peut à tout moment établir à son gré n’importe quel gouvernement, même si elle a dans une certaine mesure la possibilité de « remplacer un système de domination en déclin par un autre qui corresponde mieux aux nouvelles conditions ». Cependant, écrit Trotsky, le passage d’un système à un autre ne peut se faire qu’à la faveur d’une crise politique au cours de laquelle « l’activité du prolétariat révolutionnaire, peut se transformer en un danger social pour la bourgeoisie ». Celle-ci hésite donc. En effet, note-t-il en 1929, si « le fascisme est le fondé de pouvoir de la bourgeoisie », il a sa « propre armée, ses propres intérêts et sa propre logique » (Trotsky, 1955).
Craignant une guerre civile qui pourrait ouvrir la possibilité d’une révolution prolétarienne, le capital financier n’a donc fait le choix du fascisme qu’en dernière instance. Trotsky écrira que le recours au fascisme ne représentait, en 1923, guère plus qu’un « épouvantail dans le potager de la bourgeoisie », quand les demi-mesures se sont révélées insuffisantes et qu’est apparue l’impuissance du mouvement ouvrier à contre-attaquer.
Le mouvement ouvrier brisé, certains pensaient que la -mécanique infernale ne s’emballerait pas. Ainsi, en février 1933, Hitler semblait n’être encore qu’un des instruments parmi d’autres dont la grande bourgeoisie disposait. Il était chancelier, mais ni la Reichswehr, ni les Casques d’acier, ni la police ne lui étaient encore acquis. Pour Leonardo Rapone, la prise du pouvoir total par les nazis est une issue à la crise sociale qui va « au-delà des intentions originelles de la grande bourgeoisie quand elle a eu recours au fascisme » (Rapone, 1976), mais il s’agit néanmoins d’une issue obligée à partir du moment où elle a renoncé ou s’avère impuissante à trouver un « équilibre ». Le fascisme, rappelle Ernest Mandel, permet ainsi à la grande bourgeoisie de « transformer radicalement les conditions de la production et de l’extraction de la plus-value ».
Fascisme et démocratie
Après avoir proclamé en 1930 que le fascisme était déjà au pouvoir, le comité central du KPD déclare, en février 1932, que la démocratie et le fascisme sont « deux formes qui dissimulent le même contenu » (Flechtheim, 1972). Rote Fahne met régulièrement en avant une citation de Staline où le dictateur affirme que « la social-démocratie est objectivement l’aile modérée du fascisme ». Soulignant avec force la contradiction entre fascisme et démocratie, Trotsky rappelle à ceux qu’il désigne sous le terme péjoratif de « philistins », que celle-ci « n’exprime pas la domination de deux classes irréductibles » mais qu’elle « désigne deux systèmes différents de domination d’une seule et même classe ». Le parlementarisme et le fascisme s’appuient, écrit-il, « sur différentes combinaisons des classes opprimées et exploitées et entrent immanquablement en conflit aigu l’un avec l’autre ».
Les conséquences politiques ne sont évidemment pas les mêmes puisque, dans l’hypothèse d’une victoire du fascisme, toutes les institutions sont directement aux mains du grand capital. La « fascisation de l’État » ne peut s’accomplir qu’à la condition que les organisations ouvrières et démocratiques soient détruites et le prolétariat réduit à un « état d’apathie complète ». Les organisations de la classe ouvrière sont alors remplacées par un « réseau d’institutions pénétrant profondément dans les masses, pour faire obstacle à toute cristallisation indépendante du prolétariat » (Trotsky, 1993).
S’attaquant à ce qu’il appelle le « radicalisme vulgaire » du KPD, Trotsky explique que, si théoriquement la victoire du fascisme est le témoignage incontestable de l’épuisement de la démocratie, il en est politiquement tout autrement, puisque l’offensive du fascisme contre les positions ouvrières acquises dans la société bourgeoise ne peut que donner une vigueur nouvelle à la confiance dans la démocratie parlementaire : « La victoire du national-socialisme en Allemagne a provoqué dans les autres pays européens le renforcement […] non des tendances communistes, mais des tendances démocratiques. […] Grâce à dix années de politique criminelle de l’Internationale communiste stalinisée, le problème se pose devant la conscience de millions de travailleurs, non sous la forme de l’antithèse décisive “dictature du fascisme ou dictature du prolétariat”, mais sous la forme de l’alternative beaucoup plus primitive et beaucoup moins nette : fascisme ou démocratie ».
Une autre idée-force apparaît alors : « Les ouvriers ont construit à l’intérieur de la démocratie bourgeoise, en l’utilisant tout en luttant contre elle, leurs bastions, leurs bases, leurs foyers de démocratie prolétarienne » (souligné par Trotsky). Et si, selon lui, le prolétariat ne peut arriver au pouvoir que par la voie révolutionnaire, « c’est précisément pour cette voie révolutionnaire [qu’il] a besoin de bases d’appui de démocratie prolétarienne à l’intérieur de l’État bourgeois ». Les communistes doivent défendre les « positions matérielles et intellectuelles que la classe ouvrière a déjà conquises » et que le fascisme a vocation à démanteler. Le fascisme n’est donc pas seulement un système de répression, de violence et de terreur, c’est un système particulier qui suppose la destruction de tous les éléments d’auto-organisation que le mouvement social a construits au sein de la société bourgeoise. La tâche du fascisme, écrit Trotsky, est de « maintenir toute la classe dans une situation d’atomisation forcée » (Trotsky, 1955). Pour cela, il lui faut détruire l’ensemble du système de contre-pouvoirs (« les organisations libres et indépendantes », les « bases d’appui ») acquis et construits par le mouvement ouvrier aussi bien réformiste que révolutionnaire.
Trotsky utilise tour à tour les termes de « démocratie » et de « démocratie prolétarienne ». Si, au départ, il voit simplement dans la première un mode de domination politique de la bourgeoisie, et considère la seconde comme l’expression formelle des conquêtes du prolétariat (« positions matérielles et intellectuelles du prolétariat »), il est certain que sa pensée a connu une évolution qui l’a conduit à récuser la distinction schématique (propre à une certaine vulgate gauchiste) entre démocratie formelle et démocratie réelle au profit d’une approche où la démocratie est le produit, dans un système de domination donné, d’un rapport de forces entre les classes.
Si, selon Trotsky, le front unique et la lutte contre le fascisme doivent se déployer dans une totale indépendance de classe, celle-ci ne signifie cependant pas dans son esprit un repli sur une conception étroitement « sociale », voire ouvriériste pourrait-on dire aujourd’hui, indifférente à tous les autres mouvements ou contradictions de la société qui participent à son libre développement.
Face au fascisme, la question démocratique devient alors essentielle et doit être défendue de façon inconditionnelle par le mouvement ouvrier. La défense des droits démocratiques élémentaires n’est pas sélective en fonction de la nature sociale ou politique des victimes ou de leurs organisations, il faut, écrit-il, à ses amis plongés dans la clandestinité en Allemagne, « apparaître comme les pionniers de la libération ». C’est la portée universelle du combat de classe que Trotsky remet ainsi au premier plan. Il prend ainsi le parti de défendre les Églises allemandes face au nazisme et le droit des croyants à « consommer leur opium » et à « former des organisations ». Il propose ainsi la protection ouvrière de la franc-maçonnerie, contre laquelle il a eu tant de mots si durs, l’assimilant à une agence de la bourgeoisie. « Supposons, écrit-il, que, demain, les fascistes commencent à détruire les temples de la franc-maçonnerie ou écraser les journaux radicaux […]. Il va sans dire que les ouvriers iront dans la rue pour défendre [leurs] temples ».
On voit par ailleurs ici que la question de l’« autodéfense ouvrière » et de l’« armement des travailleurs », que Trotsky développe à plusieurs reprises entre 1934 et 1940, doit être comprise dans une acception plus large que la défense stricto sensu des organisations ouvrières. Le mouvement ouvrier se voit assigner comme tâche la défense des libertés démocratiques et des institutions dans lesquelles elles s’incarnent. Cette position, qui pourrait de nos jours en surprendre plus d’un, s’appuie sur une conception de la démocratie et des droits humains qu’il argumente ainsi : « Ce dont il s’agit avant tout, c’est d’une question de liberté de conscience, donc d’égalité des droits » (souligné par nous).
La catastrophe annoncée
Selon Isaac Deutscher, Trotsky ne voulut pas « croire que le mouvement ouvrier allemand laisserait Hitler s’installer en maître sans coup tirer un coup de fusil » (Deutscher, 1980, 5 : 220). Toujours selon Deutscher, Trotsky semble avoir estimé jusqu’au bout de la crise allemande que la prise du pouvoir total par les nazis ne pourrait s’effectuer sans avoir ensuite à affronter une contre-attaque révolutionnaire du prolétariat, laquelle relancerait un nouveau cycle de combats. Mais, comme on sait, cette contre-offensive ne vint pas…
Une fois la défaite consommée, Trotsky reviendra peu sur le régime nazi lui-même. Il se tourne vers l’Espagne et la France où s’esquissent des processus révolutionnaires propres à permettre un retournement de conjoncture : seule la révolution socialiste sera à même d’empêcher la progression du fascisme et la guerre. Il s’engouffre dans la brèche qui s’est ouverte en Espagne où la révolution qui débute peut inverser la marche à l’abîme. C’est en Espagne que commence le second conflit mondial. Dès novembre 1933, il avait évoqué la logique de guerre qui s’était emparée de l’Allemagne nazie : « Le temps nécessaire à l’armement de l’Allemagne détermine le délai qui sépare d’une nouvelle catastrophe européenne. »
En 1938, il réaffirme que les antagonismes de classe « rongent » le fascisme de l’intérieur. Analysant le fascisme italien en 1933, il avait déjà envisagé que son institutionnalisation pouvait le rapprocher des formes plus classiques de dictature. Une fois au pouvoir, le nazisme s’est ainsi débarrassé, comme son aîné italien l’avait fait en son temps, des slogans « socialistes ». Pour montrer sa fidélité à l’ordre capitaliste, il s’est également empressé de liquider ses courants plébéiens (les SA) qui avaient cru à sa démagogie sociale.
Trotsky a pensé que l’exercice du pouvoir provoquerait inévitablement une érosion de la base sociale du régime de Mussolini et que seule l’« inertie » de l’histoire, écrit-il, lui permettrait de se maintenir. Il surestime ainsi le fait que cette issue puisse être un des facteurs qui modifierait le rapport de forces et conduirait à la révolution. Il révise ce jugement en 1938 et envisage un double scénario : « Il est fort possible qu’il faille un grand succès du prolétariat dans un des pays “démocratiques” pour donner une impulsion au mouvement révolutionnaire sur le territoire du fascisme. Une catastrophe financière ou militaire peut avoir le même effet. »
Alors qu’il ne semble guère distinguer les différences de dynami-que entre le fascisme et le nazisme, Trotsky met en évidence dans divers articles, certes de manière dispersée, la spécificité du phénomène nazi. Non seulement il en annonce l’exceptionnelle monstruosité – « Le fascisme allemand fera apparaître son aîné italien comme quasiment humain » (Trotsky, 1933) –, mais il perçoit ce qui, au-delà de la destruction du mouvement ouvrier, en constitue le cœur : le racisme biologique et l’antisémitisme. « La petite bourgeoisie paupérisée, écrit-il, s’enivre de contes sur les mérites particuliers de sa race. […] Le pogrom devient la preuve supérieure de la supériorité raciale. »
Dès 1933, il affirme que « le national-socialisme est indissolublement lié à l’antisémitisme et à ses pogroms ». En 1938, alors que les persécutions ont commencé en Allemagne, que les démocraties ferment leurs portes aux Juifs et que monte l’antisémitisme en Europe et aux États-Unis, il appelle les masses populaires juives à un combat sans merci contre le fascisme et pour la révolution. Il est alors l’un des rares à déjà formuler une terrible prédiction : « Étouffant sous ses propres contradictions, le capitalisme dirige des coups redoublés contre les Juifs ; bien plus, une partie de ces coups retombe sur la bourgeoisie juive […]. On peut sans peine imaginer ce qui attend les Juifs dès le déclenchement de la guerre mondiale à venir. Mais, même si la guerre est écartée, le prochain développement de la réaction mondiale implique avec certitude l’extermination physique des Juifs. »
Assassiné le 20 août 1940 dans son exil mexicain de Coyoacán par un agent stalinien, Léon Davidovitch Trotsky assistera à l’embrasement du monde, mais il ne verra pas le déchaînement de la barbarie qu’il avait pressenti et tenté de toutes ses forces d’empêcher.
Le mythe français
Nous n’en avons pas fini avec la question du fascisme, cette « névrose du sens commun » qui, déjà en 1940, selon Trotsky, lançait un « défi aux historiens ». Près d’un demi-siècle plus tard, dans son introduction à Ni droite ni gauche : L’idéologie fasciste en France, Zeev Sternhell note que malgré les avancées de l’historiographie qui « permettent de cerner le fait fasciste […], il n’existe toujours pas de définition acceptable pour tous ou reconnue comme universellement valable » (Sternhell, 1987 : 31). Face à cette difficulté, nombreux sont ceux qui s’accordent pour affirmer que le fascisme serait un fait historique soigneusement circonscrit dans le temps, de 1922 à 1945, et dans l’espace, l’Allemagne et l’Italie. Le fascisme serait donc à la fois absolument étranger à l’espace français et impossible aujourd’hui, toujours dans l’espace français.
Gare à ceux qui ont transgressé ces frontières académiques en explorant les racines et les avatars du fascisme à la française. On connaît ainsi les violentes attaques subies par Zeev Sternhell pour avoir dévoilé le berceau français du fascisme. On connaît également celles qui ont frappé Robert Paxton pour avoir mis à nu l’entreprise « révolutionnaire » de transformation sociale et politique menée par Vichy. Il n’est pas inutile de revenir sur ces polémiques, car l’historiographie française dominante, avec ses aveuglements, ses amnésies et ses occultations, a fait plus qu’obscurcir la recherche historique : elle a contribué à désarmer l’opinion face à l’émergence et à l’installation du Front national dans le paysage politique français. Pour nous, très modestement, dans le cadre limité de cette introduction, ce retour polémique sur les canons de l’historiographie française n’a d’autre objet que de tenter de dissiper les brumes qui brouillent la perception des fascismes modernes qui se déploient sous nos fenêtres et à nos portes.
René Rémond, le pape des historiens des droites françaises, a ainsi émis des bulles qu’il ne faut pas tenter de crever sous peine d’excommunication. Évoquant les ligues « de droite », il affirme ainsi qu’y voir un « fascisme français », c’est « prendre l’apparence pour la réalité » : « Les ligues n’ont emprunté – et encore – au fascisme que le décor et la mise en scène, elles lui ont peut-être dérobé ses oripeaux, mais pas son esprit » (Rémond, 1982). Pour lui, les Croix de Feu du colonel de La Rocque n’étaient rien de plus qu’une forme de « scoutisme politique pour grandes personnes ». Et tout en admettant que le Parti populaire français (PPF) de Doriot était « la forme la plus approchée d’un parti de type fasciste », il émet un « doute tenace sur la nature profonde du mouvement et sur les motivations de ceux qui y adhérèrent » (Rémond, 1982).
Des historiens, tels Pierre Milza et Serge Berstein, continuent de penser le fascisme au travers du paradigme de l’« état pur » (qui n’aurait vu le jour qu’en Allemagne), comme s’il agissait d’une formule chimique, ou encore à l’aune d’une condition sine qua non en déterminant la nature, à savoir l’existence d’un « véritable parti fasciste ». De cela, nous pouvons évidemment discuter, mais ce n’est pas là l’essentiel pour ces auteurs. Une seule chose compte : décréter urbi et orbi que « la culture politique française, marquée par une longue tradition démocratique » a épargné à la France la tentation fasciste.
Pour les partisans de ce que Michel Dobry appelle la « thèse immunitaire » (Dobry, 2003 : 8), il faudra attendre 1943-1944 pour que le « groupe le plus radical et le plus extrémiste de la nébuleuse vichyste » – le régime de Vichy étant « un pouvoir personnel d’inspiration nationaliste et traditionaliste » – s’engage dans la voie fasciste. Et encore, ajoutent-ils, cette tentative « apparaît davantage comme l’auxiliaire de l’occupant que comme l’émanation d’un courant politique national » (Berstein et Milza, 2014 : 29-33). Il ne s’agirait donc que d’un « nazisme d’importation », ironise Robert Paxton (1974 : 140).
C’est un peu comme s’il n’y avait pas, comme l’écrit Robert Paxton (1996 : 256-257) un « continuum de formules d’extrême droite allant de l’autoritarisme clérical de Salazar, Dollfuss et Franco, tous trois teintés d’emprunts au fascisme […], jusqu’au fascisme incomplet de Mussolini, qui partageait le pouvoir avec la droite classique, et au régime le plus proche du fascisme intégral, celui de l’Allemagne nazie ». C’est un peu comme si de février 1934 à août 1944, il n’y avait pas eu à l’échelle mondiale – de Madrid à Munich et… Moscou – des événements dont l’enchaînement a créé les conditions économiques, sociales, politiques, idéologiques et militaires du développement de régimes de type fasciste – plus ou moins « aboutis » suivant les configurations nationales. Robert Paxton (1974 : 224) ajoute que « par rapport à l’ère libérale et industrielle », Vichy « se situe plus près, somme toute, de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste que de l’Espagne et du Portugal ».
«Le fascisme, ironise Étienne Balibar (1996 : 201), est donc quelque chose qu’on voit plutôt chez les autres »… En octobre 1934, comme s’il avait anticipé la discussion, Trotsky écrit qu’en France, « on s’est longtemps bercé de l’idée que le fascisme n’avait rien à voir avec ce pays […] où toutes les questions sont tranchées par le peuple souverain au moyen du suffrage universel ». Pourtant, le 6 février, écrit-il, « quelques milliers de fascistes et de royalistes, armés de revolvers, de matraques et de rasoirs, ont imposé au pays le réactionnaire gouvernement Doumergue, sous la protection duquel les bandes fascistes continuent à grandir et à s’armer. » Bandes armées qui ont, écrit-il en 1936, « jeté la perturbation dans les rapports intérieurs de la France » en contraignant le gouvernement à démissionner le 7 février 1934.
En tout cas, en ce qui concerne la seule France, les espoirs déçus du Front populaire, la Drôle de guerre et la débâcle de 1940, sans oublier les conséquences politiques désastreuses du pacte germano-soviétique, jettent les bases d’un régime qui ira, nous semble-t-il, au-delà de l’« inspiration nationaliste et traditionaliste ». À lire certains, on peut donc se rassurer sur la santé du corps français, Vichy n’aura été rien d’autre qu’un furoncle développé sur le corps sain de la démocratie française et de l’universalisme républicain.
Si le 20 août 1940, le jour même de son assassinat, Trotsky -qualifie encore dans un texte non achevé, le régime de Vichy comme un « bonapartisme sénile » et non comme un fascisme « au sens propre du terme », l’entrée de la Wermacht à Paris, le 14 juin, a néanmoins ouvert une nouvelle époque au cours de laquelle les fascistes authentiques, les conservateurs, les monarchistes et les réactionnaires de tout poil vont tenter de communier, chacun avec sa partition, dans la révolution nationale au nom de la défense de la France éternelle et de son empire colonial, de l’aversion pour les Juifs apatrides, les métèques et les rouges.
Le 8 juillet 1940, Pierre Laval déclare ainsi que la « démocratie parlementaire » ayant été battue par le nazisme et le fascisme, « elle doit disparaître » au profit d’« un régime nouveau, audacieux, autoritaire, social, national ». Il n’y a pas d’autre voie, continue-t-il, que la « collaboration loyale avec l’Allemagne et l’Italie » (Bourderon et Willard, 1982 : 91). Le 8 octobre, le maréchal Pétain emploie pour la première fois le terme de « révolution nationale », tandis que Thierry Maulnier, futur membre de l’Académie française et auteur parisien à succès de l’après-guerre, assure que le régime de Vichy est authentiquement français et qu’il n’a rien à emprunter au vainqueur. En effet !
Instauré le 10 juillet 1940, le régime « authentiquement français » ne perd pas de temps et n’attend pas les ordres de Berlin – aucun document allemand donnant de telles directives n’a été retrouvé dans les archives, signale Robert Paxton (1974 : 144) – pour décider : la fondation de l’« État français » (11 juillet) ; la révision des naturalisations octroyées depuis 1927 (22 juillet) ; l’exclusion des Juifs des postes électifs, des directions de la fonction publique, de la magistrature, de l’armée, de l’enseignement, de la presse, du cinéma (3 octobre) ; l’assignation à résidence des Juifs étrangers sur ordre préfectoral (4 octobre) ; l’abrogation du décret Crémieux (1870) qui avait accordé la nationalité française aux Juifs d’Algérie (7 octobre). La loi raciale du 3 octobre portant sur le « statut des Juifs » considère que toute personne issue de trois grands-parents « de race juive » – il est bien écrit de race juive et non de confession – doit être considérée comme juive.
Quant au ministre des finances, loin de toute idéologie, il suggère, le 30 septembre, que l’Allemagne s’engage vers la signature de contrats avec les industriels français plutôt que de choisir la voie du pillage (Paxton, 1974 : 73). Heureusement pour la France authentiquement française, l’Allemagne nazie n’a manifesté que peu d’intérêt pour ces propositions, alors que ses industriels et ses financiers « s’enthousiasmèrent pour le corporatisme [qui] permettait de faire d’une pierre deux coups […] : échapper à la fois à la lutte des classes et à la concurrence impitoyable » (Paxton, 1974 : 205).
La blanchisseuse et les chemises noires
Évoque-t-on le fascisme français que les mandarins élèvent des barrières en forme de typologies rigides et dogmatiques. Cepen-dant, au-delà de la querelle universitaire, intéressante au demeurant, la réfutation d’un fascisme « réellement existant » à la française a eu – et a encore – des conséquences dans la manière dont est abordée l’installation du Front national dans la vie politique française. Nombre de commentateurs, nourris aux thèses dominantes de l’immunisation française contre le fascisme, furent quelque peu désemparés devant l’émergence du phénomène. La confusion s’accrut au fur et à mesure que celui-ci acquit une large surface électorale lui permettant de troubler le jeu politique institutionnel et de miner la droite classique en la poussant toujours plus à droite. Les adeptes de l’« impossible ici » – pour paraphraser le titre éponyme du roman de Sinclair Lewis qui imaginait l’élection d’un fasciste aux États-Unis à la place de Roosevelt –, ne pouvaient pas envisager l’hypothèse du développement d’un parti fasciste tricolore candidat au pouvoir.
Il est légitime que la controverse sur le -fascisme, nous y -reviendrons, rebondisse à chaque fois que des « mesures draconiennes [sont] prises par une bourgeoisie effrayée » (Paxton, 1974 : 224). Ainsi, Atilio Borón rappelle que les défaites subies par le mouvement populaire en Amérique latine dans les années 1970 ont entraîné la réintroduction « vertigineuse » du terme « fascisme » dans le langage politique et dans les débats universitaires. Atilio Borón, qui critique l’usage du terme, explique que dans le cadre de « l’indissociable unité du travail théorique et de la praxis politique », il faut penser les dictatures latino-américaines comme un moment « exceptionnel » de la domination bourgeoise dans un capitalisme dépendant et dans les formations sociales latino-américaines. Il rappelle la difficulté du débat qui est illustrée par la prolifération des adaptations lexicales : « néofascisme », « fascisme dépendant », « fascisme du sous-développement », « fascisme primaire » (Borón, 2000 : 55-70).
En France, devant les difficultés à saisir la particularité et la fonctionnalité de mouvements qui n’arborent pas la croix gammée, voire la rejette, les commentateurs ont eu recours à divers subterfuges lexicaux pour camoufler l’embarras à qualifier ces formations dès lors qu’elles ont une assise de masse. La logique « classificatoire » (Dobry, 2003 : 18) étant prise en défaut, il devenait difficile de ranger les fascismes – nous utilisons à dessein le pluriel – renaissants au tournant des 20e et 21e siècles dans ce que Paxton appelle un « catalogue de portraits » où figure « une bête après l’autre, chacune représentée sur un vague fond de paysage et identifiée par ses signes extérieurs » (Paxton, 2003 : 336).
Le Front national aime à se présenter tantôt comme « droite nationale », tantôt comme parti des « patriotes », récusant évidemment toute appellation qui le renverrait à son histoire. Pour les commentateurs, l’épithète de « néonazi » étant réservée aux groupuscules violents, celle de « fasciste » ayant été disqualifiée par avance par les penseurs de l’Université et celle de « national-socialiste » étant impraticable, la désignation s’avère un exercice délicat. Le qualificatif de « -national-populisme », un temps utilisé, ayant été lui aussi plus ou moins abandonné, « extrême droite » est finalement assez pratique – et permet à l’occasion de renvoyer les extrêmes dos-à-dos. Enfin, « dédiabolisation » aidant, on parle maintenant du « parti de Marine Le Pen »…
Nous ne sommes plus dans les années 1930, nous dit-on souvent en affichant des airs professoraux – la belle évidence –, et pourtant ! Il suffit de regarder le monde et l’Europe pour voir germer les nouvelles pousses qui occupent la niche politique du fascisme d’antan. Ernest Mandel considère que le fascisme est « un phénomène universel, qui ne connaît aucune frontière géographique ». Depuis qu’il a rédigé ces lignes, dans le contexte de la montée révolutionnaire des années 68, l’épuisement de cette situation et la déstabilisation planétaire produite par la mondialisation capitaliste ont permis que les racines des fascismes, « enfouies dans tous les pays impérialistes » se développent sur toute la planète ravagée par le capital.
Les facteurs de leur développement sont nombreux et divers : chômage de masse et de longue durée, exclusion et paupérisation, racialisation et racisme, conflits entre puissances locales, concurrences sur le marché mondial, accès aux ressources, partage de la manne pétrolière, hostilité aux puissances occidentales ici et à Bruxelles ailleurs, décomposition des sociétés… (Rousset, 2014). Le « grand but final », dont parlait Wilhelm Reich, devient force matérielle et marche au son des tambours de la guerre de tous contre tous.
L’ordre économique et social étant profondément instable, pas plus aujourd’hui qu’hier, les bourgeoisies, financières et industrielles, nationales et supranationales, ne sont pas homogènes. Les solutions politiques recherchées par leurs différentes fractions pour le maintien de leur domination ne sont donc pas les mêmes. Déjà en 1936, dans Fascisme et grand capital, Daniel Guérin signalait les stratégies divergentes entre les groupes capitalistes liés à l’industrie lourde et ceux liés aux industries de transformation (Guérin, 1999 : 25-30). Pour autant, les classes dominantes doivent réduire les résistances d’un prolétariat élargi qui, s’il est affaibli et émietté, persiste néanmoins à s’arc-bouter sur ses acquis sociaux et démocratiques. De ce fait, à nouveau comme hier, l’hydre-caméléon, de l’intérieur et de l’extérieur, favorise le consentement aux solutions politiques autoritaires, assurant équilibre et protection, contre ces extrémismes menaçants.
L’enchanteur historique sorti de l’Université française étant un brin trop savant, il a fallu s’adjoindre les services d’un exorciste. Le diable vieillissant allait pouvoir renaître en un phénix relooké… Jean-Marie cède enfin la place à Marine après une longue procession semée d’embûches et de relapses. L’apothéose n’est pas loin d’être atteinte quand un Nicolas Sarkozy déclare que « Marine Le Pen est compatible avec la République » et qu’on a discuté de lever l’excommunication du bleu marine pour le réintégrer dans le bleu horizon de l’Union sacrée à l’occasion des attentats de janvier 2015. De nos jours, la rédemption est assez aisée : il suffit, grâce aux « ruses de langage » décryptées par Jean-Pierre Faye (1998), de berner des interlocuteurs sans repères. « Grand théoricien du pouvoir médiatique, écrit Jean-Marie Vincent (2001), Hitler avait saisi que l’efficacité des médias tient moins dans leur capacité à inculquer et à manipuler que dans leur capacité à occuper le terrain, à rendre impossibles des rapprochements ou des liaisons entre certains phénomènes pour empêcher qu’on puisse se les représenter ».
L’abandon des oripeaux fascistes les plus visibles, la disparition biologique des collabos et des SS français – tout à la fois si utiles et désormais si compromettants –, un soupçon de philosémitisme d’opportunité – toujours contré par la « vieille garde », la « mise à l’écart » des nationalistes radicaux les plus extrêmes et divers ingrédients de circonstances suffisent aux faiseurs d’opinion pour imaginer que l’on puisse couper l’arbre bleu marine de ses racines brunes tout en se berçant de l’illusion de la longue tradition démocratique française.
Si le bleu marine intrigue et inquiète par sa progression, il rassure également. Après tout, si les hommes de La Rocque n’étaient que des scouts, les lepénistes habillés en bleu marine ne peuvent qu’être solubles dans la démocratie française. En tout cas, l’épouvantail est bien utile pour une République lorgnant du côté de Bonaparte.
Umberto Eco décrit le fascisme comme un mouvement « fuzzy », c’est-à-dire un ensemble flou, aux contours imprécis dont -beaucoup de caractéristiques se contredisent réciproquement ou sont typiques d’autres formes de despotisme. Il faut, écrit à juste titre Michel Dobry (2003 : 63), « prendre son parti du flou » qui caractérise la catégorie de « fascisme ». La matrice commune, c’est le rejet profond de la démocratie et des Lumières, synonymes de décadence, la mise en avant des inégalités organiques et la défense de la « terre », du « sang » et de la « souche » contre les « Français de papier », les Français « de confession juive », les « musulmans », les « sans-papiers » ou les « gens du voyage ». Bien entendu, si de nos jours, la langue s’est le plus souvent policée, le Juif prédateur rôde toujours dans les esprits, alors même que le Musulman hante nos cités et qu’il faut, d’une manière ou d’une autre, exclure l’un et l’autre de la Cité. Si possible en les montant les uns contre les autres.
Le fascisme cherche à construire sa base sociale en combattant tout à la fois, l’« égoïsme de la bourgeoisie et celui du -prolétariat » (Vajda, 1979) les intérêts particuliers qui nuisent à la nation, le capitalisme, le libéralisme et le socialisme. C’est ainsi qu’il peut influencer différents secteurs de la population qui sentent leur mode de vie menacé, qui sont refoulés aux marges de la société et n’ont plus ni perspectives ni moyens d’existence à l’intérieur de la société telle qu’elle est (Vajda, 1979). Le fascisme est à la fois le parti des petits-bourgeois mécontents et le parti des déclassés et des exclus de toutes sortes, parti d’ordre et parti de combat contre le système.
Pour construire des majorités idéologico-sociales qui se -coalisent sur des axes de régression de civilisation – dont la préférence nationale (synonyme euphémisé de « La France aux Français »), qu’elle soit formulée ou simplement implicite, est un élément clé – et accéder au pouvoir, ils empruntent le plus souvent la voie électorale et organisent leurs discours selon la configuration sociale, économique et culturelle de leur pays d’origine. La scène européenne actuelle en est le kaléidoscope. Qu’y a-t-il de commun entre les nazis grecs d’Aube dorée et les partisans du Front national ? Pas grand-chose, si ce n’est leurs devenirs qui peuvent se croiser, portés par leur propre dynamique autoritaire et antidémocratique et par l’évolution de leur situation nationale respective.
Au cours de la longue crise sans issue dans laquelle nous sommes plongés depuis plusieurs décennies, on a vu apparaître, disparaître et réapparaître, selon les moments et les lieux, des formations de type fasciste, plus moins puissantes, plus ou moins « modernisées », adaptées à notre temps. Certaines se sont même hissées, provisoirement, en Autriche et en Italie par exemple, au gouvernement. Si elles ont pu être digérées et finalement expulsées, pour la première fois depuis 1945, des formations issues du fascisme sont entrées dans un gouvernement et ont pu utilement favoriser la naissance de formes gouvernementales plus autoritaires.
« Demande à la poussière »
Dans un article daté du 26 novembre 1931, Trotsky écrit : « Pour l’instant, la force principale des fascistes tient à leur nombre », c’est-à-dire à leurs scores électoraux. Il ajoute que l’« armée principale du fascisme » est formée de « la petite bourgeoisie et d’une nouvelle couche moyenne ». Le NSDAP recrute essentiellement parmi les artisans, les petits patrons, les employés de bureau, « sans oublier les aventuriers militaristes et la jeunesse romantique et activiste » (Bracher, 1986 : 216). Selon le recensement de 1925, l’Allemagne comptait environ 65 % de salariés dont 45 % d’ouvriers et 20 % d’employés et de fonctionnaires. Les agriculteurs représentaient 6,7 % de la population et les artisans et commerçants 11 %. Dans le même article, Trotsky qualifie la base sociale du fascisme de « poussière humaine », c’est-à-dire d’individus aux abois, mais dispersés et ne s’agrégeant qu’à l’occasion des élections. Mais également, pourrions-nous ajouter, à l’occasion des coups de main contre ceux qu’ils considéraient comme les responsables de leur « déchéance ».
Quant à la France, elle comptait en 1936 un peu plus de 50 % de salariés (6 millions d’ouvriers, 1,5 million de salariés agricoles, 3 millions d’employés) au sein d’une population active comptant 19,5 millions d’individus (dont 6 millions de femmes). Les exploitants agricoles sont alors 4,5 millions et les commerçants et artisans 2,65 millions (Insee, 1996). C’est la « petite bourgeoisie » des villes et des campagnes qui fit la base de masse militante des ligues. À la veille de l’épreuve de force du 6 février, les effectifs des ligues sont évalués à 300 000 membres et ceux des Chemises vertes de Dorgère à 420 000 (Paxton, 1996).
Depuis cette époque déjà lointaine, les formations sociales ont profondément changé. Ainsi, sur les 29 millions d’actifs que compte la France de 2013, il n’y a plus que 2,6 millions de patrons, de commerçants, d’artisans et d’exploitants agricoles, alors que l’effectif salarié s’élève à 23,8 millions, auquel il faut ajouter les quelque 2,6 millions de chômeurs officiellement comptabilisés.
Est-ce à dire que la « poussière humaine » dont parlait Trotsky s’est volatilisée ? Non, car en regardant le paysage politique, on voit que la poussière a changé de composition et de mode de sédimentation. Est-ce à dire que les « mentalités » des couches petites-bourgeoises d’autrefois ont disparu ? Non, car si le statut juridique change, le poids des traditions, la culture, les perceptions de la place qu’on occupe dans la société, les valeurs n’ont pas les mêmes temporalités. La prolétarisation sans sentiment d’appartenance à une classe porteuse de projet commun – une classe « pour soi » – est vécue comme un insupportable déclassement. S’ajoutent à ce vécu douloureux la précarité, l’exclusion et le chômage qui rôdent et qui frappent tout un chacun. Ce sentiment de frustration est renforcé par les promesses de changement non tenues et par la perception d’une impasse personnelle et collective.
C’est dans de telles situations que s’exprime et se cristallise ce que certains désignent comme la « fausse conscience », c’est-à-dire une perception et un vécu social qui « distord ou interprète de manière erronée » les causes d’une situation que l’on subit et des conséquences de ce qu’on met en mouvement (Mandel, 1986). Il faut évidemment des situations et des combinaisons d’événements exceptionnelles pour que cela se produise. Quand « les partis de l’ordre […] périssent de l’état légal créé par eux-mêmes » et qu’ils crient « la légalité nous tue » (Engels, 1994 : 1136), alors la tempête de la « fausse conscience » de la « poussière humaine » peut se lever. Nous n’en sommes pas là, mais déjà le vent s’est levé et il est utile d’examiner la poussière d’aujourd’hui.
Si on ne retient comme observatoire que les élections -européennes de 2014, compte tenu du taux d’abstention (56 %), l’enquête Louis Harris nous livre d’emblée quelques éléments qui devraient attirer notre attention. 1) La jeunesse de ses élus et de son électorat : 30 % des électeurs de 18 à 24 ans et 28 % des 25-34 ans ont voté pour le Front national – on peut estimer que parmi ces électeurs jeunes, la présence des chômeurs, des précaires et des déclassés est très forte. 2) Malgré l’imprécision des catégories socioprofessionnelles utilisées, on observe que le lepénisme recueille 33 % des suffrages chez les « inactifs » (retraités, étudiants et femmes au foyer), 12 % chez les professions intermédiaires (techniciens, enseignants, etc.), 24 % chez les ouvriers, 17 % chez les employés et 7 % chez les indépendants, les cadres et professions libérales.
D’autres observations empiriques révèlent que le Front national obtient ses meilleurs scores dans les agglomérations où s’est installée une partie notable des salariés qui pensaient avoir échappé au sort collectif de la classe prolétaire (Terrail, 2002 ; Schwartz, 2002) : les zones périurbaines et pavillonnaires, plus ou moins éloignées des quartiers populaires des grandes villes et des cités ghettoïsés de banlieue où a été « parquée » la main-d’œuvre « ethnique ». On note également une différence nette de comportement électoral entre les salariés travaillant dans des grandes entreprises et les autres (enquête Louis Harris), alors qu’aujourd’hui plus de la moitié d’entre eux travaillent dans des entreprises de moins de 50 salariés où les syndicats et les traditions solidaires et collectives n’existent que très peu, voire pas du tout.
Enfin, l’effacement de la sociabilité que structurait le mouvement ouvrier avec son système d’organisations et la dissolution de l’« appartenance de classe » contribue à transformer les groupes sociaux en poussière d’individus. Et l’on voit, ici et là, en France comme ailleurs, les fascismes mettre en place les structures d’une nouvelle sociabilité raciale et ségrégative.
C’est donc dans ce « grand désert » que l’on peut apercevoir la « poussière humaine » que le fascisme d’aujourd’hui se prépare à aspirer. Si le fascisme ne prendra pas, comme dans les années 1930, la forme d’une alliance terroriste entre le grand capital et la petite bourgeoisie, les tendances au repli national dans un monde mondialisé, l’absence vertigineuse d’alternative permettant de percevoir à une échelle de masse la possibilité d’une transformation de la société, l’enchevêtrement de longue durée des crises économiques, sociales, politiques ou nationales, laisse ouverte l’hypothèse que des secteurs des classes dominantes – on l’a vu il n’y a pas si longtemps en Italie avec l’Alliance nationale et la Ligue du Nord – peuvent se tourner vers un fascisme moderne – c’est-à-dire adapté aux crises engendrées par la mondialisation, pour trouver et construire des solutions autoritaires maniant la xénophobie et la racialisation pour ressouder la communauté « nationale » autour d’un dirigeant, même s’il ne s’agit que d’un « aigle apprivoisé ».
Les cavaliers de l’apocalypse roulent en 4×4
Si nous devons évidemment être attentifs aux travaux historiques sur le fascisme, il est également utile de revisiter les réflexions, les hésitations, les indécisions, les résolutions, les combats, les erreurs et les abandons du mouvement ouvrier et démocratique. C’est là pour nous un des enjeux de ce livre. Il ne s’agit ni de dévotion ni de la recherche dogmatique d’un modèle ; il s’agit avant tout de nous saisir des instruments, du moins de certains d’entre eux, que Trotsky a laissés pour tenter de disséquer l’hydre-caméléon qui se déploie à nouveau.
S’appuyant sur une base sociale particulière, se renouvelant et se métamorphosant sans cesse, les fascismes contemporains sont à la fois les héritiers des fascismes historiques et leur négation. Pour les comprendre et les repérer, il ne faut donc pas chercher la chemise noire – bien qu’on la rencontre à Athènes, par exemple. Il faut tenter d’analyser ce vaste archipel dont les îles et les îlots ont chacun leur histoire et leur physionomie propres, qui peuvent les conduire à des fâcheries et à des divisions, souvent profondes, et parfois violentes. Mussolini ne s’est-il pas opposé à Hitler jusqu’à envoyer des troupes à la frontière autrichienne après l’assassinat par les hitlériens autrichiens du chancelier Dollfuss allié de l’Italie fasciste ? Georges Valois, fondateur en 1925 du Faisceau, n’est-il pas mort en déportation par haine de l’Allemand ? Le colonel de La Rocque, vichyste et collaborateur déçu, n’a-t-il pas été arrêté par la Gestapo ? Les mégrétistes n’ont-ils pas été exclus du Front national pour avoir eu raison trop tôt contre le Chef ? Les disciples de Mussolini ne se sont-ils pas divisés entre les défenseurs de l’unité nationale et les partisans de la Padanie ? Les héritiers des colonels grecs ne se sont-ils pas divisés entre Laos et Aube dorée à propos de la participation gouvernementale (Psarras, 2014) ? Définir le fascisme, note Robert Paxton, est compliqué par sa « considérable et décourageante disparité […] dans l’espace et dans le temps » : « Chaque variante nationale […] tire sa légitimité […] de ce qu’elle tient pour être les éléments les plus authentiques de l’identité de sa propre communauté » (Paxton, 2003 : 327).
Quand les fascistes et les nazis ont accédé au pouvoir en Italie, puis en Allemagne – dans des gouvernements de coalition avec la droite « classique », rappelons-le –, les observateurs du temps étaient certains d’une chose : la droite classique qui les appuyait les maintiendrait en laisse. Inclassables, une fois au pouvoir dans des gouvernements de coalition qui redoublent d’attaque contre le mouvement ouvrier, les nouveaux maîtres du pouvoir fascinent une partie des élites qui craignent plus Moscou que Rome et Berlin et qui aspirent à l’ordre, au « coup de balai ». Plus surprenant, les forces sociales qu’ils entraînent dans leurs sillages sont peu accoutumées à se retrouver ensemble : le boutiquier et l’ouvrier, le patron et le déclassé, le paysan et le chômeur. La mésalliance sociale n’est pas pour autant harmonieuse, particulièrement lorsque le fascisme arrive au pouvoir. Les intérêts de classe contradictoires, un temps gommés dans l’ivresse nationaliste, reprennent leurs droits. D’une main de fer, le fascisme dénoue alors ces contradictions, toujours en faveur des intérêts de la grande bourgeoisie avec laquelle le pacte est scellé depuis longtemps.
Ces configurations politiques nouvelles sont d’autant plus singu-lières que, sur le chemin du pouvoir, les mouvements fascistes contemporains sont capables de toutes les contorsions tactiques, souvent à la stupeur de leurs propres partisans. Ils peuvent adopter un pseudo-langage « de classe », chevaucher la contestation sociale tout en combattant les programmes et les organisations des mouvements sociaux. Opposés à la lutte des classes, ils lui substituent la lutte contre le capitalisme étranger, hier la ploutocratie, aujourd’hui les élites mondialisées. Ils peuvent se proclamer républicains, démocrates, laïcs comme ils peuvent se déclarer prêts à accueillir « tous les citoyens qui ont un casier judiciaire vierge […], qu’ils aient été sur le front de l’Est [c’est-à-dire à la division SS Charlemagne] soit qu’ils aient été dans les Brigades -internationales » (Le Pen, 8 novembre 1992) et soutenir Syriza en Grèce contre « le totalitarisme de l’Union européenne et de ses complices, les marchés financiers » (Marine Le Pen citée par Le Monde, 22 janvier 2015).
Il suffit de revenir, l’espace de quelques lignes, à Berlin et à Rome. Tout en prônant la réconciliation des classes au nom de la nation unifiée, les nazis attaquent violemment en 1932 les décrets du gouvernement von Papen en se faisant les défenseurs du « travail allemand ». Quant aux fascistes italiens de 1919, ils s’efforcent de montrer leur détermination à changer les choses, au contraire du Parti socialiste italien. Mussolini peut ainsi déclarer qu’il est « nécessaire que soient satisfaites les revendications de la classe ouvrière pour obtenir la renaissance de l’esprit italien dans leurs manifestations les plus splendides » (Nin, 1935). Et, tout en rappelant que les fascistes changent de programme comme de chemise (noire), il est intéressant de rapprocher le programme mussolinien de 1919 de celui du marinisme lepéniste.
« Le flottement du langage est constitutif du Front national », note Jean-Pierre Faye qui précise que ce faisant, celui-ci manifeste tout à la fois une « conscience tactique » et une « conscience stratégique » (Faye, 1998 : 29). Il serait donc absolument erroné de sous-estimer le sens de ces prises de position et de les réduire à des postures démagogiques. Comme il serait tout à fait erroné également de ne pas prendre au sérieux l’impact du discours « social-national-laïc » qui n’a pas d’autre fonction que la réussite de la « suture du nationalisme et du radicalisme social » (Sternhell, 1978) en transcendant les classes et en purifiant la communauté nationale de ses ennemis : le cosmopolitisme, les « élites mondialisées », les « Français de papier » et la gauche.
Faut-il rappeler que pour nous, les fascismes s’analysent pour être combattus et que nous les combattons pour les détruire. Souligner les retards et les impasses du mouvement ouvrier et démocratique – dans toutes ses composantes – au cours du 20e siècle ne constitue en aucune façon un appel à la condamnation morale a posteriori, mais une invitation à comprendre les approximations et les aveuglements qui peuvent conduire à la défaite. Défaite qui a eu lieu bien avant 1940, dans les faubourgs de Rome, de Vienne, de Berlin, de Barcelone et de Paris. Et, bien entendu, dans ceux de Moscou.
Nous avons, dans le cadre de cette introduction, tenté de suivre la recommandation de Zeev Sternhell qui indique qu’il convient de « dégager le dénominateur commun, le “minimum” fasciste, dont participent non seulement les différents mouvements et idéologies politiques qui se réclament du fascisme, mais aussi ceux qui déclinent l’épithète mais appartiennent néanmoins à la famille » (Sternhell, 1987 : 32). Nous avons délibérément choisi une certaine approche « fonctionnaliste », « paxtonienne », en inscrivant les extrêmes droites de notre temps dans la conjoncture historique longue et qui est celle, ainsi que nous l’avons écrit, des « situations révolutionnaires épuisées ou manquées ». Il nous faut donc débusquer les fascismes, comme nous l’indique Étienne Balibar, qui ne ressemblent pas à l’image que nous nous en faisons et se défaire de l’idée que les « fascistes “ne sont pas des gens comme nous” ». L’essentiel, ajoute-t-il, « n’est pas de savoir qui est fasciste, comme si c’était une essence, mais de savoir qui le devient et surtout qui peut le devenir » (Balibar, 1996 : 201-203). Il rejoint ici Paxton qui critique la recherche d’un « bestiaire » du fascisme pour privilégier une approche « qui s’intéresse plus aux processus qu’aux essences » (Paxton, 2003 : 336).
« L’histoire ne se répèt[ant] jamais tout à fait, écrivait Nicos Poulantzas, les régimes d’exception qui naissent des crises présentent des traits distinctifs selon les périodes historiques au sein desquelles elles surgissent » (Poulantzas, 1970 : 387). Il en est de même des formations sociales où la bête se love. Il en est également de même des organismes et des institutions politiques qui préfigurent, sécrètent et cristallisent ces régimes d’exception. La bête qui s’est réveillée est bel et bien un hydre-caméléon dont les têtes, les peaux, les squelettes et la pestilence sont ceux de leur époque, de notre époque.
Sans jouer les Cassandre, les rapports sociaux capitalistes et l’état du monde tel qu’il est recèlent des tendances à la barbarie qui nous autorisent à lire Léon Trotsky avec nos yeux d’aujourd’hui.
22 mars 2015
(*) Preface du livre “Contre le Fascisme” de Leon Trotsky, ed. Syllepse
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