Mar 27, 2025
Au nom de la race allemande, les nazis se sont acharnés à faire disparaître l’art moderne, qu’ils appelaient « Entartete Kunst », « art dégénéré ». À Munich en 1937, ils présentaient une grande exposition pour montrer toutes ces horreurs. Mais, malgré humiliations, destructions et spéculations, cet art a survécu, toujours vivant, toujours à vif spécialement aujourd’hui où il devient à la fois une alarme et une arme face à l’avancée de Trump et des extrêmes droites partout acharnées à éliminer les dégénérés d’aujourd’hui. Exposition au musée Picasso à Paris jusqu’au 25 Mai.
L’art dégénéré, « Entartete Kunst »
Dès leur prise du pouvoir en janvier 1933, les nazis lancent une grande guerre culturelle. Il y a urgence à purger les arts allemands de toute influence moderniste, juive et bolchévique. Si les artistes « modernes » n’étaient ni juifs ni bolchéviques, ils étaient sous leur influence et donc tout aussi dégénérés et donc tout aussi condamnés. Toutes les formes d’expression étaient visées : arts plastiques, musique, danse, théâtre, cinéma ou littérature.
Le 19 juillet 1937, à Munich, une grande exposition inaugurée par le « ministre de l’éducation du peuple et de la propagande du Reich » Joseph Goebbels tournait en dérision toutes ces insultes grotesques à la grandeur de la race allemande. 730 œuvres d’une centaine d’artistes étaient présentées parmi plus de 21 000 œuvres saisies dans les musées allemands.
Il fallait en finir avec la diversité et les audaces de la production artistique née sous la république de Weimar comme autant de monstruosités décadentes. Ces dégénérés s’appelaient Chagall, Klee, Otto Dix, Kandinsky, George Grosz, Picasso, Nolde, Kirchner et beaucoup d’autres, des bolchéviques ou des juifs ou les deux. Avec aussi des dessins faits par des malades mentaux, histoire de prouver que tout ça c’était du pareil au même. Autant de parasites au crochet des vrais Allemands dignes et modestes. Dans son discours, le Führer était clair : « à partir de maintenant, nous mènerons une guerre implacable d’épuration contre les derniers éléments de la subversion culturelle. » Ce n’était qu’un aspect d’une politique d’épuration et d’extermination globale.
L’exposition qui a circulé dans une vingtaine de villes d’Allemagne et d’Autriche a été vue par plus de deux millions de visiteurs sans qu’on puisse distinguer dans le public ceux qui, sans le dire, appréciaient et ceux qui venaient discrètement voir une dernière fois des œuvres qui allaient disparaître.
Les critères d’élimination étaient clairs :
– artiste juif : exclu
– artiste bolchévique : exclu
– artiste allemand mais influencé par l’étranger cosmopolite : exclu
– figuratif mais pessimiste donc négatif pour le régime : exclu
– LA SUBJECTIVITÉ, l’art qui exprime des émotions sans rapport avec la réalité : exclu.
Restaurer l’intégrité raciale de la nation allemande, préserver la pureté de la race aryenne (« Rassenpolitik »). Il fallait anéantir l’art nuisible aussi bien que les humains nuisibles. Voilà qui exigeait l’élimination des communistes, des juifs et des Tsiganes tout comme des homosexuels, des handicapés et des malades mentaux. 100 000 malades mentaux furent exterminés dans des centres de mise à mort dès 1940, avant la « solution finale ». En outre, dès le 14 juillet 1933, une loi autorisait la stérilisation forcée, sans consentement. On estime à 400 000 le nombre de stérilisations forcées en Allemagne et en Autriche de 1933 à 1945. Cette loi eugéniste n’a pas scandalisé des pays socio-démocrates comme la Suède, la Norvège ou la Finlande qui l’ont largement appliquée.
« 60 000 Reichsmark, c’est ce que coûte durant toute sa vie ce malade héréditaire à la communauté nationale. Compatriote, c’est aussi ton argent. Lisez Nouveau peuple, le mensuel du bureau de la politique raciale du NSDAP ».
« Chaque jour, un malade héréditaire coûte 5,50 Reichsmarks à l’État. Avec 5,50 Reichmarks, on peut faire vivre une famille héréditairement saine pendant toute une journée », cité par Johann Chapoutot, Le Nazisme. Idéologie en actes, Documentation photographique, Paris, 2012.
On trouve le même argument pour la toile de Marc Chagall, La prise, acquise par le musée de Manheim. Le tableau fut traîné dans les rues de la ville avec une pancarte : « vous qui payez des taxes, vous devriez savoir comment votre argent est dépensé. » On entend ce même argument depuis l’extrême droite aujourd’hui contre certaines émissions de France Inter : et tout ça payé par vos impôts !
Max Nordau
L’idée de dégénérescence émerge dès la fin du XVIIIe siècle et s’est répandue ensuite jusqu’à l’eugénisme, en passant par l’Essai sur l’inégalité des races humaines d’Arthur de Gobineau (1853). Maisc’est le livre de Max Nordau, Dégénérescence (1890), qui a profondément influencé l’idéologie nazie.
Max Nordau, médecin et essayiste, n’hésite pas à convoquer l’anthropologie médicale, la biologie, la psychiatrie et d’autres sciences encore pour dénoncer cette humanité abâtardie. Délabrement de l’âme, immoralité, bestialité, il dénonce ces maladies dégénératives chez Zola, Verlaine, Ibsen, Nietzsche ou Tolstoï, et dans l’art en général qui, en cette fin de siècle, est à la fois le symptôme et le propagateur de cette dégénérescence pathologique. Pas moins.
Oui, une élite malade et incestueuse qu’il est urgent d’isoler de la société normale. « Ce qui manque à presque tous les dégénérés, c’est le sens de la moralité et du droit. » Il faudra donc écraser du pied cette vermine antisociale.
Traduit en quinze langues, le livre rencontre un grand succès et va servir de base à l’idéologie nazie, donc la destruction des juifs et des « dégénérés », mais aussi à la création du mouvement sioniste. Oui, destin étonnant de ce livre qui va contribuer à l’extermination des juifs mais aussi à la fondation du sionisme. Pour Max Nordau, c’est cette même dégénérescence qui explique la vague d’antisémitisme raciale qui persécute les juifs et qui va conduire à l’affaire Dreyfus en 1894. C’est ainsi que, juif lui-même, Max Nordau va devenir avec Theodor Herzl le père bâtisseur du sionisme.
Max Nordau n’était pas le seul intellectuel de référence pour les idéologues du nazisme. Paul Schultze-Naumburg (1869-1949), architecte prestigieux, lié a la propagande nazie, considérait que seuls les artistes de race pure peuvent produire un art sain tandis que les artistes modernes métissés produisent des œuvres difformes. Il en administre une preuve éclatante.
Auteur de Kunst und Rasse (« art et race ») en 1928. Dans la troisième édition de son livre, en 1938, l’auteur se félicite que « la destruction des inférieurs n’est plus une idéologie lointaine, mais qu’elle est ancrée dans la législation, et donc désormais réalité ».
L’art nazi
Mais colossale déception pour Goebbels qui, dans le même temps, voulait démontrer ce qu’était le véritable art allemand. Un jour avant, juste en face, il inaugurait en très grande pompe la « Große Deutsche Kunstausstellung ». 7 000 figurants, 300 cavaliers aux chevaux caparaçonnés de croix gammées, une procession de 4 500 personnages en costumes historiques résumant 2 000 ans de culture allemande !
L’art aryen doit être à la fois réaliste et romantique mais aussi héroïque quand il s’agit de défendre « Blut und Boden », le sang et le sol. Cet art chante la grandeur et la pureté de la race allemande prête à combattre jusqu’à l’ultime sacrifice. Et il protège aussi la femme allemande, aux yeux clairs et à la blonde chevelure nattée bien à sa place dans les « 3 K » : Kinder, Küche, Kirche (enfants, cuisine, église).
Les dessins de Wolfgang Willrich se vendent toujours avec succès aujourd’hui.
On peut faire un rapprochement avec un autre connaisseur, Donald Trump, qui a annoncé le retour de l’« âge d’or des arts et de la culture » américaine. L’image de Trump est sans doute la plus omniprésente et la plus obsédente de l’histoire de l’image. Mais c’est le peintre Jon McNaughton qui a toutes ses faveurs. Un artiste qui aurait eu une place d’honneur sous le IIIe Reich. Un style qu’on retrouve dans le « réalisme socialiste » soviétique ou chinois.
On estime à 21 000 le nombre d’œuvres d’arts volées dans les musées allemands par les nazis. 8 500 ont été vendues ou récupérées par des collectionneurs privés (dont Joseph Gobbels !). Le reste, 1 250, ont été brûlées le 20 mars 1939 dans la cour de la gare de Berlin. Les images de cet autodafé sont rares mais on connaît celles du 10 mai 1933, dans 21 villes, des dizaines de milliers de livres ont été brûlés.
« Là où on brûle les livres, on finit par brûler des hommes », disait Heinrich Heine en 1821, plus d’un siècle auparavant.
Qu’est-ce qui s’est opposé à tout ça, quelle résistance on peut évoquer ?
D’abord l’art lui-même. L’intérêt de ces peintures n’est pas d’avoir été victimes des bâtisseurs de mort. Bien avant ça, chacune de ces œuvres est une révolte. C’est un pied dans cette porte qui veut toujours se refermer. Chacun conteste ; l’un c’est la guerre et les médailles, l’autre c’est les turpitudes sociales, l’autre interroge la folie, l’art des enfants et ces arts qu’on appelle encore « primitifs ». Mais parfois c’est pire, ces dégénérés s’en prennent aux règles de l’art, c’est l’art lui-même qui est mis en cause, c’est tout un ordre de langage, de couleurs, de matière, de valeurs, de croyances qui est contesté et parfois encore pire, encore plus subversif, c’est un instant, c’est un reflet au bord d’une lèvre, un souffle, un air.
Il faut dévorer tout ça avec appétit et empathie, sinon c’est Goebbels qui gagne.
Deux autres choses encore pour faire contre-feu : les fous et Charlot.
Les fous, c’est Hans Prinzhorn. Génial médecin psychiatre (1866-1933) qui a favorisé l’expression créatrice des malades mentaux. Dès 1922, il publiait Expression de la folie qui a bouleversé le regard sur l’« art des fous ». C’est dans sa clinique de Heidelberg que les nazis avaient réquisitionné des dessins et des objets faits par les malades, pour les rapprocher dans l’exposition avec les œuvres modernes et ridiculiser les artistes.
Mais loupé. Les œuvres de ces aliénés ont passionné des peintres comme Paul Klee ou Max Ernst. Révélation, révolution. Plus tard, en 1945, Jean Dubuffet allait fonder la « compagnie de l’art brut ». Une remise en cause fondamentale. Aujourd’hui, à Heidelberg, on peut visiter la superbe collection des œuvres des « dégénérés » du docteur Prinzhorn. Voilà une vidéo pour vous donner un aperçu (les sous-titres sont mal traduits mais l’artiste, c’est Adolf Wölfli).
Une autre résistance, c’est le discours final de Charlie Chaplin dans Le Dictateur, sorti en 1940. Il arrête de faire le charlot pour s’adresser directement au monde en tant que lui, Chaplin. Pour ce discours, Chaplin a été soupçonné d’être communiste. C’est quand même mieux que dégénéré.
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