Par Paul Conge
Jamais le nouveau palais de Justice de Paris n’avait encore attiré une telle marée humaine. Dès 18 heures, des centaines de personnes s’amassaient déjà sur le parvis du tribunal, à l’appel du comité Vérité et Justice pour Adama, du nom d’Adama Traoré, ce jeune homme de 24 ans décédé des suites d’une interpellation musclée à Beaumont-sur-Oise. Une affaire devenue, pour les manifestants, symbole des violences policières en France.
D’Assa Traoré, soeur du défunt, à Youcef Brakni, militant décolonial, toutes les icônes de ce collectif qui s’est fortement politisé ces dernières années, se rapprochant d’intellectuels de gauche radicale comme Geoffroy de Lagasnerie, étaient là ce 2 juin au soir. Au total ? Quelque 20.000 personnes, selon les chiffres de la préfecture, les ont rejoints pour ce rassemblement statique. Et en dépit d’une interdiction de dernière minute, signée par Didier Lallemant, préfet de police de Paris… Les forces de l’ordre, elles, restent en retrait, mais bien en vue : toutes les artères menant à la Porte de Clichy sont gorgées de cars de CRS, de motards BRAV et de gendarmes mobiles. Plusieurs canons à eau sont postés aux alentours.
Très festive au départ, l’ambiance est devenue électrique à compter de 22 heures, lorsque des manifestants ont dressé des barricades à l’aide de poubelles et de trottinettes électriques jetées en travers de la route, puis mises à feu. Des barricades ont jonché l’Avenue de la Porte de Clichy, qui s’est recouverte de gaz lacrymogènes, catapultées par les forces de l’ordre en réponse aux jets de de projectiles.
“Cette manifestation est trop importante pour qu’on se laisse intimider par la police”, assurait avant cette flambée de violences, Caydonn, une lycéenne de 18 ans déterminée, portant des piercings et un foulard rouge. La foule est alors dense, immense, compacte, surplombée de pancartes hostiles aux forces de l’ordre ou siglées “Black Lives Matter”. Des manifestants écartent les barrières d’un chantier, d’autres escaladent les bulldozers et les Algecos. “En arrivant, j’ai eu la chair de poule en voyant tout ce monde”, remet Inès, 16 ans, lycéenne à Evry (Essonne), qui est là pour sa première manifestation.
L’ombre de George floyd
“Peu importe la couleur de peau, peu importe la religion, on ne peut pas rester passifs face à l’impunité policière”, lance Assa Traoré, égérie du mouvement, à l’adresse de la foule qui l’entoure. “Aujourd’hui, quand on se bat pour Georges Floyd, on se bat pour Adama Traoré”, clame-t-elle, parfois interrompue par les slogans criés et repris en choeur : “Tout le monde déteste la police”.
Ce rapprochement avec la mort de George Floyd, cet Afro-Américain tué à Minneapolis des mains d’un policier, à l’origine d’un séisme social aux Etats-Unis, était sur toutes les lèvres. Un mot d’ordre à fort potentiel rassembleur… Le comité Adama ne s’y est pas trompé, faisant figurer le nom de Floyd sur tous ses visuels et ses communiqués, pour brasser large. Pourtant, cette comparaison avec les violences policières outre-Atlantique a été fortement contestée ces derniers jours. “Les polices américaines tuent plus d’un millier de personnes par an, pour 320 millions d’habitants. La police et la gendarmerie en France, une vingtaine, peu ou prou. Les proportions sont sans commune mesure”, pondère le chercheur Mathieu Zagrodzki dans nos colonnes.
“D’Adama à George, le racisme de la police nous prend à la gorge”, peut-on lire sur une pancarte. “C’est la même chose que pour Adama. Ce sont tous les deux des gens de couleur, qui n’avaient rien fait, qui ont été tués par la police”, estime Alice, une jeune femme qui a écrit sur son masque chirurgical ces mots au stylo bic : “I can’t breathe”, ultimes mots prononcés par Floyd. “Il a fallu qu’il y ait la mort d’un Noir aux Etats-Unis pour qu’ici les gens se réveillent”, soupire toutefois un jeune homme un peu plus loin.
Venue d’Asnières-sur-Seine avec ses trois soeurs, Henda, 18 ans, arbore un t-shirt noir siglé “Justice pour Adama” : “On se bat pour tous les Noirs victimes de violences policières”, affirme-t-elle, quand Hawa, son aînée âgée de 25 ans, corrige : “Je suis contente de la diversité ce soir. Il n’y a pas que des Noirs ou des Arabes.”
Se mêlent sur le parvis et les voies du tram des jeunes gens de toutes origines, une majorité d’habitants des banlieues populaires, mais aussi beaucoup de citadins, des militants de l’association pour les droits des homosexuels Act-Up, des “antifas”, des anticapitalistes du NPA, des militants décoloniaux sous l’étendard “Décolonisons la police”… Cette vaste mosaïque suscite parfois l’étonnement des participants. “Pourquoi vous êtes venue ?”, demande un grand baraqué, stupéfait par cette jeune fille en robe jaune à fleurs au milieu des t-shirt noirs “Justice pour Adama”. “Mais parce que c’est ignoble ce qui s’est passé !”, réplique-t-elle aussitôt.
“On a aussi subi les violences policières”
Les gilets jaunes n’ont pas non plus manqué à l’appel, présents par grappes ce soir. “Bien fait pour la gueule de Lallement”, jubile à la vue de ce grand rassemblement Jérôme Rodrigues, figure du mouvement. “On a nous aussi subi les violences policières et les affronts. On a eu 40 éborgnés”, explique celui qui a lui-même perdu un œil à côté de l’Arc de Triomphe. “Qu’on soit jaune, rouge, vert ou bleu, tout le monde est concerné, pas seulement les fauteurs de troubles.”
Cette convergence en fait toutefois grincer certains des dents, à l’instar de ce trentenaire qui descend dans le métro au sortir de la manifestation : “C’est pas parce qu’ils étaient une fois à une manifestation antiraciste qu’ils ne doivent plus faire attention, maintenant à leurs comportements racistes…” Avant d’ajouter : “Mais aussi sexistes, homophobes, transphobes…”
A compter de 22 heures, les volutes de fumée, mélanges de fumées de feu de poubelle et de lacrymogènes, surplombent le périphérique alors que la foule se disperse dans Paris.