Quatre médecins balayent les conclusions avancées jusque-là sur les causes de la mort du jeune homme de 24 ans et pointent ses conditions d’interpellation.
C’est une course contre la montre autant qu’une bataille de communication. Alors que la justice a fait savoir qu’elle s’apprêtait à clore l’instruction sur « l’affaire Adama Traoré », la famille du défunt joue son va-tout avec une contre-expertise médicale, réalisée à ses frais, qui vient bousculer les certitudes établies sur les causes du décès.
Les termes médicaux ont beau être complexes, la conclusion de ce travail est limpide. Ce rapport, rédigé par quatre professeurs de médecine interne issus de grands hôpitaux parisiens et que Le Monde a pu consulter, balaye les conclusions des précédents experts, remettant même en cause leur éthique médicale.
Les quatre médecins, dont l’anonymat est protégé par la loi mais qui figurent parmi les principaux spécialistes en France des maladies citées dans le dossier, écartent la théorie d’un décès dû à sa condition médicale. Ils appellent la justice à réexaminer les conditions d’arrestation du jeune homme, dont la mort, en 2016, a provoqué un grand mouvement sociétal contre les violences policières.
A quoi est dû le décès d’Adama Traoré, à 24 ans, sur le sol de la gendarmerie de Persan (Val-d’Oise) en juillet 2016 ? La famille reste persuadée que ce sont les méthodes musclées d’interpellation qui ont causé sa mort, quand les gendarmes assurent n’être pour rien dans la dégradation subite de son état.
Le précédent rapport, rendu le 14 septembre 2018 par quatre experts désignés par le juge d’instruction, excluait d’ailleurs de facto l’action des forces de l’ordre, expliquant que le jeune homme qui avait couru pour échapper à un contrôle d’identité était décédé à la suite d’un « syndrome asphyxique » causé par une conjonction des deux maladies qu’il présentait : une sarcoïdose de type 2 et un trait drépanocytaire. « Le décès de M. Adama Traoré résulte de l’évolution naturelle d’un état antérieur au décours d’un effort », concluait l’expertise médico-légale.
Cette conclusion, à propos d’un jeune homme sportif, ne tient pas, selon les quatre médecins sollicités par l’avocat de la famille Traoré, Me Yassine Bouzrou. Ces professeurs ont pour eux d’être des spécialistes des deux maladies mises en cause, la sarcoïdose et la drépanocytose, contrairement à leurs confrères qui ont signé le précédent rapport (deux experts de médecine légale, un cardiologue et un pneumologue).
Après examen des différentes expertises réalisées, ils affirment sans détour que la condition médicale préalable d’Adama Traoré ne peut pas être la cause de la mort.
Concernant la sarcoïdose, ils commencent par rappeler qu’il n’y a jamais eu de décès lié au stade 2 de la maladie, celui dont était affecté le jeune homme. « Aucun argument théorique, aucune donnée de littérature et aucune preuve médico-légale ne permettent de soutenir le contraire », écrivent-ils.
Même constat pour le trait drépanocytaire, dont Adama Traoré était un « porteur sain ». « Nous affirmons que le décès de M. Adama Traoré ne peut être imputé ni à la sarcoïdose de stade 2, ni au trait drépanocytaire, ni à la conjonction des deux », assènent-ils.
Les quatre professeurs ne s’arrêtent pas là. Ils remettent en cause le sérieux du travail des autres experts : « La drépanocytose et la sarcoïdose sont deux pathologies rares, habituellement prises en charge par des médecins spécialisés, en général spécialistes de la médecine interne. Notons que les deux cliniciens ayant participé à l’expertise médico-légale de synthèse n’ont aucune compétence dans ces domaines. »
Selon eux, le rapport fourmille de contresens : « Les notions théoriques invoquées au sujet de la sarcoïdose et de la drépanocytose sont improprement et faussement utilisées et leurs conclusions sont contraires aux connaissances et recommandations scientifiquement et internationalement validées. »
Ils reprochent par exemple aux précédents experts d’appuyer leur raisonnement sur la drépanocytose sur des cas très rares de sept patients âgés de 42 à 67 ans, présentant des conditions physiques très dégradées (obésité, diabète, insuffisance rénale ou cardiaque…). « Ces patients ne peuvent en aucun cas être comparés à un jeune homme de 24 ans sans antécédents médicaux notables », expliquent-ils, rappelant qu’il existe actuellement environ 300 millions de porteurs sains vivants dans le monde, et plusieurs milliards depuis le début des études en 1956. « Il est peu probable que cette complication si elle avait été réelle n’ait pas été plus souvent rapportée dans la littérature. »
Enchaînement médical improbable
Dans leurs conclusions, les quatre professeurs s’interrogent sur le plan déontologique : « La tentative de validation ou de légitimation de cette conclusion en faisant appel à des notions scientifiques théoriques sur la sarcoïdose et la drépanocytose amène à des conclusions biaisées sur le plan intellectuel, voire de l’éthique médicale. » Une charge virulente, dans un milieu hospitalier habituellement feutré.
Selon eux, les experts cherchent à expliquer par un enchaînement médical improbable les causes de ce décès, alors qu’il existe des explications plus logiques et plus simples, à commencer par celle d’une « asphyxie mécanique », due aux méthodes d’interpellation. Reprenant le récit de l’arrestation, ils soulèvent que les différentes auditions permettent de constater que le jeune homme a notamment reçu le poids des trois gendarmes sur son corps.
« Il est étonnant de constater que cette expertise médico-légale ne s’est pas intéressée avec insistance à ces concepts d’asphyxie positionnelle, qui ont été décrits dans plusieurs études s’intéressant aux décès survenus lors d’arrestations policières », notent-ils, rappelant que trois des quatre expertises médicales réalisées jusqu’à présent « concluent en l’existence d’un syndrome asphyxique aigu ».
Quel regard portera le procureur de Paris sur cette contre-expertise que la famille a versé au dossier ? Depuis le 14 décembre 2018, les juges d’instruction ont clos leur enquête et ont transmis le dossier au parquet, où il est « en cours de règlement », selon une source judiciaire. Toutes les demandes de nouveaux actes formulées par la famille ont été rejetées, notamment celle d’une contre-expertise mandatée par la justice.
L’hypothèse du non-lieu tenait jusque-là la corde. Les magistrats ont manifestement été convaincus par les conclusions du précédent rapport rendu en septembre 2018, qui exonérait les gendarmes. En témoigne leur décision de ne pas mettre en examen les trois militaires, à la suite de leur audition, fin novembre 2018. Ces derniers ont simplement été placés sous le statut de témoin assisté, pour « non-assistance à personne en péril ».
La famille d’Adama Traoré demande qu’ils soient à nouveau entendus, notamment pour répondre plus précisément sur les conditions de l’interpellation. Elle réclame aussi une reconstitution sur les lieux de l’arrestation, pour prouver que le jeune homme, qui aurait parcouru 400 mètres en dix-huit minutes, n’a pas produit un effort intense susceptible d’être à l’origine de son décès.