Par Hervé Kempf, Anna Kurth (photographies)
et Étienne Gratianette (son)
7 juin 2022
Elle dépeint les espoirs et les enjeux d’une société inspirée par l’écoféminisme où l’entraide mènerait à la subsistance et à l’ancrage local : Geneviève Pruvost est l’invitée des Grands entretiens de Reporterre.
Geneviève Pruvost est sociologue du travail et du genre au Centre d’étude des mouvements sociaux (EHESS). Elle a publié Quotidien politique – Féminisme, écologie, subsistance éd.La Découverte) en 2021.
Reporterre — Geneviève Pruvost, comment vit-on aujourd’hui sans téléphone portable ?
Geneviève Pruvost — (rires) Eh bien, quand on n’a jamais eu de téléphone portable, on reste dans la continuité de ses habitudes. Et c’est mon cas, tout simplement. J’ai un carnet d’adresses. Et surtout j’emprunte, puisqu’il n’y a plus de cabines téléphoniques. Les personnes sont tellement étonnées que je n’en aie pas — je leur fais même faire le numéro tellement je suis incapable de faire cela avec mes doigts, du coup cela crée des occasions de rencontres.
Et cela ne vous gêne pas dans votre vie professionnelle, dans votre vie personnelle ?
Je suis beaucoup sur mon ordinateur. J’utilise le mel comme une messagerie et pour fixer des rendez-vous. Pourtant je suis allée dans des ruralités où il n’y a pas forcément d’indications, mais je fais des plans à l’ancienne. Et, c’est pareil pour conduire : je n’ai pas besoin d’un GPS. J’ai mes petits plans, je m’arrête, je demande. Ce n’est vraiment pas gênant. Chaque fois que j’en ai besoin, deux minutes après, mon problème se résout. Et cela me confirme dans le fait que le portable n’est pas nécessaire.
Je vous pose cette question parce que vous avez écrit Quotidien politique. Et le téléphone portable fait partie du quotidien du XXIᵉ siècle aujourd’hui. Pourquoi la vie quotidienne est-elle politique ?
Henri Lefebvre est un intellectuel, un sociologue marxiste qui a commencé à écrire dans les années 1950. Il a travaillé sur la notion de quotidien. Et pour lui le quotidien, c’est un régime d’attention : on ne réfléchit pas en permanence qu’on doit manger, qu’on doit aller d’un endroit à un autre, on utilise de façon incorporée un certain nombre d’habitudes. Mais ce quotidien est politique parce qu’il est fortement appareillé, c’est-à-dire qu’il est soumis à une matérialité qui rend possible de mettre en veille sa vigilance. Cette matérialité évolue dans le temps, profondément même. Lefebvre en fait la tête de pont de l’invasion capitaliste : le capitalisme va s’attaquer aux entreprises, à l’État, mais va aussi nous produire en tant que consommateurs et consommatrices. Et donc, l’intégralité de notre quotidienneté qui nous semble tout à fait anodine, des gestes fondamentaux comme naître, mourir, manger, dormir, habiter vont devenir la proie d’un marché qui va nous vendre du « prêt à vivre ». On appelle cela de la « consommation dirigée ». Donc, le quotidien est pétri de structures. Ça c’est un premier point.
Le deuxième point, c’est que cette quotidienneté fortement appareillée est en même temps aussi un moment d’expérimentation et cela peut devenir révolutionnaire. La quotidienneté est un moment d’essais et d’erreurs, on essaie des trucs, on discute. Cela ne devient pas routinier par miracle, c’est le produit de débats internes — y compris dans les familles. Ce n’est pas du jour au lendemain que tout le monde se met à faire la vaisselle, par exemple. Donc, c’est un lieu où on peut aussi se lâcher un peu, enlever les masques, s’engueuler, et aussi sédimenter, réfléchir.
- « Le capitalisme va nous produire en tant que consommateurs et consommatrices. » © Anna Kurth / Reporterre
Henri Lefebvre intervenait à une époque où l’idée c’était : « On va transformer le monde par le pouvoir d’État. On va prendre l’État et la classe ouvrière pionnière changera le monde par en haut. » Et il disait : « Il faut interroger la quotidienneté. » Mais cette quotidienneté, il en parlait à une époque où l’on découvrait la machine à laver le linge, la télévision qui permettait d’aller voir ailleurs, on commençait à avoir des voitures qui permettaient de voyager au loin. Et puis, on a découvert l’avion qui permet d’aller au bout du monde, on a découvert le téléphone portable. Cette quotidienneté « appareillée » où l’individu perd son autonomie, n’est-elle pas compensée par l’abondance et le confort ?
Henri Lefebvre assiste à la fin des sociétés paysannes, qu’il connaît et qu’il a d’ailleurs étudiées à travers les communautés pyrénéennes, qui sont pour lui aussi des vectrices d’autogouvernements. Il oppose une quotidienneté cyclique, créatrice, abondante, avec une possibilité de maîtrise des matières, à une quotidienneté inerte sur laquelle on n’a pas la main. Aussitôt consommé, aussitôt disparu. Il faut racheter. Évidemment il y a le progrès et tout ce qu’il apporte. Mais au prix de quelle exploitation se fait mon confort ? C’est un premier élément.
L’autre élément est que cette « quotidienneté appareillée » empêche d’être à l’écoute du monde. Elle dirige notre paysage sonore, notre paysage visuel, elle arase, elle uniformise.
En fait, on méconnaît la fabrication des choses du quotidien. On ne sait pas comment est faite la montre qui est là, le micro qui est là, même le pain que nous allons acheter tout à l’heure. On est à distance de tout ce qui nous entoure, de ce qui constitue le moindre geste de la vie quotidienne.
C’est un autre point très important : la « quotidienneté appareillée » est une quotidienneté abstraite du milieu de vie d’où sont extraites les matières nécessaires à la vie. On voyage dans différentes régions du monde et on dit : « Oh, c’est chouette toutes ces échoppes. On voit des gens bricoler. Ils sont quasi dehors. Et dans les champs, il y a plein de gens qui travaillent. » Et on prend des photographies sans se rendre compte que ce qu’on voit, c’est la fabrique du monde. Et qu’à l’autre bout de la chaîne où nous sommes, il y a des gens à l’autre bout du monde qui triment dans les champs et fabriquent la subsistance. Cette perte de visualisation du travail collectif qu’implique le moindre de nos gestes vitaux est un problème politique. Cela n’invite pas du tout à comprendre les conditions de travail dans lesquelles les choses qui nous sont nécessaires sont produites.
Cette abstraction folle est constitutive du capitalisme qui est colonisateur. Et dans cette colonisation, il faut entendre aussi déterritorialisation. On n’a plus la maîtrise localement de comment les choses se fabriquent, et en même temps, on n’a plus les moyens de contester les possédants de ce monde qui se trouvent maintenant à l’échelle planétaire.
Les féministes jouent ici un rôle fondamental. Les féministes de la subsistance disent : « La fabrique du monde est faite par des petites mains, des petites mains paysannes, domestiques, ouvrières, qui vont faire en sorte que la reproduction de la vie dans la société salariée de notre capitalisme soit possible. » Donc ce travail de subsistance de base est vital et son invisibilisation n’est pas seulement une celle du travail domestique au sens où l’on va préparer la cuisine. Les matières qui font qu’on cuisine sont elles-mêmes invisibilisées. Donc, c’est une longue invisibilisation qui va du travail de subsistance, au contact premier des matières, jusqu’au travail domestique dans nos cuisines. Cette invisibilisation est tragique parce qu’elle empêche quelque chose qui s’appellerait le soin environnemental. Quand on est en prise avec la matière, on doit se préoccuper de son renouvellement. Si j’achète un truc en bois, je ne sais pas de quel bois cela vient. Si c’est du mélaminé collé, je ne sais même pas s’il a bien fallu du bois au départ. Cela renvoie aux forêts, à l’eau, aux ressources. La préoccupation majeure qu’il y a quand on est en prise avec le travail de subsistance disparaît.
- « On n’a plus la maîtrise localement de comment les choses se fabriquent. » © Anna Kurth / Reporterre
Qu’est-ce qui se passait dans les sociétés paysannes décrites par le féminisme de subsistance ?
On ne sait pas comment tout cela était et est organisé. C’est propice à la projection de sociétés imaginées et dans lesquelles on peut postuler ou se dire que c’étaient des sociétés dans lesquelles la place des femmes n’était pas dévaluée. Ce serait un rôle qui ne serait pas réduit — comme aujourd’hui — au travail domestique qui est absolument dévalué.
La « femme au foyer » est même une invention du XIXᵉ siècle ?
C’est une invention complète. On ne pouvait pas imaginer une société paysanne avec des femmes au foyer. Les poules et les vaches et les champs, ce n’est pas dans la maison que ça se passe.
Les femmes au foyer seraient totalement improductives, cela devient même le modèle de la grande dame bourgeoise du XIXᵉ siècle qui ne fait rien, qui a des robes, des crinolines…
… qui fait de la broderie. En fait, c’est une invention de l’industrie et du capitalisme. Il fallait détruire les sociétés de subsistance, qui sont autonomes, et donc créer des femmes improductives. C’est une manière de priver les sociétés paysannes d’une force de travail et d’un pilier central. Par exemple, le textile était dans tous les foyers. Aujourd’hui, on n’a pas d’autonomie textile. Si demain le Bangladesh ne nous vend plus ses tee-shirts, on ne s’habillera plus !
Le rôle des femmes, y compris dans la production, était en complémentarité avec le rôle des hommes.
Tout à fait.
Il n’y avait pas une division de travail ?
Si, il y avait une division du travail genrée, sexuée. Mais la question est de savoir si elle implique ou pas une hiérarchie de prestige. Et là, il y a vraiment des débats entre historiennes féministes, entre historiennes des techniques. Elles revisitent ce qu’on appelle les sociétés prémodernes en disant : « Ce sont des sociétés patriarcales — il n’y a pas de doute — mais un patriarcat dans lequel le rôle des femmes dans la subsistance commune ne pouvait pas être dévalué. Sinon, on ne mangeait pas ! » C’était une complémentarité nécessaire, et cette nécessité donnait du pouvoir. Et donc, le passage à la modernité et à la femme au foyer privée de la maîtrise de la matière et du renouvellement des matières a été une perte sèche pour les femmes. Mais il y a d’autres gains.
Lesquels ?
L’égalité en droit. C’est énorme. Même si ces droits sont bafoués tous les jours. La possibilité aussi de changer de mode de famille, de ne pas être restreinte à la famille patriarcale. On fait comme si la famille nucléaire avait existé de tout temps. Mais ça aussi c’est une invention. La famille mononucléaire, hétérosexuelle, réduite à deux parents et à quelques enfants n’est pas viable dans une société paysanne, où il faut des maisonnées en cohabitation avec des parentèles très élargies, une hospitalité importante, des animaux qui font partie intégrante de la famille. Mais des maisonnées ne sont pas maîtrisables alors qu’une petite famille est très déménageable, très manipulable. Beaucoup de théoriciens du capitalisme parlent de la famille nucléaire comme un « petit atome extraordinaire » pour lancer la société de consommation. Donc, « la femme qui devient maîtresse en son royaume », je comprends qu’elle se sente bien flouée. Elle a beaucoup perdu.
- « Il faut partager ce qu’on va appeler le sale boulot, qui est aussi un boulot créatif. © Anna Kurth / Reporterre
Dans ces sociétés paysannes avec les maisonnées, il y a aussi un rapport au commun.
Voilà pourquoi les écoféministes de subsistance sont très importantes. Je pense à Véronika Bennholdt-Thomsen et à Maria Mies, des féministes allemandes qui, dès les années 1970, ont alerté sur le fait qu’on ne peut pas qualifier les sociétés paysannes de sociétés archaïques. Elles ont en tête les féministes des pays du Sud dont elles voient alors la transformation à grande vitesse. Et elles disent que quand on parle de commun dans les sociétés paysannes, on y trouve un niveau de sophistication mais aussi de potentialités de redistribution à l’ensemble de la maisonnée qui est énorme. Ce n’est pas pareil de redistribuer à quatre personnes ou à cinquante personnes qui mangent collectivement et dont il faut organiser la vie. L’amérindienne Winona LaDuke, une économiste ojibway (communauté amérindienne du Minnesota), dit : « Vous nous parlez de vos communautés intentionnelles dans les années 70. Nous, cela fait 10 000 ans qu’on vit en communautés. La question de la subsistance commune est la base de notre mode de vie. Alors vous pouvez vous organiser et il faut aller dans cette direction. » Véronika Bennholdt-Thomsen et Maria Mies parlent de « sweat equity » c’est-à-dire « équité dans le labeur ». C’est-à-dire qu’on ne peut pas s’émanciper au prix de l’exploitation de petites mains à l’autre bout de la planète ou dans notre propre domicile avec la délégation du travail domestique.
Et donc, il faut partager ce qu’on va appeler le sale boulot, qui est aussi un boulot créatif. Partageons le travail pénible. Il n’est pas normal que tous les métiers qui mettent les mains dans la terre soient dévalués.
Il faut réduire la spécialisation des travaux.
Dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs et de chasseuses-cueilleuses, la division du travail existe mais elle est infiniment plus réduite que le régime d’hyperspécialisation dans lequel nous sommes rentrés. Du côté des sociétés paysannes il y a une moindre division du travail, il y a moins d’écarts sociaux aussi. Les chasseurs-cueilleurs, les anthropologues vont même les appeler « les sociétés égalitaires ». Cette idée que tout le monde doit retrousser les manches est une inspiration puisée dans des sociétés autres que nos sociétés occidentales modernes. Mais c’est aussi une vision du futur.
C’est-à-dire ?
C’est ce qu’il faut faire, c’est un programme politique. Toutes les autrices et les auteurs qui m’ont intéressée, Illich, Lefebvre, Françoise d’Eaubonne, bien d’autres, parlent tous de petites sociétés autogérées. Ce n’est pas quelque chose de lointain, qui serait lié à un mode de vie qu’on ne pourrait plus reproduire.
Ce n’est plus revenir à la bougie ou aux Amish mais c’est une vision nouvelle et émancipatrice de l’avenir ?
Exactement. Dans les alternatives écologistes, évidemment que ce n’est pas le retour du rouet, de la bougie ; je me retrouve avec des personnes qui ont plus un téléphone portable que moi (rires) et des ordinateurs et une voiture. Qu’est-ce qu’on garde ? Qu’est-ce qu’on perd ? Comment on refait village avec la société moderne telle qu’elle existe ? Comment métisser des techniques ?
Le capitalisme industriel est fondé sur l’hégémonie technique. Quand il y a une nouvelle technologie, elle doit détruire les autres. Ce que racontent les alternatives écologiques que j’ai pu observer, c’est justement une recomposition, un réaménagement des priorités techniques, de l’agenda, de la manière dont on va gagner de l’argent.
Ils vont bien, les gens qui vivent dans ces alternatives écologiques rurales que vous avez visitées ?
Oui très bien. Mais cela ne se fait pas en un claquement de doigts, cela n’arrive pas du jour au lendemain. Le nomadisme fait aussi partie de la recherche du bon lieu, du bon collectif dans lequel on va se sentir accompagné dans cette mue.
La mue vers…
… vers une alternative, une cohérence. Des personnes qui disent : « Je suis dans la consommation bio, mais je ne suis pas dans la transformation du système de consommation. D’où j’essaye de m’engager dans des luttes et de mettre en cohérence mon mode de vie et ma façon de travailler. » C’est tellement énorme que cela prend plusieurs années et cela prend tout un groupe aussi. Il faut évidemment être accompagné.
Il faut réapprendre à faire société.
Il faut réapprendre à faire communauté, se créer une communauté à partir de communautés déjà assez structurées qui ne vivent pas nécessairement ensemble. Et collectif pourquoi ? Parce qu’on ne va pas du jour au lendemain se refaire ses vêtements, refaire tous ses légumes et que des échanges se créent entre des choses qu’on peut faire, qu’on est en capacité de faire parce que tout cela implique du temps. Et l’accès à la terre est compliqué. Souvent, avant de trouver un endroit, d’acheter un terrain, il y a des formes d’hospitalité par celles et ceux qui ont pu accéder à la terre, des solidarités importantes avec ceux qui ont pu acquérir dans les années 1970 des maisons très peu chères, qu’ils ont retapées et qui valent de l’or aujourd’hui. À partir de là, on peut épauler les néoruraux et les néophytes en leur proposant l’hospitalité, pour poser un camion ou une yourte, et un stage ou un petit boulot parce qu’il y a du travail dans les champs. J’appelle cela l’entresubsistance.
Mais n’est-ce pas une fuite, le renoncement à la transformation globale et à l’action politique ?
Il y a des luttes frontales comme à la zad de Notre-Dame-des-Landes et des luttes que je vais appeler feutrées. Les personnes circulent en fait des écolieux aux luttes frontales. L’une ne fonctionne pas sans l’autre.
Il y a aussi des conflits entre des mouvances plus autonomes et d’autres plus écolos. Mais dans les deux cas, je vois une radicalité, c’est-à-dire plonger dans les racines de la structure et ne pas se laisser attraper par la structure [du système dominant]. Et sur le plan biographique, il y a des moments où on peut intégrer la lutte, et des moments où ce n’est pas possible. On a besoin de s’enfouir. J’emploie le terme d’enfouissement plutôt que celui de fuite parce qu’il faut repeupler un monde dévasté. Il faut recréer des interrelations dans un écosystème où il n’y a plus que des gros agriculteurs et des maisons de campagne. Il faut s’enfouir à un moment pour réenclencher les cycles de subsistance locaux.
Il y a un mot qui n’est pas dans votre livre Quotidien politique, c’est le mot sobriété. Il exprime la nécessité de réduire fortement la consommation matérielle et énergétique pour alléger notre poids sur la biosphère. Pourquoi ne l’avez-vous pas employé ?
Parce que j’ai trouvé que le terme de subsistance… il est vraiment LE terme de Veronika Bennholdt-Thomsen, de Maria Mies, de Claudia von Werlhof, et aussi de Vandana Shiva. Ce terme rend désirable la transformation vers des sociétés qui effectivement qui sont sobres, mais que je préfère qualifier de sociétés de subsistance.
Quelle est la nuance ?
La nuance, ce sont les sociétés d’abondance. Les historiennes et les historiens des sociétés prémodernes ou des sociétés de chasseurs-cueilleurs décrivent des groupes dans lesquels il y a des grands moments d’abondance et dans lesquels même l’abondance est nécessaire parce que, de toute manière, il faut boire, nourrir et vêtir les plus vulnérables qui n’ont pas les moyens d’assurer leur propre subsistance. Et donc il y a du surplus. Ce ne sont pas des sociétés de survie. [Parler de société de subsistance] est une manière de rendre compte de la profusion extraordinaire à partir du moment où on remet en place des cycles de compagnonnage avec le monde vivant.
C’est la première chose que me disaient mes enquêtés : ils me parlaient de luxe, de richesse, pas de réduction.
Je ne vis pas moins bien. Je vis différemment.
Oui, voilà, je vis différemment. Et cela me fait accéder à d’autres formes de vie qui s’avèrent extrêmement abondantes. C’est vrai qu’il y a un principe de limitation. Il y a des saisonnalités, des règles de fonctionnement du vivant, des cycles, le cycle du bois, le cycle de l’eau, le cycle des plantes. Les corps ont aussi leur cycle.
- « L’abondance est nécessaire parce que, de toute manière, il faut boire, nourrir et vêtir les plus vulnérables. » © Anna Kurth / Reporterre
Mais c’est une limitation par rapport au milieu de vie qu’on connaît, une limitation en quelque sorte choisie, vécue, autonomisée. Alors que la sobriété dont on parle, c’est la sobriété dans le monde capitaliste du début du XXIᵉ siècle. On doit faire attention aux limites planétaires. Alors que dans l’approche de subsistance, il y a une sorte de réappropriation.
Et réappropriation des moyens pour que cette subsistance redevienne abondante. Je veux dire que de l’eau de source, on en a plein. C’est juste qu’on ne sait plus vivre avec une source, au rythme d’une source. Moi j’estime être en pénurie d’eau de source dans ma ville. Mais je suis en abondance d’eau de source quand je sais capter une source. Enfin si elle est potable !
Il y a dans ce que vous écrivez un renversement par rapport à la philosophie des Lumières, qui disait : « Il faut se déraciner de ces sociétés paysannes où tout le monde est sous le regard de tout le monde, où il y a des rapports de hiérarchie terribles. La liberté, c’est se déraciner. » Mais vous dites avec les écoféministes de subsistance : « Il faut se réenraciner, se relocaliser, reterritorialiser, refaire du commun, refaire du collectif au niveau local. » Comment explicitez-vous ce renversement philosophique ?
Là-dessus, Vandana Shiva et Maria Mies ont écrit un très beau livre, Écoféminisme, dans lequel elles remettent en question le mythe de la liberté en s’interrogeant : si ma liberté se fait au prix de l’exploitation d’une paysanne dans un champ pour que je puisse partir en vacances, de quelle liberté parle-t-on ? Ma liberté ne peut pas être coupée de sa base matérielle. Et cette base matérielle — vous avez employé le terme d’enracinement, c’est un terme de Simone Weil —, je préfère parler d’ancrage.
Quelle est la différence entre ancrage et enracinement ?
Avec l’ancrage, on peut lever l’ancre.
On est mobile.
On est mobile. C’est du nomadisme. Et cela rappelle que beaucoup de sociétés sont nomades aussi. Il y a du nomadisme dans nos sociétés. Il n’y a pas que des sociétés paysannes implantées. Et dans les sociétés paysannes, il y a toujours une partie nomade des gens qui vont et viennent.
Ce ne sont pas des sociétés fermées.
Ce ne sont pas des sociétés fermées. Il y a du trajet, de la mobilité et du nomadisme. Et, par ailleurs, on a été tellement déterritorialisé dans nos sociétés occidentales que revendiquer une racine n’a pas de sens. C’est bien pour cela qu’on parle de néopaysans et de néoruraux. Certains vont réapprendre des langues, l’occitan, le breton. Alors qu’ils ne sont pas du tout ni bretons ni languedociens. Il y a l’idée de s’ancrer quelque part. Faire corps avec une tradition réinventée, voire critiquée, mais se remettre en état d’écoute d’un territoire tel qu’il a été saccagé mais tel qu’il est aussi revivable. La subsistance va reprendre le chemin d’un marché local.
Nous vivons maintenant dans des sociétés urbaines à environ 75 %. Comment les perspectives réjouissantes que vous évoquez pourraient-elles se concrétiser en ville ?
J’ai enquêté sur des alternatives rurales. Mais beaucoup de personnes de la grande ville, en fait, vont faire un trajet pendulaire pour aller dans des campagnes. On a des urbains dont le centre d’intérêt se trouve dans un écolieu ou une zad à 30 ou 40 kilomètres de leur ville.
Que font-ils en ville alors ?
Ils y habitent. Ils y ont des enfants. Ils ont leur travail. Mais cela se déporte du côté de la campagne. Deuxième point, les sociétés paysannes fonctionnent en maisonnées très élargies qui vont jusqu’à la ville. Beaucoup de migrants font déjà cela en créant des circulations avec leur pays d’origine et leurs communautés d’origine, avec des circulations de matières, d’argent, d’entraides. On peut d’autant plus le faire sur de courtes distances. Il y a des choses, des artisanats, des manières de conserver, des échanges, qui peuvent rester en ville. Des circulations peuvent se réinventer, artisanales notamment, de transformation avec des ateliers dans les villes, dans les cuisines des villes, des garages dans des zones pavillonnaires.
Et ensuite, il y a un autre stade, c’est qu’il faut que des métropoles puissent assumer la décroissance démographique de la ville. De toutes manières, les gens la quittent. Il faut pouvoir la quitter, se dire que c’est possible de vivre de nouveau à la campagne avec peu d’argent mais beaucoup, par contre, de ressources en nature. Il n’empêche que c’est un saut que, pour l’instant, les classes moyennes blanches supérieures s’offrent bien davantage que des classes ouvrières.
En tout cas, il faut casser du bitume, vider les voitures. On n’a besoin de voitures que pour des ambulances, pour des choses très urgentes, mais pas pour notre vie quotidienne. Ça, c’est une certitude.
Comment réorganiser la société pour retrouver une marge d’action sur ses moyens de subsistance ?
Les textes qui m’ont inspirée ne réinventent pas l’ensemble du corps social, ils ne nous font pas un traité d’autogestion « kit en main ». Il y a toujours l’idée qu’il faut composer avec le territoire, avec les gens tels qu’ils sont. Il y a plusieurs échelles. Il y a l’échelle biorégionale, c’est-à-dire se remettre dans les conditions de matières qu’il ne faut pas chercher à l’autre bout de la planète ou à l’autre bout d’un pays. Il faut composer avec les matières proches mais évidemment pas uniquement celles qui sont à échelle pédestre.
Un rayon de 20 kilomètres environ.
Mais cela peut être plus vaste.
Cela dépend si on est en plaine ou en montagne !
Exactement. Donc, c’est pour cela que ce n’est pas possible de faire un programme parce que les échelles varient en fonction du biotope.
- Geneviève Pruvost dans les locaux de Reporterre en mai 2022. © Anna Kurth / Reporterre
Comment l’écoféminisme de subsistance écologique que vous portez s’articule-t-il avec les grands macrosystèmes politiques qui veulent arriver au pouvoir ?
Repenser déjà l’échelle biorégionale me paraît fondamental. Sortir aussi d’une logique de privations pour les habitants sur leur propre territoire. L’échelle communale est privée de beaucoup de leviers d’actions. L’échelle régionale aussi. Le capitalisme fonctionne très bien avec l’étatisation.
Il faut démanteler tout ce qui interdirait à des populations locales de s’auto-organiser. Par exemple s’auto-organiser pour l’énergie, pour l’eau, et aussi pour retrouver des matériaux de construction qui ne soient pas du parpaing et du béton, ni du bitume. Donc il y a quelque chose à faire autour de la réappropriation, de la possibilité de reconstituer des échelles pertinentes d’actions. Ce qui n’empêche malgré tout qu’il va falloir démanteler le nucléaire. Et cela ne peut pas se faire à l’échelle locale.
Le nucléaire est antinomique de tout ce dont on a parlé depuis une heure, centralisé, inappropriable, loin, abstrait, très dangereux…
… et qui va durer des millénaires. C’est l’énergie totalement à l’image de la société dans laquelle on vit, une société industrielle. On voit tout ce dont le nucléaire a besoin pour vivre. Nous, dans notre quotidienneté, est-ce dans ce monde-là que nous avons envie de vivre ? Ariel Salleh, une écoféministe australienne, a beaucoup dit que ne pas avoir suffisamment réfléchi au complexe nucléaro-pharmatico-pétrochimique de notre confort moderne est un vrai, vrai, vrai problème politique. Et il y a un enjeu féministe très fort à s’approprier absolument cette critique-là du monde. Parce qu’évidemment, le monde nucléaire résonne comme les familles nucléaires ! (rires)
Êtes-vous optimiste pour le monde ?
Alors… oui. Je suis optimiste parce que… déjà c’est une stratégie d’action. Et le féminisme me rend optimiste. Il y a eu des actions violentes dans le féminisme. Mais il y a aussi des actions très discrètes au cœur des familles, entre groupes de copines. Qui ont permis d’installer des vraies transformations sociales — même si évidemment on n’est qu’au début de cette transformation. Il se joue là des métamorphoses. Et cela peut aller très vite. Et du coup, ça me donne beaucoup d’espérance parce qu’il se produit des révolutions à bas bruits et à grands bruits — des luttes feutrées et des luttes frontales. Et comme elles marchent ensemble, cela peut aller vite.
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