Confiné mais pas abattu, le mouvement social s’organise

Par Alexandre-Reza Kokabi
14 avril 2020

Comment et pourquoi continuer de lutter pendant la pandémie ? Passé un temps de sidération, les voix dissidentes se font à nouveau entendre, même si, mesures de mise à distance oblige, les modes d’action doivent être repensés.

Loin de la rue, le mouvement social est-il désarmé ? En dépit de la rhétorique guerrière et unanimiste déployée par le chef de l’État, la colère n’est pas confinée. La contestation bouillonne et s’organise face aux insuffisances et aux volte-face de l’exécutif dans sa gestion de la crise sanitaire du Covid-19. Les plaintes, les mouvements de grève, les manifestations aux fenêtres et les formes d’auto-organisation fleurissent, donnant de l’écho aux voix dissidentes.

Certains acteurs de la lutte sociale et écologique confient pourtant ressentir une stupeur émotive, liée aux conséquences de la crise sanitaire. Ils ont vu leurs vies et leurs activités chamboulées, comme tout le monde, et tentent de dépasser cet état de sidération. « Nous vivons une époque perturbante, loin de tout ce que nous avons pu vivre jusqu’à présent, dit Pauline Boyer, porte-parole d’Alternatiba. La crise sanitaire s’est manifestée abruptement, y compris dans les milieux militants où nous sommes perpétuellement en relation les uns avec les autres. Nous voyons le décompte des morts, nous avons peur pour nos proches vulnérables, très exposés au virus, voire déjà malades, et nous vivons l’isolement. »

Les activistes sont aussi privés d’une grande partie de leur répertoire d’action traditionnel. « Dans la période contemporaine, il n’est jamais arrivé que le mouvement social soit à ce point amputé de ses modes d’action, observe l’historienne Ludivine Bantigny. Les militants ne peuvent pas se rassembler, ne peuvent pas prendre la rue pour construire un rapport de force face au pouvoir. En matière de difficulté à s’organiser, cette période est inédite, si l’on excepte les temps de guerre ou la vie sous des régimes autoritaires. »

Comment « déconfiner » les revendications du mouvement social ?

La mise à distance sociale, « de rigueur et totalement justifiée, est antinomique de l’action collective », pour Éric Beynel, porte-parole de l’Union syndicale Solidaires. « C’est de la rencontre des corps qu’émergent des choses concrètes, comme nous l’avons vu ces derniers mois sur les ronds-points Gilets jaunes, dans les AG, les manifs ou sur les piquets de grève », enchérit Camille [*], membre du collectif Cerveaux non disponibles. Loin de ces lieux de fixation ou d’occupation, sans possibilité de faire masse dans la rue, « nous avons la sensation d’être des particules isolées, atomisées », regrette Joël Domenjoud, militant écologiste impliqué dans la lutte antinucléaire.

Néanmoins, « la pandémie ne doit pas servir à étouffer les luttes ni l’esprit critique, dit Corinne Morel Darleux, conseillère régionale en Auvergne-Rhône-Alpes. Lutter nous permet de sortir de ce sentiment de sidération et d’isolement, de réinvestir nos souverainetés individuelles, d’exercer un peu de maîtrise sur nos vies ». Pour la militante écosocialiste, le coronavirus « ne remet pas les compteurs à zéro ». Les raisons de se battre sont même décuplées par « la pérennisation de l’état d’urgence, l’avènement fulgurant d’une société de surveillance et toutes les atteintes aux libertés publiques qui pourraient perdurer une fois la crise sanitaire terminée ».

Dès lors, comment « déconfiner » les revendications du mouvement social ? Plusieurs pistes ont émergé ces dernières semaines. Certains soirs, à 20 heures, l’heure à laquelle les soignants sont acclamés, des casseroles, des banderoles et des projecteurs ont surgi aux fenêtres, spontanément ou de manière organisée. Le 31 mars, par exemple, une manifestation de confinement était organisée à l’appel du collectif Projections Covid-19 en soutien au personnel soignant, mais aussi contre les réformes des retraites et de l’assurance-chômage. Des photos et des vidéos des banderoles et des chants, tels « du fric, du fric, pour l’hôpital public ! », ont été postées sur les réseaux sociaux dans la foulée.

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« Cette crise sanitaire est amplifiée par les choix politiques mortifères qui ont mis à genoux nos services publics ces dernières années, dit Tarik Safraoui, de Projections Covid-19, et organisateur de l’évènement. Les personnels soignants sont à bout et envoyés au front sans les protections nécessaires, comme l’a montré le mensonge d’Etat sur la pénurie de masques. Comment rester muets devant l’irresponsabilité de nos gouvernants, qui privilégient les profits et mettent en péril nos vies ? » L’activiste prévient que « dès que la crise sera passée, notre colère et nos banderoles redescendront de plus belle dans la rue ».

Investir le terrain judiciaire

La colère des Français s’est également traduite par des actions en justice. Le parquet de Paris et la Cour de justice de la République ont reçu des dizaines de plaintes visant des décideurs publics pour mise en danger de la vie d’autrui, abstention volontaire de prendre les mesures visant à combattre un sinistre, voire homicide involontaire [1]. Une plateforme, intitulée plaintecovid.fr, propose des dépôts de plainte facilités à l’aide de dossiers préremplis.

Jeudi 9 avril, quatre-vingt douze associations et collectifs se sont même associés pour saisir conjointement sept rapporteurs des Nations unies chargés des questions de pauvreté extrême, de santé, d’accès à un logement décent, à la nourriture, à l’eau potable et à l’assainissement, ainsi que des migrants et des défenseurs des droits humains. « Les personnes vivant à la rue, dans des squats ou des bidonvilles ne bénéficient pas pleinement des mesures de prévention du Covid-19 mises en place par le gouvernement et les autorités locales », dénoncent ces organisations.

Des syndicats ont également investi le terrain judiciaire pour faire ployer des entreprises peu prévenantes de la santé de leurs salariés. Solidaires, épaulé par les Amis de la Terre, a ainsi saisi le tribunal de justice de Nanterre, le mercredi 8 avril pour demander l’arrêt total de l’activité d’Amazon, certains salariés étant tombés malades dans les entrepôts du géant du numérique.

À l’image des salariés d’Amazon, les classes laborieuses ne connaissent pas de confinement et sont surexposées au virus : les personnels soignants, mais aussi les caissiers, les ouvriers, les éboueurs, les facteurs, les postiers et les livreurs n’ont cessé de travailler. Solidaires a mis en place un numéro vert accessible à tous les travailleurs, syndiqués ou non, pour répondre à toutes les questions liées aux droits vis-à-vis des employeurs en matière de sécurité, de retrait, d’arrêt maladie ou encore de chômage partiel. « Des patrons utilisent les nouvelles possibilités offertes par la loi d’urgence sanitaire pour continuer d’essorer les salariés, dénonce Éric Beynel. Soixante heures de travail par semaine, journées de douze heures… Certains vont jusqu’à mettre les salariés au chômage partiel tout en continuant de les faire travailler, d’autres demandent aux malades de ne pas s’arrêter. »

« En plus d’exiger des moyens à la hauteur pour protéger les salariés des secteurs indispensables de leurs employeurs et du coronavirus, l’enjeu majeur est, aujourd’hui, d’obtenir la suspension, sans perte de salaire pour les salariés, de toutes les activités économiques non indispensables », poursuit Éric Beynel. La tendance est « malheureusement inverse : les affaires reprennent un peu partout », regrette-t-il, effaré par « les injonctions meurtrières de la ministre du Travail à la reprise d’activité dans le secteur du BTP » [2]. Pour faire pression, s’ils ne peuvent pas construire de rapport de force dans la rue, des syndicats ont lancé des appels à la grève dans certains secteurs à l’image de la CGT branche commerce et services, le mercredi 8 avril, à la suite de la mort d’un employé de Carrefour Bercy-2.

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« Une façon de rester debout, de mener des actions justes »

La grève, précisément celle des loyers, est également le mode d’action privilégié par certains collectifs, pour lutter contre la précarité de certains ménages. Révélatrice des inégalités dans les conditions de travail, la crise sanitaire l’est autant dans les conditions de confinement. « La vie quotidienne change du tout au tout selon que l’on profite de sa résidence secondaire au grand air ou que l’on s’entasse dans quelques mètres carrés dans un logement pourri », rappelle l’Atelier populaire d’urbanisme de Fives (Apu Fives), qui soutient les familles lilloises concernées par les impayés de loyers, l’insalubrité des logements et les conflits locatifs. Le collectif exige « que toutes les dettes locatives contractées pendant et des suites de cette période soient nulles et non avenues, et que les bailleurs sociaux soient contraints de ne plus percevoir les loyers ».

Dans les quartiers populaires, les habitants « cumulent les difficultés : le mal-logement pour les confinés, mais aussi les emplois précaires pour les autres et des services publics moindres pour faire face au coronavirus… Et en plus les violences policières explosent », souffle Youcef Brakni, membre du comité Vérité et Justice pour Adama. « Dans les moments de peur collective, la police se lâche et ça tombe toujours sur les plus pauvres », poursuit-il. Dès le troisième jour de confinement, à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), une femme noire de 19 ans, Ramatoulaye B., a reçu un coup de Taser à la poitrine et a été plaquée au sol, alors qu’elle disposait d’une attestation de sortie manuscrite. Elle était sortie faire de courses pour nourrir son bébé.

« L’État ne nous protège pas et, en plus, il nous empêche de respirer, dit Youcef Brakni. Alors nous nous débrouillons nous-mêmes : nous demandons aux gens de filmer, coûte que coûte, pour que les organisations militantes puissent lancer le plus d’alertes possible. » Tombée à point nommé, une application baptisée UVP a été lancée le 10 mars dernier par le collectif Urgence notre police assassine. Celle-ci permet de filmer les interventions des forces de l’ordre sans qu’elles ne puissent effacer les images.

Dans certains lieux de privation de liberté, la révolte gronde. A la prison de Fleury-Mérogis, dimanche 22 mars, près de cent detenus ont refusé de rejoindre leurs cellules pour protester contre le manque de protection face au Covid-19. Le samedi 11 avril, à 20 heures, des étrangers sans papiers parqués au centre de rétention administrative (CRA), du Mesnil-Amelot, le plus grand de France, ont occupé la cour du bâtiment et ont demandé à être libérés, inquiets qu’aucune mesure sanitaire ne soit prise pour empêcher la propagation du virus à l’intérieur du centre. Selon l’Humanité, leur mouvement aurait été durement réprimé.

Des associations de soutien aux migrants réclament la fermeture de ces centres dans le contexte de pandémie de Covid-19. Plus largement, des centaines de démarches et d’initiatives solidaires ont émergé, dans l’Hexagone, pour faire face à la crise. Petites annonces dans les halls d’immeubles, pétitions, groupes Telegram ou WhatsApp… Des liens d’entraide se tissent à toutes les échelles.

Corinne Morel-Darleux contribue au réseau Covid-Entraide France : « Dans ces groupes, nous échangeons des informations, nous organisons l’autonomie alimentaire et le soutien aux producteurs locaux, l’aide concrète aux personnes isolées, aux sans-logis, aux détenus… C’est une façon de rester debout, de mener des actions justes. » Pour la militante écosocialiste, ces mécanismes d’organisation permettent de ne pas dépendre entièrement de l’État et sont « autant d’îlots de résistance supplémentaires qui rejoignent celles préexistantes, comme la Zad de Notre-Dame-des-Landes, les collectifs contre des projets inutiles ou ceux qui viennent en aide aux personnes migrantes. »

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« Réhabilitons notre colère » 

Ces liens d’entraide vont-ils perdurer une fois la crise sanitaire passée ? Joël Domenjoud, participant à Covid-Entraide, l’espère : « A travers cette pensée en réseaux, nous souhaitons dessiner le squelette d’une solidarité pour les mois à venir, que ce soit en matière d’autonomie alimentaire, de défense des libertés publiques et individuelles ou de soin porté aux personnes qui vont tomber dans une grande précarité avec la crise économique qui nous tend les bras. »

Car le monde de l’après Covid-19 est déjà sur toutes les lèvres. Et, déjà, les propositions se multiplient pour penser un après plus social et plus écologique. Le jeudi 9 avril, la Convention citoyenne pour le climat a transmis à l’exécutif cinquante propositions pour « porter l’espoir d’un nouveau modèle de société » en matière de logement, de déplacement, d’alimentation, ou encore de publicité. « Prenez garde, Monsieur le Président, aux effets de ce temps de confinement, de bouleversement du cours des choses. C’est un temps propice aux remises en cause. Un temps pour désirer un nouveau monde. Pas le vôtre ! » prévenait l’écrivaine Annie Ernaux dans une lettre diffusée sur France Inter. « Une chose est sûre : nous n’avons plus envie d’infléchir le système, nous voulons qu’il change radicalement, affirme Camille, de Cerveaux non disponibles. Il faut en finir avec le système néolibéral sauvage qui joue avec nos vies, qui délabre notre système de santé autant qu’il saccage les écosystèmes terrestres. Sinon, ça recommencera. »

Joël Domenjoud craint « le risque important de décompensation au moment du déconfinement, un endormissement sur le besoin de consommer et d’oublier la fragilité de notre système ». Il faut, dit-il, « absolument se prémunir de l’amnésie collective, garder un potentiel de colère entier pour dire “hors de question que ça arrive encore une fois, ce système a mis notre vie en danger” ».

Nicolas Haeringer, du mouvement 350.org, estime que ce potentiel de colère « a trop longtemps été mis de côté, voire dévalorisé au sein des luttes écologiques, où l’on a parfois cherché à mobiliser autour de récits positifs » : « Réhabilitons notre colère, cessons de construire nos mobilisations comme si nous pouvions nous permettre de négocier avec le temps. Ce que l’urgence sanitaire rappelle, c’est que chaque fois que nous acceptons de négocier avec le temps, il y a des morts. Pesons de tout notre poids pour qu’il n’y ait pas de retour au business as usual, au règne de celles et ceux qui font profit de la destruction. »


[*Son prénom est modifié.

[1Les collectifs Inter-Urgences et Inter-Hôpitaux, la Coordination nationale infirmière (CNI), Act-Up Paris et l’Association de défense des libertés constitutionnelles (Adelico) ont par exemple demandé au Conseil d’État de contraindre le gouvernement à réquisitionner les usines permettant de fabriquer les masques, les respirateurs, les tests et les médicaments nécessaires à la lutte contre l’épidémie.

[2Jeudi 19 mars, Murielle Pénicaud s’était dite « scandalisée » de voir une antenne locale de la Confédération de l’artisanat et des petites entreprises du bâtiment inciter ses adhérents à ne pas aller travailler. « Les entreprises qui se disent que l’État paiera et qu’elles n’ont pas à travailler ne sont pas dans une attitude de civisme », avait-elle ajouté.