Source : The Wall Street Journal, Justin Schek, Shane Harris & Summer Said, 19-07-2017
Un regard sur les coulisses du drame qui s’est déroulé à la cour montre jusqu’à quel point le récent changement de gouvernement du royaume a été une prise du pouvoir par un réformateur autoproclamé.
Riyad — Après avoir passé une nuit blanche confiné dans un salon d’un palace de La Mecque, le prince héritier de la couronne d’Arabie saoudite, Mohammed ben Nayef, est apparu dans une salle aux murs recouverts de marbre dans la matinée du 21 juin.
Le prince, âgé de 57 ans, a trouvé une foule qui l’attendait, des appareils photo, un garde du corps la main posée sur son revolver — et son cousin Mohammed ben Salmane, 31 ans, le fils préféré du roi Salmane nouvellement désigné comme son successeur en tant qu’héritier présomptif et prince de la couronne.
Un regard dans les coulisses du drame qui s’est déroulé — ainsi que sur des interviews de personnes proches de la cour, y compris celles soutenant chacun des deux princes, et sur des vidéos de manifestations — montre dans quelle mesure le remaniement a été une prise de pouvoir par un réformateur autoproclamé.
Sur une vidéo de leur rencontre ce matin du 21 juin, on voit l’aîné des deux princes marmonner un bonjour au plus jeune, qui s’approche, revêtu d’un vêtement lui arrivant à la cheville et d’une coiffe à carreaux rouges et blancs. Mohammed ben Salmane, ou « MBS » pour beaucoup de personnes, s’est agenouillé et a embrassé la main de son cousin plus âgé. A ce moment, il aurait dû être clair pour Mohammed ben Nayef que sa longue carrière — au cours de laquelle il avait gagné la confiance des responsables du renseignement américains et était devenu une figure centrale dans les relations États-Unis-Arabie saoudite — était terminée, rapportent des personnes proches de la cour. « Quand MBS vous embrasse », dit l’une d’elles, « vous comprenez que quelque chose de mauvais va vous arriver. »
Après la rencontre du 21 juin des deux princes, la cour a annoncé la promotion de Mohammed ben Salmane. Mohammed ben Nayef a disparu de la scène publique. Certaines personnes disent qu’il est retenu dans son palais de Djeddah, que ses déplacements sont retreints et qu’il est surveillé par des gardes fidèles à Mohammed ben Salmane.
Dans une réponse écrite à des questions portant sur le remaniement, un responsable de la cour a déclaré que Mohammed ben Nayef avait été « destitué ». « Les raisons de sa destitution sont très confidentielles et personne n’est autorisé à les divulguer », a t-il dit, ajoutant que cette décision avait été prise « au nom de l’intérêt national ». L’ex-prince héritier reçoit des visites chaque jour, a-t-il dit, « et a rendu visite plus d’une fois au roi et au prince héritier. »
L’ascension du prince cadet marque une réorganisation du pouvoir avec des implications profondes pour l’un des pays les plus riches et les plus secrets du monde. Alors que le roi Salmane est souffrant, le nouveau prince héritier pourrait bientôt se trouver à la tête d’une des dernières monarchies absolues du monde, un royaume qui compte parmi les plus gros producteurs de pétrole et importateurs d’armes mondiaux, et qui utilise ses immenses ressources pour accroître son influence au Moyen-Orient.
La succession en Arabie saoudite est gouvernée par un ensemble de règles malléables et de coutumes familiales, et implique la contribution d’un conseil d’environ 35 des principaux princes représentant la descendance du fondateur du royaume. Le changement du 21 juin se résume à une faction déposant l’autre, dans une des guerres de succession les plus chaotiques depuis que le roi Saoud a été chassé du trône par ses frères il y a 53 ans. Cela a rendu quelques membres de la cour, préoccupés par la venue d’une nouvelle crise, inquiets des manœuvres qu’un autre clan pourrait comploter, disent certains familiers de la cour. « A présent c’est une tradition », a déclaré l’un d’eux.
Le représentant de la cour a refusé de laisser à Mohammed ben Salmane le champ libre pour s’exprimer et a dit que Mohammed ben Nayef avait refusé tout commentaire.
Ces dernières années le prince Mohammed ben Salmane a fait d’audacieuses promesses de changement, promettant de moderniser et d’ouvrir l’Arabie saoudite sur les plans économique et culturel. Son projet se concentre sur une liste d’actions de la compagnie pétrolière d’État à mettre sur le marché public et sur l’investissement des recettes pour diversifier l’économie. Il a également adopté une politique étrangère agressive et a travaillé à établir des liens étroits avec la Maison-Blanche de Trump.
Son cousin plus âgé est un responsable discret, qui s’est relativement peu montré en public et a eu une approche indolente de la gouvernance au fil des années. Il bénéficiait d’un large soutien parmi les princes saoudiens les plus âgés qui ont appuyé son approche plus conservatrice des affaires étrangères. Durant ses années de lutte contre le terrorisme, il a eu des relations de longue date avec des responsables de la sécurité américains qui ont parfois été en désaccord avec l’actuelle Maison-Blanche.
Certains Saoudiens et observateurs étrangers ont exprimé l’espoir que la libéralisation économique entraînera plus de libéralisme politique et culturel, et que Mohammed ben Salmane apparaîtra comme une force pour un tel changement. Son projet de réorganisation de l’économie comprend un effort pour amener plus de femmes sur le marché du travail et pour améliorer le niveau de l’enseignement.
Le différend entre les deux princes remonte à 2015, au début du règne du roi Salmane, quand celui-ci nomma Mohammed ben Nayef prince héritier et désigna son propre fils, Mohammed ben Salmane, comme vice-prince héritier. Par la suite les initiatives du roi Salmane pour donner des pouvoirs à son fils dans les domaines des affaires étrangères, de l’armée et de l’économie ont alimenté des rumeurs selon lesquelles il [le roi] pourrait le faire monter dans l’ordre de la succession.
Le différend sur le Qatar
Plusieurs personnes proches de la cour indiquent qu’un débat sur la façon de gérer la confrontation avec le Qatar a commencé en juin, quand l’Arabie saoudite et d’autres pays arabes ont accusé leur voisin du golfe Persique de soutenir le terrorisme. D’autres facteurs ont exacerbé le sentiment d’urgence au sujet du différend entre les princes. Le plus jeune a adopté une position plus belliciste, soutenant le blocus économique contre le Qatar qui l’a emporté et reste en cours.
« Mohammed ben Nayef ne s’est opposé à aucune des mesures prises contre le Qatar », a indiqué le représentant de la cour.
Certaines personnes proches de la cour disent que la détérioration de la santé du roi Salmane a alimenté des inquiétudes sur le peu de temps qui restait. Le jeune prince a commencé à faire pression sur son père afin qu’il le choisisse comme successeur.
A propos du monarque âgé de 81 ans, le représentant de la cour a dit : « La santé du roi est excellente. Il poursuit ses activités quotidiennes et variées d’une façon énergique et active. Au Royaume d’Arabie saoudite, le Roi reste roi jusqu’à sa mort. »
Ces dernières semaines la cour a enregistré une vidéo dans laquelle le roi déclare qu’il est temps pour Mohammed ben Salmane de devenir roi, disent plusieurs personnes proches de la cour. Ils disent que la vidéo non divulguée pourrait être utilisée au décès du roi comme une annonce d’abdication publique.
Sans faire directement référence à la vidéo, le responsable de la cour a déclaré : « Tout pays qui abandonnerait son souverain dans ses derniers moments pour cause de mauvaise santé serait un pays sans honneur ni prestige. »
Comme le jeune prince établissait son plan, il a prévenu l’administration de Trump. Une semaine avant le changement de pouvoir, rapportent plusieurs personnes proches de la cour, Mohammed ben Salmane a envoyé un jeune responsable nommé Turki al-Sheikh à Washington.
Le Président Donald Trump avait rencontré Mohammed ben Salmane à Riyad quelques mois plus tôt. M. al-Sheikh, un poète et parolier de chansons patriotiques sans expérience des affaires étrangères, avait été promu récemment par Mohammed ben Salmane à un poste important de la cour.
Lors de son voyage de juin à Washington, M. al-Sheikh a notifié à la Maison-Blanche que Mohammed ben Salmane était prêt à chasser son cousin, disent ces personnes.
Un responsable de la Maison-Blanche faisant référence au changement de dirigeant saoudien, a déclaré que le gouvernement des États-Unis « ne cherchait pas à intervenir, ni à être considéré comme intervenant dans une affaire interne aussi sensible » et « nous avons toujours insisté sur notre souhait de maintenir la coopération » avec le dirigeant saoudien.
Le responsable de la cour a déclaré : « En ce qui concerne le ministre Turki al-Sheikh, il n’a rencontré aucun responsable américain. Ni les États-Unis, ni aucun autre pays n’a été directement ou indirectement informé à ce sujet, car c’est un sujet absolument souverain. »
Le plan de Mohammed ben Salmane a commencé à se dérouler peu après le retour de M. al-Sheikh en Arabie saoudite, dans un drame décrit au Wall Street Journal par des proches de la cour.
Le 20 juin, Mohammed ben Nayef s’apprêtait à se détendre à l’occasion de l’Aïd, la grande fête qui marque le fin du mois sacré du Ramadan. Cette nuit-là, il se dirigea vers le palais de La Mecque pour une réunion de routine avec des hauts fonctionnaires.
Il savait depuis des mois que son cousin pouvait agir contre lui. Au cours des trois semaines précédant l’Aïd, des proches de Mohammed ben Nayef l’avaient prévenu que Mohammed ben Salmane se préparait probablement à le chasser. Cependant, Mohammed ben Nayef écarta leurs inquiétudes comme des théories complotistes.
Mohammed ben Nayef se disait : « pourquoi agirait-il maintenant puisque nous sommes dans les trois derniers jours avant l’Aïd ? » dit une des personnes proches de la cour.
Les gardes fidèles à Mohammed ben Nayef furent remplacés par d’autres, fidèles à Mohammed ben Salmane. Le responsable de la cour dit que c’était la procédure normale et que des gardes royaux supplémentaires avaient été attribués au prince aîné, ajoutant qu’ils ne contrôlaient pas ses mouvements.
Le palace noir et blanc Al Safa de La Mecque domine d’environ dix étages la Kaaba, le site le plus sacré de l’Islam. Des vidéos montrent que lorsque le roi et son entourage y sont présents, comme ce 20 juin, ses salles de réunion recouvertes de moquette, grouillent de ministres, de membres du personnel et de serviteurs apportant des plateaux de café aux dignitaires assis dans des fauteuils de velours vert.
Complot au palais
Le prince héritier ne devait pas arriver au palace avant la nuit, après les prières du tarawih — moment où de nombreuses réunions de hauts responsables se déroulent dans la chaleur torride de l’été saoudien. A la nuit tombée, le cortège de Mohammed ben Nayef se mit en route pour le palace dans les rues animées de La Mecque.
Quand il arriva au palace ce soir-là, on lui dit de continuer seul, sans ses gardes du corps.
« Une fois qu’il fut passé d’une pièce à l’autre, ils prirent les armes, les téléphones, tous les objets appartenant à chaque personne de son entourage », dit l’une des personnes proches de la cour royale.
Des gardes poussèrent Mohammed ben Nayef à l’étage, en passant par des couloirs à motifs de fleurs, vers un petit salon. Ils fermèrent les portes, le laissant seul. Il était alors près de minuit, et le prince héritier ne partirait pas avant le matin.
Tandis que Mohammed ben Nayef attendait, Mohammed ben Salmane fit appeler les membres du Conseil d’Allégeance, le groupe d’environ 35 fils et petits-fils du fondateur du royaume qui pèsent dans la structure du gouvernement. On leur dit que le roi voulait que Mohammed ben Salmane soit le prince héritier et on leur demanda leur soutien. Le gouvernement saoudien affirme que 31 membres approuvèrent.
Dans cette pièce, Mohammed ben Nayef fut informé sur son sort : les grands princes du royaume voulaient son cousin comme prince héritier.
Mohammed ben Nayef fut « horrifié », rapporte l’une des personnes proches de la cour. On lui demanda de signer une lettre d’abdication et un serment d’allégeance à Mohammed ben Salmane, ajoute cette personne. Le prince héritier résista.
Pendant les heures suivantes, des représentants de la cour lui rendirent visite, le pressant de reconsidérer sa position. Un émissaire du roi lui dit de signer la lettre d’abdication sous peine d’avoir à affronter de graves conséquences.
Mohammed ben Nayef tint bon. Mais à l’aube il était épuisé. Il savait qu’il n’y avait pas de porte de sortie. Il fit le seul compromis qu’il pouvait faire — il accepta de faire un serment d’allégeance oral.
Le responsable de la cour déclara : « Le serment d’allégeance au Prince héritier a été fait de bonne grâce. »
Il était environ 7 heures du matin quand les hommes de Mohammed ben Salmane laissèrent sortir le prince héritier. Mohammed ben Nayef ne s’attendait pas à affronter tout de suite l’homme qui lui avait pris son titre.
Cependant, après à sa sortie de la pièce, il fut surpris d’entendre une foule. Il se dirigea du couloir vers la salle aux murs de marbre et vit des caméras et des photographes. Un garde — pas l’un des siens — se tenait la main posée sur un revolver dans son étui, attitude que les gens proches de la cour disent être une violation du protocole en présence du prince héritier.
Puis il vit Mohammed ben Salmane se diriger rapidement vers lui. Il y eu le baiser et le serment d’allégeance marmonné.
Cela prit environ 15 secondes. Puis un garde enveloppa les épaules de Mohammed ben Nayef d’un manteau noir et le conduisit à son palais de Djeddah.
Source : The Wall Street Journal, Justin Schek, Shane Harris & Summer Said, 19-07-2017