Comment l’Histoire explique la crise coréenne, par William R. Polk

28-08-2017

Beaucoup d’Américains considèrent tout simplement la Corée du Nord et ses dirigeants comme « cinglés », mais l’Histoire, derrière la crise d’aujourd’hui, révèle une réalité plus complexe qui pourrait changer ces impressions simplistes, comme l’explique l’historien William R. Polk.

Les États-Unis et la Corée du Nord sont proches d’un conflit qui, s’il débutait, conduirait presque certainement à un échange nucléaire. C’est l’opinion manifeste de la plupart des observateurs compétents. Ceux-ci ont des divergences sur les causes de cette confrontation ainsi que sur la taille, la portée et la puissance des armes qui pourraient être lancées, mais aucun ne peux douter qu’une confrontation nucléaire même « limitée » aurait des effets épouvantables sur une grande partie du monde, incluant les États-Unis.

Donc, comment en sommes-nous arrivés là, que faisons-nous maintenant et que pourrions-nous faire pour éviter les très probables conséquences dévastatrices d’une guerre nucléaire même « limitée » ?

Les médias regorgent de comptes rendus des dernières déclarations et événements, mais d’après mon expérience personnelle du cas le plus proche d’une catastrophe nucléaire, la crise des missiles cubains, et pour avoir étudié d’autres nombreux « moments critiques », j’ai appris que l’incapacité à apprécier l’arrière-plan et la séquence des événements rend incapable de comprendre le présent, et est donc susceptible de mener à des actes d’autodestruction. Avec cet avertissement à l’esprit, je raconterai dans la partie 1 comment nous et les Coréens en sommes arrivés là où nous sommes. Ensuite, dans la partie 2, j’aborderai la façon dont nous pourrions entrer en guerre, ce que cela signifie et ce que nous pouvons faire pour rester en vie.

Durant la majeure partie de son histoire, la Corée s’est considérée comme l’élève de la Chine. Elle a emprunté au confucianisme chinois ses concepts de droit, ses canons d’art et sa méthode d’écriture. Pour cela, elle a généralement rendu hommage à l’empereur chinois.

Avec le Japon, les relations étaient différentes. Équipé de l’arme de destruction massive de l’époque, le mousquet, le Japon a envahi la Corée en 1592 et l’a occupé avec plus d’un quart de million de soldats. Les Coréens, armés uniquement d’arcs et de flèches, ont été battus et soumis. Mais, en raison d’événements au Japon, en particulier la décision d’abandonner l’arme à feu, les Japonais se sont retirés en moins d’une décennie et ont quitté d’eux-mêmes la Corée.

Officiellement unifiée en un seul royaume, la société coréenne était déjà partagée entre les Pouk-in ou « Peuple du Nord » et les Nam-in ou « Peuple du Sud ». L’importance de cette division dans la politique pratique n’est pas claire, mais elle a apparemment joué un rôle dans la lutte contre les tentatives de réforme et dans l’isolement du pays des influences extérieures. Elle a également affaibli le pays et facilité la seconde intrusion des Japonais. À la recherche de minerai de fer pour leur industrie naissante, ils ont « ouvert » le pays en 1876. Sur les traces japonaises sont venus les Américains qui ont établi des relations diplomatiques avec la cour coréenne en 1882.

Les missionnaires américains, dont la plupart étaient également des marchands, ont suivi le drapeau. Le christianisme venait souvent sous le couvert du commerce. Les marchands missionnaires vivaient à l’écart des Coréens dans des villes de style américain, comme les Britanniques l’avaient fait en Inde au début du siècle. Ils rencontraient rarement les indigènes, sauf pour le commerce. Contrairement à leurs homologues au Moyen-Orient, les Américains n’étaient pas connus pour leurs « bonnes œuvres ». Ils ont consacré plus de temps à vendre de biens qu’à enseigner l’anglais, à exercer la médecine ou à faire du prosélytisme ; alors quand bien même les Coréens admiraient leurs marchandises, ils restaient en dehors d’une minorité, attachés aux mœurs confucéennes.

La protection de la Chine

C’est vers la Chine plus que vers l’Amérique que les Coréens se sont tournés pour se protéger du « soleil levant » japonais. Au fur et à mesure qu’ils devenaient plus puissants et commençaient leur expansion extérieure, les Japonais ont œuvré pour mettre fin à la relation entre la Corée et la Chine. En 1894, les Japonais ont envahi la Corée, capturé son roi et installé un gouvernement « ami ». Puis, comme une sorte de sous-produit de leur guerre de 1904-1905 avec la Russie, les Japonais ont pris le contrôle et, en accord avec les politiques de l’ensemble des gouvernements occidentaux, ils ont repris le « fardeau de l’homme blanc ». Les politiciens et les hommes d’État américains, dirigés par Théodore Roosevelt, ont trouvé à la fois inévitable et bénéfique que le Japon ait transformé la Corée en colonie. Durant les 35 années suivantes, les Japonais ont dominé la Corée tout comme les Britanniques ont dominé l’Inde et les Français ont régné sur l’Algérie.

Une carte de la péninsule coréenne montrant le 38e parallèle où la DMZ [NdT : Zone démilitarisée] a été établie en 1953. (Wikipedia)

Si les Japonais étaient brutaux, comme ils l’étaient certainement, et exploiteurs, comme ils l’étaient aussi, les autres puissances coloniales faisaient de même. Et comme d’autres peuples colonisés, alors qu’ils s’éveillaient peu à peu à la politique, les Coréens ont commencé à réagir. Au fil du temps, ils ont vu les intrus japonais non pas comme les porteurs de le « fardeau de l’homme blanc » mais comme étant eux-mêmes le fardeau. Certains Coréens ont réagi en fuyant.

Le plus connu parmi eux était Syngman Rhee. Converti au christianisme par les missionnaires américains, il est allé à l’Ouest. Après un parcours pénible d’exilé, les autorités militaires américaines l’ont autorisé, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, à devenir le premier Président de la Corée (du Sud).

Mais la plupart de ceux qui avaient fui les Japonais avaient trouvé asile en Mandchourie, influencée par la Russie. Le plus connu de ces exilés « orientaux », Kim Il-sung, a participé à la guérilla anti-japonaise et a rejoint le Parti communiste. Et pendant que Syngman Rhee arrivait dans le Sud contrôlé par les États-Unis, Kim Il-sung devenait le chef du Nord soutenu par les Soviétiques. Là, il a fondé la « dynastie » régnante dont son petit-fils Kim Jong-un est le leader actuel.

Au cours des 35 années d’occupation japonaise, personne en Occident n’a accordé beaucoup d’attention à Syngman Rhee ou à ses espoirs pour l’avenir de la Corée, mais le gouvernement soviétique était plus attentif à Kim Il-sung. Alors que la Grande-Bretagne, la France et l’Amérique, toutes éloignées, n’avaient aucun rôle actif, l’Union soviétique proche, avec sa longue frontière avec le territoire détenu par le Japon, devait se préoccuper de la Corée.

Ce n’est pas tant pour des considérations stratégiques ou suite à la perception d’un danger que la politique occidentale a évolué (et le consentement soviétique à celle-ci). Pour des raisons en partie sentimentales, l’Amérique a impulsé un changement dans le ton des relations avec le monde colonial pendant la Seconde Guerre mondiale ; entraînés par la nécessité d’apaiser l’Amérique, la Grande-Bretagne et la France ont accepté. C’est le reflux de la guerre, plus que tout plan préconçu, qui a placé la Corée dans le groupe très répandu et mal défini des nations « émergentes ».

Héritier des rêves de Woodrow Wilson, Franklin Roosevelt a proclamé que les peuples coloniaux méritaient d’être libres. La Corée devait bénéficier de la grande libération de la Seconde Guerre mondiale. Ainsi, le 1er décembre 1943, les États-Unis, la Grande-Bretagne et la Chine (alors nationaliste) ont convenu lors de la Conférence du Caire d’appliquer les termes révolutionnaires de la Charte de l’Atlantique de 1941 : « Conscients de l’asservissement des peuples de Corée », Roosevelt et un Churchill réticent ont-il proclamé, ils « sont déterminés à ce que, en temps voulu, la Corée devienne libre et indépendante ».

Lors de la conférence de San Francisco en avril-juin 1945, où les Nations Unies ont été fondées, la Corée a peu attiré l’attention, mais un vague arrangement était envisagé dans lequel la Corée serait soumise à une tutelle de quatre pouvoirs (américain, britannique, chinois et soviétique). Cette politique a ensuite été confirmée lors de la conférence de Potsdam le 26 juillet 1945 et a été acceptée par l’Union soviétique le 8 août quand elle a déclaré la guerre au Japon. Deux jours plus tard, les troupes russes se sont répandues dans la région du nord. Ce n’est que près d’un mois plus tard, le 8 septembre, que les premiers contingents de l’armée américaine sont arrivés.

Les conséquences de la guerre

Jusqu’à ce moment-là, la plupart des Coréens ne pouvaient pas faire grand-chose pour leur propre libération : ceux vivant en Corée soit étaient en prison, soit vivaient dans la peur d’être bientôt arrêtés, soit collaboraient avec les Japonais. Les quelques-uns qui avaient trouvé refuge à l’Ouest, comme Syngman Rhee, avaient réalisé qu’ils pouvaient s’exprimer, mais que personne qui pouvait les aider n’entendait leur voix. Il fallait les libérer, mais pas les aider à se libérer par eux-mêmes. Seuls les petits groupes d’exilés, dans les zones contrôlées par les Soviétiques, ont effectivement combattu leurs bourreaux japonais. C’est ainsi que le mouvement de guérilla coréen d’obédience communiste commença à jouer un rôle identique à celui des insurgés d’Indochine, des Philippines et d’Indonésie.

En se préparant à envahir la Corée, ni les Américains ni les Russes ne comprirent la différence entre les Pouk-in, c.à.d. « le Peuple du Nord » et les Nam-in, c.à.d. « le Peuple du Sud ». Ils étaient concernés dès le début, au moins dans leurs accords réciproques comme quand ils se trouvaient en Allemagne, par la nécessité de prévenir les accrochages lors de l’avance de leurs forces armées respectives. Les Japonais, cependant, traitaient séparément les deux zones qui avaient été créées par cette décision militaire improvisée.

Alors qu’une armée soviétique avançait, les Japonais réalisèrent qu’ils ne pourraient pas résister, mais ils détruisirent autant qu’ils purent des infrastructures du Nord lors de leur fuite vers le Sud. Après avoir atteint le Sud, les soldats aussi bien que les fonctionnaires coopérèrent au moins au début avec l’arrivée des forces américaines. Ces actions divergentes convenaient à la fois aux Russes et aux Américains — les Russes voulaient expulser les Japonais alors que les Américains commençaient déjà à leur pardonner. Ce qui s’est passé dans cette période confuse a grandement modelé la Corée, jusqu’à nos jours.

Les Russes avaient apparemment une stratégie à long terme vis-à-vis de la Corée et les forces insurgées d’obédience communiste étaient là pour l’appliquer, mais c’est seulement lentement et avec réticence que les Américains développèrent un plan cohérent pour « leur Corée », et trouvèrent des autochtones qui pourraient l’appliquer. Ce qui arriva était à la fois idéologique et circonstanciel. Il est utile et peut-être important d’en souligner les principaux points.

Le premier point est que les étapes initiales de ce qui devint la guerre froide étaient déjà en place, et ont été rapidement renforcées. Bien que la Conférence de Yalta stipulait que le Japon devait se rendre à tous les Alliés, pas seulement aux États-Unis et à la Chine, le président Truman a mis en place une politique américaine différente sans avoir consulté Staline.

Porté par le succès de l’essai de la bombe atomique du 16 juillet 1945, Truman décida que l’Amérique fixerait unilatéralement les conditions de la guerre du Pacifique : Staline réagit en accélérant les attaques de son armée en Corée et en Mandchourie, tenues par les Japonais. Il voulait créer des « faits accomplis sur le terrain ». Ainsi les événements de juillet et août 1945 ont déterminé la politique — et l’interprétation de la guerre — de chaque grande puissance. Ils ont modelé la Corée d’aujourd’hui.

Depuis, les arguments se sont toujours appliqués à justifier la politique de chacune des grandes puissances. Pendant de nombreuses années, les Américains ont argumenté que c’étaient les bombes atomiques larguées sur Hiroshima le 6 août et sur Nagasaki le 9 août qui avaient forcé les Japonais à se rendre, et non la menace ou la réalité de l’invasion soviétique.

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Le butin de la guerre

Selon le point de vue américain officiel, c’est l’Amérique qui a gagné la guerre du Pacifique. Île après île après Guadalcanal, les soldats américains ont marché, navigué et volé vers l’île finale qu’est le Japon. Depuis les îles alentours et depuis les porte-avions, l’aviation américaine a bombardé et incendié les villes et usines japonaises. Hiroshima et Nagasaki furent les derniers coups de cette longue, douloureuse et coûteuse entreprise.

Le champignon atomique qui suivit le largage de la bombe atomique sur Hiroshima, Japon, le 6 août 1945.

Truman a soutenu que les Russes ne sont arrivés qu’après la défaite du Japon. Ainsi, il se sentait justifié — et habilité — à agir seul au Japon. De sorte que quand le général Douglas McArthur organisa la cérémonie de la capitulation le 2 septembre, il mit les Russes de côté. La cérémonie eut lieu sur un vaisseau de guerre américain et sous le drapeau américain. Il fallut dix années supplémentaires avant que l’URSS n’achève officiellement sa guerre contre le Japon.

Le second point crucial est ce qui se passait sur la péninsule coréenne. Là, une puissante armée russe était présente au Nord et une armée américaine avait le contrôle du Sud. Les décisions prises au Caire, à San Francisco et à Potsdam étaient aussi éloignées de la Corée que les discours ampoulés de ces hommes d’État l’étaient des réalités, des dangers et des opportunités du théâtre des opérations. C’est ce que l’Amérique et l’Union soviétique ont fait sur le terrain qui est crucial pour comprendre la Corée d’aujourd’hui.

Tout comme les Hollandais se préparaient à le faire en Indonésie, comme les Français le faisaient en Indochine et les Américains aux Philippines, les autorités militaires américaines, dans leur pré carré coréen, ont écarté les dirigeants nationalistes (que les Japonais venaient de libérer de prison), et ont insisté pour que tout le pouvoir reste à leur propre gouvernement (militaire). Ils ne savaient quasiment rien (mais étaient intrinsèquement pleins de soupçons) sur les Coréens anti-Japonais qui s’étaient autoproclamés « République Populaire ». Au nom des États-Unis, le général John Hodge a rejeté le gouvernement national autoproclamé et a déclaré que le gouvernement militaire était la seule autorité légitime dans la zone sous contrôle américain.

Hodge déclara aussi que « la présente administration japonaise resterait temporairement en place pour faciliter l’occupation », tout comme les Hollandais d’Indonésie continuaient à utiliser des troupes japonaises pour contrôler les populations indonésiennes. Mais les Américains réalisèrent rapidement l’impopularité de cet accord, et démantelèrent l’administration japonaise dès janvier 1946.

Dans le chaos qui s’ensuivit, des dizaines de groupes avec de réelles mais souvent vagues différences formèrent des partis, et demandèrent à jouer un rôle dans la conduite des affaires coréennes. Ce développement alarma le gouverneur militaire américain. L’objectif de Hodge, compréhensible en soi, était de maintenir l’ordre et la sécurité. Les politiques locaux semblèrent incapables de garantir ni l’un ni l’autre, et au cours de ces années, le gouvernement militaire américain fit emprisonner des dizaines de milliers de militants politiques.

La guerre froide in vitro

Bien que ce ne soit pas si évident dans les déclarations publiques, les Américains étaient déjà aiguillonnés par la peur des Russes et par leur sympathisants et communistes locaux, réels ou supposés. Une fois encore, la situation en Corée rappelle celle de l’Indochine, des Philippines et de l’Indonésie. Les alliés en temps de guerre deviennent des ennemis en temps de paix. La guerre froide avait déjà commencé au moins in vitro.

Juste au bon moment, à la manière d’un deus ex machina, Singman Rhee entra en scène. Fidèle et audible anticommuniste, pro-américain et, bien que complètement coupé des affaires coréennes, ethniquement coréen, il était juste celui que les autorités américaines voulaient. Il a rassemblé les groupes de droite dans un gouvernement virtuel qui devait devenir un gouvernement effectif sous l’égide des États-Unis.

Pendant ce temps, les autorités soviétiques ne se heurtaient à aucun problème politique ou administratif similaire. Ils avaient le prototype d’un gouvernement coréen disponible. Ce gouvernement en devenir avait déjà une histoire : des milliers de Coréens s’étaient enfuis en Mandchourie pour échapper à la domination japonaise et, lorsque le Japon leur a apporté la guerre en formant en 1932 l’État marionnette appelé Manchukuo, certains des réfugiés se sont regroupés pour lancer une guérilla. Le Parti communiste a inspiré et assumé le commandement de cette insurrection. Puis, comme tous les insurgés — de Tito à Ho Chi-minh et Sukarno — ils se sont proclamés gouvernement en exil.

Le groupe coréen était prêt, dès que l’invasion soviétique lui en a donné la possibilité, à devenir le noyau de la République populaire démocratique de Corée (RPDC). L’URSS l’a reconnu comme le seul gouvernement de la Corée (toute entière) en septembre 1948. Et, malgré ses méthodes de gouvernement frustes et souvent brutales, il avait acquis une patine de légitimité grâce à ses années de lutte armée contre les Japonais.

L’URSS et les États-Unis considéraient tous deux la Corée comme leur avant-poste. Ils ont d’abord essayé de conclure un accord pour diviser l’autorité entre eux. Mais ils ont constaté leur échec le 2 décembre 1945. Les Russes semblaient s’attendre à cet échec et n’ont guère réagi, mais les Américains ont cherché l’aide des Nations Unies pour formaliser leur position en Corée. Sur leur instigation, les Nations Unies ont formé la « Commission temporaire sur la Corée ». Elle était censée opérer en Corée, mais les Russes l’ont considérée comme une opération américaine et l’ont exclue du Nord. Après une campagne laborieuse, elle a réussi à superviser les élections mais seulement au Sud, en mai 1948.

Les élections ont abouti à la formation le 15 août d’un gouvernement dirigé par Syngman Rhee. En réponse, un mois plus tard, le 9 septembre, l’ancien chef de la guérilla, le communiste allié des Soviétiques Kim Il-sung, a proclamé l’État de Corée du Nord. Ainsi, l’arrangement ad hoc pour empêcher la collision de deux armées s’est transformé en deux États.

L’URSS avait une longue histoire avec Kim Il-sung et les dirigeants du Nord. Elle avait discrètement soutenu le mouvement de guérilla au Manchukuo (i.e. en Mandchourie), avait vraisemblablement éprouvé les dirigeants communistes au travers des purges des années 30 et les avait observés de près pendant la guerre. Les survivants étaient, selon des critères soviétiques, des hommes fiables. Il était donc possible pour les Russes de faire profil bas dans les affaires nord-coréennes. Contrairement aux Américains, ils se sont sentis aptes à retirer leur armée en 1946. En même temps, bien sûr, leur attention était centrée sur la montée beaucoup plus massive de la révolution en Chine. La Corée doit leur être apparue comme un spectacle secondaire.

La position des États-Unis était différente dans presque tous ses aspects. Premièrement, il n’y avait pas, dans le Sud, de cadres qui soient de longue date pro-américains ou idéologiquement démocrates.

L’ascension de Rhee

La figure principale, comme je l’ai mentionné, était Syngman Rhee. Alors que Kim Il-sung était un communiste dévoué, Rhee n’était certainement pas un apôtre de la démocratie. Mais idéologie à part, Rhee avait été profondément influencé par ses contacts avec les Américains. Les missionnaires avaient sauvé sa vue (après la variole), lui avaient donné une éducation basique de style occidental, l’avaient employé et converti au christianisme. Probablement sous leur influence, il avait été impliqué, jeune homme, dans des manifestations contre le sous-développement de la Corée, sa corruption et son incapacité de résister au colonialisme japonais. Ses activités l’ont amené en prison à l’âge de 22 ans. Après quatre ans de ce qui semble avoir été un régime sévère, il a été libéré et en 1904 est parti en exil en Amérique.

Le dirigeant sud-coréen Syngman Rhee

De manière remarquable pour un jeune homme sans distinction particulière — bien qu’il fût fier d’une relation éloignée avec la famille royale coréenne — il était au moins reçu, sinon écouté, par le président Théodore Roosevelt. Des rencontres de cérémonie ou de routine avec d’autres dirigeants américains ont suivi au fil des ans. Les dirigeants américains qu’il a rencontrés ne considéraient pas la Corée comme de grande importance et, même s’ils l’avaient considéré, Rhee n’avait rien à offrir. J’en déduis donc que ses promenades durant 40 ans d’une université à l’autre (BA à l’Université George Washington, MA à Harvard et PhD à Princeton) et son travail au YMCA et dans d’autres organisations, ont été une litanie de frustrations.

C’est l’entrée en guerre de l’Amérique en 1941 qui donna à Rhee l’occasion qu’il avait longtemps recherchée : il convainquit le président Franklin Roosevelt d’épouser au moins nominalement la cause de l’indépendance coréenne. Les paroles aimables de Roosevelt auraient probablement peu d’effet — comme l’avait compris apparemment Rhee. Pour leur donner de la consistance, il travailla en étroite collaboration avec l’OSS (l’ancêtre de la CIA) et développa des contacts avec les chefs militaires américains. Deux mois après la capitulation japonaise en 1945, il fut ramené en Corée sur l’ordre du général Douglas MacArthur.

S’établissant à Séoul, il conduisit des groupes de Coréens de droite à s’opposer à toute tentative de coopération avec l’Union soviétique et surtout à s’opposer à la création d’un État de la Corée du Nord. Pour ceux qui connaissent mieux l’histoire européenne, il pourrait être considéré comme ayant aspiré au rôle joué en Allemagne par Konrad Adenauer. Pour jouer un rôle similaire, Rhee s’est fait « l’homme de l’Amérique ». Mais il n’a pas été en mesure de faire ce qu’Adenauer pouvait faire en Allemagne et fournir à l’Amérique une société idéologiquement contrôlée et les éléments d’un état unifié, comme Kim Il-Sung pouvait l’apporter à l’Union Soviétique. Mais, soutenu par le gouvernement militaire américain et sous des formes ostensiblement démocratiques, Rhee a été élu, avec le résultat suspect de 92,3 pour cent des voix, comme Président de la république de Corée nouvellement proclamée.

La relative faiblesse de Rhee vis-à-vis de Kim eut deux conséquences : la première était que pendant que les forces soviétiques auraient pu se retirer du Nord en 1946, l’Amérique se sentait incapable de retirer ses forces du Sud. Elles y sont restées depuis lors. La deuxième conséquence était que pendant que Rhee tentait d’imposer un régime autoritaire à sa population, de manière identique à celle imposée au Nord, il se montra incapable de le faire réellement et à un coût acceptable.

L’administration dont il hérita en partie était largement dépendante des hommes qui avait servi les Japonais comme soldats et policiers. Il était trop compromis avec eux. Il écarta la demande positive du nationalisme par la peur négative du communisme. Au lieu de leadership, il fit confiance à la répression. En fait, il engagea une répression féroce, qui ressemblait à celle de Corée du Nord mais, à la différence de cette dernière, était très largement rendue publique. Le ressentiment en Corée du Sud contre Rhee et son régime monta bientôt au niveau de quasi-insurrection. Rhee pouvait être le chouchou de l’Amérique, il n’était pas aimé en Corée. Telle était la situation quand la guerre de Corée débuta.

Reprise de la guerre

La guerre de Corée débuta dans les faits le 25 juin 1950, mais bien évidemment avait commencé avant que les premiers coups de feu soient tirés. Et Syngman Rhee, et Kim Il-sung étaient déterminés à réunifier la Corée, chacun selon sa propre vision. Rhee avait officiellement mentionné la « nécessité » d’envahir le Nord pour réunifier la péninsule. Le gouvernement communiste n’avait pas besoin de faire des déclarations publiques, mais les événements sur le terrain avaient dû convaincre Kim Il-sung que la guerre avait déjà commencé. Sur la ligne de séparation, d’après un savant américain de Corée, le professeur John Merrill, de nombreux Coréens avaient déjà été blessés ou tués avant que la « guerre » n’ait commencé.

En ce mois de juillet 1950 document photographique des archives de l’armée américaine classé « top secret » à l’époque : des soldats sud-coréens patrouillent parmi quelques-uns des milliers de prisonniers politiques tués à Taejon, Corée du Sud, au début de la guerre de Corée (APPhoto/Archives Nationales, Major Abbott/ARmée des États-Unis, archive)

L’événement qui semble avoir précipité la guerre à grande échelle a été la déclaration émanant du gouvernement de Syngman Rhee annonçant l’indépendance du Sud. Si elle s’était réalisée, comme Kim Il-sung l’avait clairement compris, elle aurait empêché la réunification. Il a considéré que c’était une déclaration de guerre. Il était prêt pour la guerre. Il avait profité de ses années au pouvoir pour bâtir une des plus grandes armées au monde, sachant que l’armée du Sud avait été saignée par les dirigeants du Sud.

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Kim Il-sung devait connaître en détail la corruption, la désorganisation et la faiblesse de l’administration Rhee. Comme l’a rapporté Max Hastings, journaliste anglais et chroniqueur sur la Corée, l’entourage de Rhee avait entrepris le pillage à grande échelle des fonds publics et des salaires. L’argent engagé par les bailleurs de fonds étrangers pour fonder un État moderne était détourné vers des comptes à l’étranger, des « soldats fantômes », l’équivalent militaire des Âmes mortes de Gogol, qui n’existaient que dans les comptes de l’armée, recevaient des soldes que les officiers supérieurs se mettaient dans les poches, tandis que les vrais soldats relativement peu nombreux n’étaient pas payés et n’avaient ni uniforme, ni armement, ni nourriture. Dit brutalement, Rhee a offert à Kim une occasion qu’il n’a pas pu refuser.

Nous savons à ce jour, mais pas à l’époque, que Staline n’était pas favorable à une attaque du Nord, et n’y consentit que si la Chine, à l’époque un État communiste, en prenait la responsabilité. Ce que « responsabilité » signifiait réellement n’était pas clair, mais cela a suffi pour que Kim bascule vers la guerre. Il ordonna à son armée d’envahir le Sud. Traversant rapidement la ligne de démarcation, ses soldats se ruèrent vers le Sud. Beaucoup plus disciplinés et motivés, ils s’emparèrent de Séoul en trois jours, le 28 juin.

Syngman Rhee décréta une lutte à mort, mais, en fait, lui et son premier cercle avaient déjà fui. Ils furent rapidement suivis par des milliers de soldats de l’armée du Sud. De nombreux soldats qui n’avaient pas déserté s’enfuirent au Nord.

A l’initiative des États-Unis, le Conseil de Sécurité des Nations-Unies — profitant de l’absence de la délégation soviétique — vota le 27 juin, c’est-à-dire juste avant la chute de Séoul, la création d’une force pour protéger le Sud. Quelques 23 pays conduits par les États-Unis fournirent environ trois millions de soldats pour défendre le Sud. Il y avait des pays comme la Thaïlande, le Sud-Vietnam et la Turquie avec leurs propres problèmes d’insurrection, mais la plupart des combats étaient livrés par les forces américaines. Ils étaient conduits au Sud et près de la péninsule coréenne par l’armée de Kim Il-sung. Les troupes américaines étaient mal équipées et presque toujours débordées en nombre. Le combat était acharné et les victimes nombreuses. A la fin du mois d’août, ils ne contrôlaient plus qu’un dixième de ce qu’était la République de Corée, seulement la province du Sud autour de la ville de Pusan.

En analysant sagement le déséquilibre réel entre les forces du Sud soutenues par les Américains et les forces apparemment victorieuses commandées par Kim Il-sung, le dirigeant chinois Zhou Enlai demanda à son état-major ce que les Américains pouvaient être amenés à faire : négocier, battre en retraite ou tenter une contre-attaque depuis leur bastion de Pusan. L’état-major fit savoir que les Américains mobiliseraient certainement leur potentiel supérieur pour contre-attaquer.

Des soldats nord-coréens gravement blessés gisent là où ils sont tombés et attendent l’examen médical des infirmiers de la Marine, qui accompagnent les Marines dans leur avancée. 15 septembre 1950 (photo par le Sergent Frank Kerr, US Marine Corps).

Pour se protéger des intrusions en Chine, Zhou convainquit ses alliés de déplacer des troupes plus au nord à la frontière sino-coréenne, et de même le gouvernement soviétique de fournir un appui aérien au Nord-Coréens. Ce qui était brillant, c’était que l’état-major de Zhou prédit exactement ce que les Américains feraient et où ils le feraient. Conduits par le général Douglas McArthur, les Américains lancèrent une contre-attaque habile et audacieuse. En arrivant à Inchon le 15 septembre, ils isolèrent le gros de l’armée du Nord de ses bases. L’opération fut un succès militaire remarquable.

Mais, comme de nombreux succès militaires, il développa sa propre évolution. MacArthur, soutenu par le Secrétaire d’État Dean Acheson et le général George Marshall — et sous le commandement du Président Truman — décida de faire route vers le Nord pour mettre en place le projet d’unification de la Corée de Syngman Rhee. Au début de l’offensive le 25 septembre, les forces américaines reconquirent Séoul, détruisant pratiquement l’armée nord-coréenne encerclée et franchirent le 38e parallèle le 1er octobre. Sans rencontrer de réelle opposition, ils poussèrent vers le fleuve Yalou à la frontière chinoise. Cette offensive effraya à la fois les gouvernements soviétique et chinois qui craignaient que la vague de la victoire porte les Américains sur leurs territoires.

En réponse, les Chinois utilisèrent un nouveau stratagème. Ils envoyèrent une immense force armée, environ 300 000 hommes pour arrêter les Américains mais, pour éviter au moins officiellement et directement une confrontation avec l’Amérique, ils la définirent comme un groupe de volontaires ne faisant pas partie des forces armées régulières — « l’Armée des Volontaires du Peuple Chinois ». Le 25 octobre, l’armée légère chinoise détruisit effectivement ce qui restait de l’armée sud-coréenne, et expulsa les Américains de Corée du Nord.

Estomaqué par l’effondrement de ce qui semblait une victoire définitive, le Président Truman annonça l’état d’urgence, et le général McArthur sollicita l’utilisation de 50 bombes nucléaires pour arrêter les Chinois. Ce qui se serait passé alors est de la pure spéculation, mais ce qui arriva vraiment fut que McArthur fut remplacé par le général Mathew Ridegeway qui rétablit l’équilibre des forces conventionnelles. Tristement, la guerre continuait.

Au cours de cette période et pour les deux années suivantes, l’armée de l’Air américaine a mené des bombardements massifs. Une partie était censée détruire la capacité chinoise et nord-coréenne de continuer à se battre, mais la Corée est un petit territoire et ce qui a commencé en « frappes chirurgicales » s’est transformé en tapis de bombes. (Un tel bombardement sera considéré comme un crime de guerre à partir du protocole I de 1977 des conventions de Genève.)

Les attaques étaient démesurées. Environ 635 000 tonnes d’explosifs et d’armes chimiques ont été larguées — ce qui était bien plus que ce qui a été utilisé contre les Japonais pendant la Seconde Guerre mondiale. Comme l’a souligné l’historien Bruce Cumings, l’armée de l’Air des États-Unis a constaté que « trois ans de pluie et de ruines » avaient infligé des dégâts plus importants aux villes coréennes « que les villes allemandes et japonaises incendiées pendant la Seconde Guerre mondiale ». La capitale nord-coréenne Pyongyang a été rasée et le général Curtis LeMay pense que les bombardements américains ont causé la mort d’environ 20 pour cent — un sur cinq — des Nord-Coréens.

Un tapis de bombes sur le Nord

L’estimation de LeMay, horrible telle qu’elle est formulée, doit être gardée en mémoire aujourd’hui. Commencez par la probabilité qu’elle soit sous-estimée. L’économiste canadien Michel Chossudovsky a écrit que l’estimation de 20 pour cent de LeMay devrait être révisée à près de 33 pour cent, soit environ un Coréen mort sur trois. Il poursuit en soulignant une comparaison significative : au cours de la Seconde Guerre mondiale, les Britanniques ont perdu moins de 1% de leur population, la France en a perdu 1,35%, la Chine en a perdu 1,89% et les États-Unis seulement le tiers de 1%. Autrement dit, la Corée a subi proportionnellement environ 30 fois plus de tués pendant les 37 mois du tapis de bombes américain que ces autres pays en ont perdu pendant la totalité de la Seconde Guerre mondiale.

Le général Curtis LeMay de l’US Air Force

Au total, 8 à 9 millions de Coréens ont été tués. Des familles entières ont été anéanties et pratiquement aucune famille vivant en Corée n’est aujourd’hui sans parents proches qui ont péri. Pratiquement tous les bâtiments du Nord ont été détruits. Ce que le général LeMay a dit dans un autre contexte — « les bombarder pour les ramener à l’âge de la pierre » — est littéralement ce qui s’est passé en Corée. Les seuls survivants étaient ceux qui se trouvaient dans des grottes et des tunnels.

Le souvenir de ces horribles jours, semaines et mois de peur, de douleur et de mort ont marqué la mémoire des survivants et, selon la plupart des observateurs, ils constituent l’état d’esprit sous-jacent de la haine et de la peur si évidentes aujourd’hui chez les Nord-Coréens. Ils conditionneront toutes les négociations que l’Amérique tentera avec le Nord.

Enfin, après des combats prolongés au sol et des assauts quotidiens et incessants venus du ciel, les Nord-Coréens ont accepté de négocier un cessez-le-feu. En réalité, il aura fallu deux ans.

Les points les plus importants de l’accord étaient que (premièrement) il y aurait deux Corées divisées par une zone démilitarisée essentiellement sur ce qui avait été tracé le long du 38e parallèle pour empêcher les armées d’invasion soviétiques et américaines de se heurter et (deuxièmement) l’article 13 (d) de l’accord stipulait qu’aucune nouvelle arme autre que les remplacements ne serait introduite dans la péninsule. Cela signifie que toutes les parties ont convenu de ne pas introduire d’armes nucléaires et autres armes « avancées ».

Ce qui doit être rappelé afin de comprendre les événements futurs, c’est que, en fait, le cessez-le-feu a créé non pas deux, mais trois Corées : le Nord, le Sud et les bases militaires américaines.

Le Nord a commencé à se remettre de sa dévastation. Il fallait dégager les décombres et il a choisi de continuer à être un État-garnison. C’était certainement une dictature, comme l’Union soviétique, la Chine, le Nord-Vietnam et l’Indonésie, mais des observateurs proches pensaient que le régime était soutenu par le peuple. La plupart des observateurs ont constaté que le souvenir de la guerre, et en particulier celui du bombardement continuel, a renforcé la cohésion qui a unifié le pays contre les Américains et le régime du Sud. Kim Il-sung a réussi à étouffer cette dissidence. Il l’a fait plutôt brutalement. Personne ne peut en juger avec certitude, mais il y a lieu de croire que le sentiment de patriotisme a été renforcé, et il est toujours vivant aujourd’hui.

Les dictatures militaires du Sud

Le Sud a été beaucoup moins détruit par la guerre que le Nord, et grâce à l’aide et les investissements du Japon et de l’Amérique, il a pris le chemin d’une prospérité remarquable. Peut-être en partie à cause de ces deux facteurs — relativement peu de dégâts de guerre et une prospérité croissante — sa politique était instable.

Pour maîtriser la situation et rester au pouvoir, le gouvernement de Syngman Rhee a imposé la loi martiale, modifié la constitution, truqué les élections, ouvert le feu sur les manifestants et même exécuté les dirigeants de l’opposition. Nous déplorons à juste titre l’oppression du Nord, mais les enquêtes sur les droits de l’homme ont montré peu de différence entre le Nord, communiste et confucéen, et le Sud, capitaliste et chrétien. Les tactiques de Syngman Rhee n’étaient pas moins brutales que celles de Kim Il-sung.

En employant ces moyens, Rhee a remporté une autre victoire électorale en 1952 et une troisième en 1960. Il a remporté les élections de 1960 avec un résultat officiel de 90 pour cent. Sans surprise il a été accusé de fraude. Les organisations étudiantes considéraient sa manœuvre comme la « goutte d’eau qui fait déborder le vase » et n’ayant aucun autre recours, elles sont descendues dans la rue. Juste devant une foule convergeant sur son palais — comme le dernier jour du gouvernement du Vietnam du Sud quelques années plus tard — il a été exfiltré de Séoul par la CIA et exilé à Honolulu.

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La troisième Corée, la Corée « américaine », n’aurait été que théorique, sauf par le fait qu’elle occupait une partie du Sud (le périmètre sud de la zone démilitarisée et diverses bases ailleurs), elle avait le contrôle ultime des forces militaires du Sud. (Elle était autorisée à en prendre le commandement en cas de guerre) et comme les Britanniques l’avaient fait en Égypte, en Irak et en Inde, « elle guidait » le gouvernement local qu’elle avait mis en place. Ses forces militaires ont garanti l’indépendance du Sud et, au moins au début, les États-Unis ont payé environ la moitié des dépenses du gouvernement et soutenu son économie.

En même temps, les États-Unis cherchaient à affaiblir le Nord en imposant des embargos. Ils ont maintenu le Nord en état d’alerte en menant ce que celui-ci considérait comme des manœuvres menaçantes sur sa frontière, et de temps à autre, comme l’a fait le président Bill Clinton en 1994 (et comme le président Donald Trump le fait maintenant), ils l’ont menacé d’une frappe préventive dévastatrice. Le département de la Défense et l’état-major ont également développé l’OPLN 5015, l’un des plans secrets dont l’objectif, selon les mots du commentateur Michael Peck, était de « détruire la Corée du Nord ».

Et, à la lumière de l’inquiétude de l’Amérique concernant les armes nucléaires en Corée, nous devons affronter le fait que c’est l’Amérique qui les y a introduites. En juin 1957, les États-Unis ont informé les Nord-Coréens qu’ils ne respecteraient plus le paragraphe 13 (d) de l’accord d’armistice qui interdisait l’introduction de nouvelles armes. Quelques mois plus tard, en janvier 1958, ils mettaient en place des missiles nucléaires capables d’atteindre Moscou et Pékin. Les États-Unis les ont conservés jusqu’en 1991. Ils ont voulu les réintroduire en 2013, mais le Premier ministre sud-coréen Chung Hong-won a refusé.

Comme je le mentionnerai plus loin, la Corée du Sud a rejoint le Traité sur la non-prolifération nucléaire en 1975 et la Corée du Nord l’a rejoint en 1985. Mais la Corée du Sud l’a secrètement violé de 1982 à 2000 ; la Corée du Nord a violé ses dispositions pour la première fois en 1993 et s’en est ensuite retirée en 2003. La Corée du Nord a effectué son premier essai nucléaire souterrain en 2006.

Il n’y a guère de haut lieu de la morale pour aucune des « trois Corées ».

Park Chung-hee

De nouvelles élections se sont déroulées dans le Sud et ce que l’on appelait la Deuxième République a été créée en 1960 sur la base de ce qui avait été le parti d’opposition. Elle a abandonné la colère latente contre la tyrannie et la corruption du gouvernement de Syngman Rhee au profit d’une purge de l’armée et des forces de sécurité. Quelque 4 000 hommes ont perdu leur emploi et beaucoup ont été inculpés de crimes. Craignant pour leur travail et leur vie, ils ont trouvé un sauveur dans le général Park Chung-hee qui a mené un coup d’État militaire le 16 mai 1961.

Le général Park était surtout connu pour avoir combattu la guérilla dirigée par Kim Il-sung comme officier dans la « force de pacification » japonaise au Manchukuo. Pendant cette période de sa vie, il avait même troqué son nom coréen pour un nom japonais. En tant que Président, il a courtisé le Japon. Restaurant les relations diplomatiques, il a également promu les investissements japonais massifs qui ont lancé le développement économique coréen. Avec l’Amérique, il était encore plus proche. En contrepartie de son aide, et peut-être en raison de ses liens étroits avec l’armée américaine – il avait étudié à l’école des Officiers de l’état-major à Fort Sill – il a envoyé un quart de million de soldats sud-coréens se battre sous commandement américain au Vietnam.

Pas moins oppressif que le gouvernement de Rhee, le gouvernement de Park était une dictature. Pour se protéger, il a remplacé les fonctionnaires civils par des officiers militaires. En outre, il a formé un gouvernement secret au sein du gouvernement officiel, connu sous le nom de Korean Central Intelligence Agency, qui fonctionnait comme la Gestapo. Il a régulièrement fait arrêter, emprisonner et torturer des Coréens soupçonnés de contestation. Et, en octobre 1972, Park a réécrit la constitution pour s’octroyer pratiquement un pouvoir à vie. Il est resté au pouvoir pendant 16 ans. En réponse à l’oppression et malgré l’atmosphère de peur, des manifestations à grande échelle ont éclaté contre son règne. Cependant, ce n’est pas un soulèvement public qui a mis fin à son règne : son chef des Renseignements l’a assassiné en 1979.

Une tentative de retour à un gouvernement civil a été bloquée en une semaine par un nouveau coup d’État militaire. Les protestations qui ont suivi ont été rapidement étouffées et des milliers d’opposants ont été arrêtés. Une lutte confuse pour le pouvoir s’est ensuite produite en 1987, une Sixième République a été proclamée et l’un des membres de la junte militaire précédente est devenu Président.

Le nouveau Président Roh Tae-woo a entrepris une politique de conciliation avec le Nord, et sous le réchauffement des relations entre le Nord et le Sud, il a rejoint l’ONU en septembre 1991. Il a également accepté la dénucléarisation de la péninsule. Mais, comme cela arrive souvent, l’assouplissement de la répression a provoqué la chute du « réformateur ». Roh et un autre ancien Président ont été arrêtés, jugés et condamnés à la prison pour une série de délits — mais pas pour leur rôle dans la politique antidémocratique. Les Coréens sont restés peu motivés par ce qui n’était au mieux qu’une apparence de démocratie.

Les relations entre le Nord et le Sud au cours des quelques années suivantes sont passées du doigt sur la gâchette à la main tendue. La tentative finale de remettre en ordre le Sud est venue lorsque Park Geun-hye a été élue en 2013. C’était la fille du général Park Chung-hee qui, comme nous l’avons vu, avait pris le pouvoir dans un coup d’état en 1963 et était resté président de la Corée du Sud pendant 16 ans. Park Geun-hye a été la première femme chef d’État en Asie de l’Est. Vraie fille de son père, elle a gouverné d’une main de fer, mais, comme d’autres membres du groupe dirigeant, elle a trop forcé sa main, a été reconnue coupable de malversations et expulsée du gouvernement en mars 2017.

La dynastie des Kim

Pendant ce temps, dans le Nord, en tant que chef du Parti communiste, Premier ministre de 1948 à 1972 et Président de 1972 à sa mort en 1994, Kim Il-sung a gouverné la Corée du Nord pendant près d’un demi-siècle. Sa politique pour son pays était une sorte de retour à l’ancien idéal coréen d’isolement. Connue sous le nom de juche, elle a mis l’accent sur l’autosuffisance. Le Nord était essentiellement une société agraire et, contrairement au Sud, qui, à partir des années 80, accueillait l’investissement et l’aide étrangers, il est resté fermé. Initialement, cette politique a bien fonctionné : jusqu’à la fin des années 70, la Corée du Nord était relativement plus riche que le Sud, mais le Sud a pris la tête avec sa révolution industrielle.

Le dirigeant nord-coréen Kim Il-sung

Étonnamment, Kim Il-sung partage avec Syngman Rhee une jeunesse chrétienne protestante ; en effet, Kim a déclaré que son grand-père était un ministre presbytérien. Mais l’influence la plus importante sur sa vie a été la brutalité de l’occupation japonaise. Les informations que nous avons sont façonnées par des déclarations officielles et équivalent à un hymne de gloire. Mais, probablement, comme beaucoup de nationalistes asiatiques, en tant que jeune homme, il a participé à des manifestations contre la puissance occupante. Selon le récit officiel, à l’âge de 17 ans, il avait passé du temps dans une prison japonaise.

À 19 ans, en 1931, il a rejoint le Parti communiste chinois et quelques années plus tard est devenu membre de son groupe de combat mandchou. Chassé par les Japonais et leurs collaborateurs coréens comme Park Chung-hee, Kim est passé en territoire russe et a été incorporé dans l’armée soviétique, dans laquelle il a servi jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Puis, comme les Américains l’ont fait avec Syngman Rhee, les Russes l’ont installé en tant que chef du gouvernement provisoire.

Dès les premiers jours de son arrivée au pouvoir, Kim Il-Sung s’est concentré sur l’acquisition du pouvoir militaire. De manière logique suite à sa propre expérience, il a poussé l’Armée à s’entraîner à des tactiques informelles ; mais lorsque l’Union soviétique a commencé à fournir du matériel lourd, il a orienté ses officiers vers une formation militaire conventionnelle sous l’égide de conseillers russes. Lorsqu’il a décidé d’envahir la Corée du Sud, son armée était imposante, avec des armements aux normes européennes et bien organisée. Presque tous les adultes coréens en faisaient ou en avaient fait partie.

L’armée était pratiquement devenue l’État. Cette répartition des ressources, comme l’a montré la guerre de Corée, a mené à une puissante force de frappe, mais à une économie affaiblie. Cela a également amené les partisans chinois de Kim à décider de le mettre sur la touche. On ne sait pas comment il a fait pour survivre à cette rétrogradation temporaire, mais au lendemain du cessez-le-feu, on l’a revu de nouveau fermement au contrôle du Parti communiste et de l’État nord-coréen.

L’État nord-coréen, comme nous l’avons vu, avait pratiquement cessé d’exister suite aux bombardements. Kim pourrait espérer peu d’aide étrangère pour la reconstruction, et l’a d’autant moins sollicitée. Sa politique d’autosuffisance et de militarisation a été imposée au pays. Sur le modèle soviétique des années 30, il a lancé un plan quinquennal draconien dans lequel pratiquement toutes les ressources économiques ont été nationalisées. Lors de la très médiatisée rupture sino-soviétique, il s’est d’abord rangé auprès des Chinois mais, perturbé par la Révolution culturelle chinoise, il a repris ses relations avec l’Union soviétique.

En effet, il ne pouvait avoir pour pôles que les deux puissances voisines. Sa politique d’indépendance a été influente mais pas décisive. Pour affermir son gouvernement, et vraisemblablement en partie pour renforcer le sentiment d’indépendance de son peuple, il a développé un culte de la personnalité élaboré. Cette propagande lui a survécu. Quand il est mort en 1994 à l’âge de 82 ans, son corps a été conservé dans une vitrine où il est devenu l’objet d’une sorte de pèlerinage.

De manière insolite pour un régime communiste, c’est son fils Kim Jong-Il qui a pris la succession de Kim Il-sung. Kim Jong-Il a poursuivi en grande partie la politique de son père qui, vers la fin de sa vie, a évolué vers un accord partiel avec la Corée du Sud et les États-Unis. Il a été confronté à une sécheresse dévastatrice en 2001 et à une famine consécutive qui aurait affamé quelque 3 millions de personnes. Cherchant peut-être à dissimuler l’impact de cette famine, il a abrogé l’armistice et envoyé des troupes dans la zone démilitarisée. Cependant, des changements intermittents, dont la création d’une enclave industrielle partiellement extra-territorialisée pour le commerce extérieur, ont été accomplis pour améliorer les relations avec le Sud.

Puis, en janvier 2002, le président George Bush a fait son discours sur « l’Axe du mal » dans lequel il diabolisait la Corée du Nord. Par la suite, la Corée du Nord s’est retirée de l’accord de 1992 avec le Sud interdisant les armes nucléaires et a annoncé qu’elle avait suffisamment de plutonium de qualité militaire pour fabriquer environ 5 ou 6 armes nucléaires. Bien qu’il soit probablement resté invalide suite à un accident vasculaire cérébral en août 2008, son état a été caché le plus longtemps possible pendant que les préparatifs étaient faits pour sa succession. Il est décédé en décembre 2011 et son fils Kim Jong-un lui a succédé.

Avec cet aperçu des événements jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Kim Jong-un et de Donald Trump, j’aborderai dans la partie 2 de cet article la situation dangereuse dans laquelle nos gouvernements — et nous tous individuellement — nous retrouvons aujourd’hui.

William R. Polk est un consultant confirmé, auteur et professeur en politique étrangère, il a enseigné à Harvard sur le Moyen-Orient. Le président John F. Kennedy a nommé Polk au Conseil de planification des politiques du Département d’État, où il officiait pendant la crise des missiles cubains.

Source : William R. Polk, Consortium News, 28-08-2017