Comment la bourse de New York s’est enrichie extrêmement avec la covid

Par Nomi Prins
12 Janvier 2021

Parfois les choses n’ont de sens que lorsqu’on les voit à travers une loupe. Il se trouve que je pense à la réalité, à la réalité très américaine et mondiale qui se répète clairement au début de 2021.

Nous savons tous, bien sûr, que nous vivons une pandémie qui marquera le siècle ; que des millions de personnes ont perdu leur emploi, dont une partie ne reviendra jamais ; que les plus pauvres d’entre nous, qui peuvent le moins résister à des difficultés économiques aussi aiguës, ont été les plus durement touchés ; et que l’économie mondiale a été agenouillée, grâce à une batterie de blocages, d’arrêts, de restrictions de toutes sortes et de préoccupations liées à la santé. Plus sobrement : plus de 400000 Américains ont déjà perdu la vie à la suite de Covid-19 avec, selon les experts en santé publique, beaucoup plus à venir.

Et pourtant, comme si dans une galaxie lointaine, très lointaine, il s’avère aussi y avoir un autre versant, beaucoup plus optimiste. Alors que la Covid-19 a connu une croissance de plus en plus grande, alors que 2020 a pris fin, le marché boursier a atteint des sommets qui n’avaient jamais été vus auparavant. Jamais.

Pendant ce temps, toujours dans la colonne des nouvelles très joyeuses, les banques en 2021 seront en mesure de reprendre leur force avec des milliards de dollars en rachats d’actions, gracieuseté de la Réserve fédérale qui a choisi de soutenir une telle relance bancaire et boursière. Le feu vert de la Fed (Federal reserve) du 18 décembre pour cette activité permettra aux méga-banques de rebondir sur ces rachats d’actions ( qui représentent 70% du capital qu’elles fournissent aux actionnaires). En juin 2020, la Fed avait interdit cette pratique de manière ostensible pour les aider à mieux naviguer dans les risques causés par la pandémie.

Ces institutions financières peuvent maintenant verser de l’argent pour acheter leurs propres actions à nouveau, plutôt que, dans des prêts aux petites entreprises en difficulté menacées par une catastrophe économique causée par la pandémie. Dès que Wall Street a reçu les bonnes nouvelles de la Fed à la fin de 2020, JP Morgan Chase, la plus grande banque du pays, n’a pas perdu de temps pour annoncer son intention d’acheter à hauteur de 30 milliards de dollars ses propres actions dans la nouvelle année. Et comme par magie, ces actions ont bondi de 5 pour cent ce jour-là. D’autres méga-banques lui ont emboîté le pas, tout comme le cours de leurs actions.

Maintenant, pour des raisons que vous comprendrez bientôt, faites un petit voyage dans l’histoire avec moi, à la veille d’Halloween en 1938, quand Orson Welles et le Mercury Theater ont adapté La guerre des Mondes de H.G. Wells (1898), roman anti-impérialiste, à la radio, dans l’idée de créer le chaos. Les martiens « envahissant » le New Jersey (Londres dans le roman), la panique s’ensuivit évidemment parmi certains auditeurs de radio qui pensaient qu’ils entendaient des rapports parfaitement réels sur une invasion extraterrestre de la planète Terre.

Des témoignages ultérieurs suggèrent que les médias ont poussé cette réaction hors de proportion (« fake news », style 1938), mais les gens qui avaient manqué la mise en place de la nature fictive de l’émission ont effectivement paniqué.

Et il n’est pas difficile de comprendre pourquoi ils ont pu le faire à ce moment-là. Il y avait déjà eu des surprises à gogo. Le monde, après tout, s’était à peine remis des conséquences du krach boursier de 1929 et de la Grande Dépression qui a suivi. Ils étaient également encore sous le choc de la catastrophe de l’Hindenburg de 1937 dans laquelle un dirigeable allemand a explosé dans le New Jersey ; ainsi que celui de l’escalade des tensions et des hostilités en Asie et en Europe qui allait conduire à la Seconde Guerre mondiale.

Peut-être que les gens assimilaient ou confondaient déjà l’invasion martienne à la radio avec  des fantasmes sur une invasion allemande potentielle du pays. Dans certains journaux, après tout, des rapports sur la réaction à la performance de Welles étaient placés juste à côté des nouvelles de la guerre qui se préparait en Europe et en Asie. Avec ou sans Welles, les gens étaient sur les nerfs.

Quoi qu’il en soit, la peur a été à la fois un grand facteur de motivation et d’anxiété que ce soit en 1938, ou aujourd’hui. À l’heure actuelle, l’accent est mis sur les craintes économiques liées à la santé. Et aussi sur la déconnexion qui existe entre le monde économique réel dans lequel la plupart d’entre nous vivent et les marchés boursiers turbo-boostés.

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Ces marchés faussés sont le résultat d’inégalités de richesse qui, autrefois, auraient été inimaginables dans ce pays. D’une certaine façon, économiquement parlant, on pourrait dire qu’aujourd’hui nous souffrons de l’équivalent à une invasion de Mars.

De la crise financière à la pandémie

Il n’est pas difficile de nos jours d’imaginer le chaos que les gens ressentiraient si leur vie ou leurs moyens de subsistance étaient menacés par une force extérieure incontrôlable comme ces Martiens. Après tout, nous sommes dans une ère pandémique où les écarts entre les riches, les pauvres et la classe moyenne sont renforcés d’une manière sans cesse étonnante, un monde dans lequel certaines personnes ont les moyens de rester remarquablement protégées, protégées et vivantes, tandis que d’autres n’ont aucun moyen de cela.

La Covid-19 ne vient pas, bien sûr, de Mars ou envoyée par des extraterrestres, mais en termes d’impact, c’est comme si c’était le cas. Et la pandémie ne fait qu’exacerber, parfois de manière radicale, des problèmes déjà suffisamment graves, notamment économiques.

Rappelez-vous que, bien avant la covid-19, la crise financière de 2008 a été comblée par un renflouement de plusieurs milliards de dollars, alors que dans le même temps, la Réserve fédérale a réduit les taux d’intérêt à zéro, tout en achetant des bons du Trésor américain et des obligations hypothécaires de ces banques mêmes qui avaient déclenché la catastrophe.

Ses propres actifs sont ensuite passé de 870 milliards à 4500 milliards de dollars entre août 2007 et août 2015. D’autre part, l’économie américaine n’a jamais tout à fait atteint un niveau de croissance, en moyenne, de plus de 2 pour cent par an dans les années suivant ce quasi-effondrement, alors même que le marché boursier a regagné toutes ses pertes et bien plus encore.

Le Dow Jones (indice de la bourse de New York), aidé par une politique monétaire ultra-lâche, est passé de 6926 le 15 mars 2009, à 27090 dollars le 4 mars 2020, date à laquelle la Covid-19 a brièvement stoppé sa hausse.

Toutefois, moins d’un mois après le plongeon du marché qui a suivi les fermetures généralisées, sa montée a été revigorée par des manœuvres similaires mais encore plus importantes, la politique de la Réserve fédérale ayant été de nouveau déployée pour sauver les riches sous les auspices de la sauvegarde de l’économie. Elles ont porté le Dow à un nouveau record de 30.606,48 à la fin 2020.

De l’autre côté de la réalité, je suis sûr que vous ne serez pas surpris d’apprendre que, selon les rapports récents de la Réserve fédérale, l’écart de richesse aux Etats Unis a continué de se creuser considérablement à mesure que les inégalités économiques ont augmenté en 2020 grâce à la pandémie du coronavirus. C’est parce que la dévastation sanitaire et économique qu’elle a infligé a affecté les travailleurs des services à bas salaire, les personnes à faible revenu et les personnes de couleur beaucoup plus que la classe moyenne supérieure et l’élite.

Pendant ce temps, à la fin de 2020, les 10 pour cent des plus riches des Américains possédaient plus de 88 pour cent des actions des sociétés en circulation et des fonds communs de placement aux Etats Unis. Le top des 1 pour cent les plus riches représente plus de 88 fois la richesse des 50 pour cent les plus pauvres Américains. Autrement dit, moins vous en avez, moins vous pouvez vous permettre de tout perdre.

En effet, la valeur nette combinée du 1 pour cent supérieur des Américains était de 34000 milliards de dollars (environ un tiers de toute la richesse des ménages américains), tandis que le total pour la moitié inférieure était de 2000 milliards de dollars (ou 1,9 pour cent de cette richesse).

Et pourtant, les milliardaires américains se sont multipliés de façon incroyable pendant la pandémie, en raison notamment de leur position élevée sur le marché boursier. Les quelque 2 200 milliardaires de la planète se sont enrichis de 1900 milliards de dollars rien qu’en 2020 et valaient environ 11400 milliards de dollars à la mi-décembre 2020 (contre 9500 milliards de dollars un an plus tôt).

Les magnats du XXIe siècle comme Elon Musk et Jeff Bezos ont ratissé cette richesse à cause de tout l’argent qu’ils ont versé pour racheter les actions de leurs entreprises. Même les mesures bipartisanes nécessaires de relance du Congrès se sont transformées en une chance d’augmenter les fortunes des échelons les plus élevés de la société.

Si vous voulez saisir les inégalités qui existent en ce moment de pandémie, considérez ceci : alors que le marché a grimpé en flèche, plus de 25,5 millions d’Américains ont été bénéficiaires des allocations de chômage fédérales. Pendant que l’indice boursier S&P 500 (des 500 plus grandes entreprises américaines cotées) a capitalisé à hauteur de 14000 milliards de dollars, valeur marchande, en 2020.

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Dans un autre registre, le nombre de personnes qui ont perdu leur emploi à cause de la pandémie et ne l’ont a pas retrouvé était d’environ 10 millions. Et ce chiffre ne comprend même pas les gens qui ne peuvent pas aller travailler parce qu’ils doivent prendre soin des autres, que leur temps de travail est partiel ou qu’ils vivent à la maison avec leurs enfants.

Les Martiens et l’écart d’inégalité

Dans La Guerre des mondes, H.G. Wells évoque une espèce – l’humanité – rendue impuissante face à une force plus grande qu’elle-même et hors de son contrôle. Sa représentation de la sombre relation entre les Martiens et les humains qu’ils réprimaient (destinée à rappeler aux lecteurs la relation entre les impérialistes britanniques et ceux qu’ils réprimaient dans des contrées lointaines) jeta une lumière étrange sur l’écart de pouvoir et de richesse en Grande-Bretagne et dans le monde entier au tournant du XXe siècle.

Le livre a été écrit à l’âge doré, lorsque la croissance économique rapide, en particulier aux États-Unis, a engendré une nouvelle classe de « barons voleurs ». Comme la version du XXIe siècle de ces êtres, eux aussi ont fait de l’argent avec leur argent, tandis que la situation économique des travailleurs a glissé de plus en plus bas.

Il s’agissait d’une première version d’un jeu à somme nulle dans lequel le butin du système était de plus en plus hors de portée de tant de gens. Ceux qui se sont retrouvés au sommet ont accumulé férocement des richesses, tandis que la majorité du reste de la population s’en est à peine sortie ou s’est noyée.

Une crise des inégalités avait été déclenchée par la révolution industrielle elle-même, qui avait commencé en Angleterre, puis a traversé l’Atlantique. À la fin du XIXe siècle, les « barons voleurs » américains étaient incroyablement riches. Comme l’a écrit l’économiste Français Thomas Piketty, l’inégalité des richesses a augmenté plus fortement que jamais à l’époque dorée dans l’histoire américaine. En 1810, les 1 % d’Américains les plus riches détenaient 25 % de la richesse totale du pays ; entre 1870 et 1910, cette part a bondi à 45 p. 100.

Aujourd’hui, les 1% d’Américains les plus riches possèdent plus de richesses que l’ensemble de la classe moyenne, un phénomène d’abord vrai en 2010 et toujours une réalité de notre moment. En 2018, environ 75 pour cent des 113000 milliards de dollars d’actifs détenus par les ménages étaient financiers ; c’est-à-dire, immobilisés dans des actions, des FNB, 401Ks, des ARI (des plans d’épargne et de retraite), des fonds communs de placement et des placements similaires. La majorité des actifs non financiers de cette combinaison se trouvait dans l’immobilier.

Même avant la pandémie, seuls les 20 % de ménages américains les plus riches s’étaient complètement remis (ou, dans le cas des plus riches, largement plus) de la crise financière. C’est surtout parce que depuis cette crise, moins de ménages avaient participé à la bourse ou possédaient des biens immobiliers et n’avaient donc aucune chance de capitaliser sur l’augmentation de la valeur de l’un ou l’autre.

Une grande partie de l’appréciation des valeurs boursières et immobilières a été directement ou indirectement liée aux actions de la Fed. À la fin de décembre 2020, son bilan avait augmenté de 3 164 000 milliards de dollars atteignant un total de 7 350 000 milliards de dollars, soit 63 % de plus qu’au plus fort de la décennie qui a suivi la catastrophe de 2008.

Ses politiques ultra-lâches les rendaient moins chères que pour emprunter de l’argent, mais pas aussi attrayantes pour investir dans des titres à faible taux d’intérêt et moins risqués comme les bons du Trésor. En conséquence, la Fed a incité ceux qui avaient de l’argent supplémentaire à le cultiver grâce à des investissements plus rapides, souvent plus risqués sur le marché boursier ou l’immobilier. En 2020, il y a eu des guerres d’enchères sur les maisons de banlieue par des citadins qui cherchaient refuge contre les villes frappées par le coronavirus avec des offres toutes en espèces, quelque chose hors de portée de la plupart des acheteurs traditionnels.

Bien que le Congrès ait adopté deux plans de relance nécessaires face à la crise covid et ont prolongé les allocations chômage, et le soutien du programme Paycheck Protection pour les petites entreprises, l’impact de ces actes n’a pas touché les allégements fiscaux et le pouvoir d’investissement du marché boursier.

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Alors que les marchés ont atteint des sommets records, la pauvreté aux États-Unis a également augmenté l’an dernier, qui est passée de 9,3 p. 100 en juin à 11,7 p. 100 en novembre 2020. Soit près de 8 millions d’Américains pauvres, alors que 659 milliardaires américains détenaient le double de la richesse des 165 millions d’Américains les plus pauvres.

Les Martiens sont là

L’écart entre les fonds fédéraux entrants et sortants s’est également augmenté. Le déficit des États-Unis a augmenté de 3300 milliards de dollars en 2020. L’ampleur de la dette publique émise par le Département du Trésor a atteint 27500 milliards de dollars. Les recettes fédérales totales se sont élevées à 3450 milliards de dollars, alors que la partie de l’impôt sur les sociétés n’était que de 221 milliards de dollars, soit une dérisoire somme de 6,4 p. 100. Cela signifie que dans une Amérique de plus en plus inégalitaire, 93,6 pour cent de l’argent qui rentre dans les caisses de l’Etat provient de particuliers, pas de sociétés.

Et bien que de nombreuses grandes et moyennes entreprises aient profité de la protection de la loi sur les faillites en raison des fermetures liées au coronavirus, le poids des fermetures a frappé les petites entreprises locales – des restaurants aux salons de coiffure en passant par les magasins de santé et de mieux-être -, ce qui n’a fait qu’exacerber les disparités économiques au niveau communautaire.

En d’autres termes, le vrai problème en matière d’inégalité n’est pas le montant total des impôts reçus par rapport à l’argent dépensé en temps de crise, mais la composition des recettes fédérales qui est follement détraquée (ce que la pandémie n’a fait qu’empirer). Prenons le secteur de la défense, par exemple. Le gouvernement américain a versé 738 milliards de dollars au Pentagone pour l’exercice 2020.

Les contrats conclus avec des entreprises privées liées à la défense au cours de la dernière année pour lesquels les données étaient disponibles, l’exercice 2018, ont totalisé environ 62% d’un budget de défense complet de 579 milliards de dollars, soit 358 milliards de dollars. Imaginez maintenant ceci : ce montant à lui seul a éclipsé le montant total de tous les impôts sur les sociétés versés au Trésor américain en 2019.

L’inégalité c’est la disparité entre les personnes des revenus différents selon les pays, entre la richesse et le pouvoir. Plus les entreprises exigent des résultats nets en croissance, plus le marché boursier augmente par rapport à l’économie réelle.

Plus les particuliers, plutôt que les sociétés, assument le fardeau des recettes fiscales, plus l’inégalité inhérente à la société est grande. Plus les actifs financiers s’apprécient sur l’argent qui cherche à se multiplier le plus rapidement possible (comme un virus), plus la distorsion créée est grande.

La Fed peut se concentrer sur son double mandat inflation/plein emploi, tout en poussant des politiques qui faussent la valeur de l’économie réelle par rapport aux actifs financiers. Mais la réalité est que plus ces actifs gonflés par la Fed augmentent par rapport aux actifs réels, plus l’écart d’inégalité est grand.

C’est un calcul simple, et c’est l’horrible réalité des États-Unis d’Amérique au début de 2021.

Le marché ne se soucie pas de la politique. C’est une créature qui agit conformément aux objectifs de ses plus grands participants. L’économie réelle, d’autre part, exige beaucoup plus d’efforts, de planifier, hiérarchiser et exécuter des programmes et des projets qui peuvent produire des profits tangibles. C’est un long chemin pour que le monde finisse par pratiquer l’investissement dans l’économie réelle, remplaçant celui qui cherche une forte rentabilité immédiate sur les marchés financiers.

Une distance qui pourrait aussi bien être comme celle entre la Terre et Mars. Au milieu d’une pandémie, alors que les milliardaires ne font que s’enrichir et que les marchés montent en flèche, sommes-nous sûr que nous ne vivons pas une invasion martienne ?

* Nomi Prins, un ancien cadre de Wall Street. Son dernier livre est Collusion: How Central Bankers Rigged the WorldElle est également l’autrice de : All the Presidents’Bankers : The Hidden Alliances That Drive American Power

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