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Le 8 Juin 1967, une torpille israélienne déchirait le flanc d’un navire de la marine américain non armé, le USS Liberty, à environ une douzaine de milles marins (une vingtaine de km) de la côte du Sinaï. Le navire, dont l’équipage était sous le commandement de la NSA, interceptait les communications au plus fort de la guerre des Six-Jours lorsqu’il s’est trouvé pris dans une attaque israélienne directe, aérienne et navale.
Le souffle de l’explosion de la torpille a fait voler l’homme d’équipage Ernie Gallo à travers la salle de recherche radio où il travaillait. Gallo, technicien des communications à bord du Liberty, s’est retrouvé, lui et ses camarades de l’équipage, au milieu d’une attaque qui allait faire 34 morts américains et 171 blessés.
Cette semaine marque le 50ème anniversaire de l’attaque contre l’USS Liberty, et bien qu’elle figure parmi les pires attaques de l’histoire contre un navire de guerre américain non-combattant, la tragédie est restée enveloppée de secret. La question de savoir si et quand les forces israéliennes ont pris conscience qu’elles tuaient des Américains s’est révélée un sujet particulièrement épineux, revenant régulièrement dans le débat public qui a fermenté au cours du dernier demi-siècle. La procédure d’enquête de la Cour d’enquête de la Marine menée après l’affaire s’est tenue à huis clos, et les survivants qui étaient à bord ont reçu un ordre de se taire leur interdisant de parler de ce qu’ils avaient vécu ce jour-là.
Maintenant, un demi-siècle plus tard, The Intercept publie deux documents classifiés provenant des fichiers divulgués par le lanceur d’alerte de la NSA, Edward Snowden, liés à l’attaque et à ses conséquences. Ils révèlent une implication jusqu’alors inconnue du quartier général des communications du gouvernement, de l’agence de renseignement sur les transmissions du Royaume Uni ; des communications internes à la NSA semblant confirmer le compte-rendu de l’incident par un analyste du renseignement des transmissions, qui le décrivait comme un accident ; ainsi qu’un système de transcription en hébreu spécifique à la NSA, encore en usage aussi récemment qu’en 2006.
Le premier document, un guide de classification de la NSA inédit jusqu’ici, détaille les éléments de l’affaire que l’agence considérait encore comme secrets en 2006. Le second document répertorie une série de divulgations non autorisées de renseignements des transmissions qui « ont eu un effet néfaste sur notre capacité à produire des renseignements contre les cibles terroristes et d’autres objectifs d’intérêt national ». Étonnamment, les informations concernant l’attaque du Liberty relèvent de cette catégorie très secrète.
Bien qu’aucun document ne révèle d’informations concluantes sur les causes de l’attaque, les deux soulignent qu’au moment de leur publication – environ quatre décennies après l’affaire – la NSA était déterminée à garder classifiés même des détails apparemment mineurs de celle-ci. L’agence a refusé de commenter cet article.
Le guide de classification, daté du 8 novembre 2006, indique une implication jusqu’alors inconnue du GCHQ dans la collecte de renseignements par le navire. Les détails de cette implication restent classifiés et on ne sait donc pas clairement si la participation était matérielle et se faisait à bord du navire ou si elle consistait en des moyens d’une autre nature. Le GCHQ a refusé de commenter.
Le guide révèle également le système de transcription de l’hébreu classifié propre à la NSA, dont l’existence souligne que l’agence a historiquement considéré Israël comme une cible d’espionnage, même quand le pays se montrait un partenaire clé pour la collecte de transmissions. Cette tension inhérente aux relations entre les États-Unis et Israël était également manifeste sur le Liberty, où les traducteurs de l’hébreu embarqués à bord du navire étaient désignés comme des linguistes « arabes spéciaux », selon le journaliste James Bamford, afin de dissimuler leur surveillance des communications israéliennes.
La guerre des Six-Jours entre Israël et ses voisins, la Jordanie, la Syrie et l’Égypte, était un conflit où les États-Unis avaient choisi de ne pas s’impliquer, malgré les demandes d’assistance militaire d’Israël. L’Égypte et la Syrie étaient des alliés des Soviétiques, en désaccord avec un Israël aligné sur les États-Unis. Le conflit local aurait pu facilement se transformer en un conflit direct entre les superpuissances, ce que ni les États-Unis ni l’URSS ne voulaient. Les pays directement impliqués ont donc été laissés se débrouiller entre eux, dans ce qui s’est conclu par une victoire militaire et territoriale écrasante d’Israël – une victoire qui a doublé en moins d’une semaine la taille de ce jeune pays.
Bien que les États-Unis aient refusé d’intervenir en faveur de leur allié, ils ont néanmoins écouté les communications militaires israéliennes pendant la guerre. C’est là, selon Bamford, que se trouve le point de friction : au cours de sa conquête territoriale remarquable et de sa victoire militaire, Israël aurait commis un crime de guerre en abattant des prisonniers de guerre égyptiens dans la ville d’El-Arish au nord du Sinaï. Bamford a soutenu dans son livre de 2001, « Body of Secrets » (« Une foule de secrets » NdT), que la proximité de l’USS Liberty avec le Sinaï et sa capacité à intercepter les motivations et les activités d’Israël pendant la guerre des Six-Jours pourraient avoir provoqué l’attaque d’Israël contre le navire. D’autres experts de la sécurité nationale, dont Steve Aftergood de la Fédération des scientifiques américains (FAS), ont toutefois contesté l’analyse de Bamford. Selon Aftergood, qui dirige le projet FAS sur les secrets du gouvernement, le meurtre de prisonniers de guerre égyptiens n’a jamais eu lieu. « Il n’y a pas de preuve vérifiable qu’un tel massacre ait jamais eu lieu, et la description faite par Bamford des événements d’El-Arish ne tient pas », a écrit Aftergood en 2001 suite à la publication de « Body of Secrets ».
En fin de compte, les enquêtes des États-Unis et d’Israël ont jugé que l’attaque du Liberty était un accident résultant de la confusion, par Israël, du navire espion américain avec un cargo égyptien. Cependant, Bamford considère cette conclusion comme une tentative pour étouffer l’affaire, citant l’ordre de se taire donné aux survivants, et le fait que le directeur adjoint de la NSA de l’époque, Louis Tordella, ait qualifié l’enquête préliminaire des Forces de défense israéliennes sur l’attaque, de « magnifique blanchiment ». Pourtant, d’autres sources affirment que toute idée de dissimulation est de la paranoïa pure et simple. Selon un porte-parole du ministère israélien des Affaires étrangères, l’attaque du Liberty était « un tragique accident … qui a été réglé entre les parties impliquées il y a des années, » et « comme pour beaucoup de ces sujets, il y a autour des théories du complot, mais elles ne tiennent jamais la route ».
L’histoire du USS Liberty a effectivement alimenté des théories du complot, et Bamford n’est pas le seul à affirmer qu’il y a eu dissimulation. L’Association des anciens combattants du Liberty, une organisation composée de survivants de l’attaque de 1967, demande une enquête solide et transparente sur l’affaire depuis des décennies, en vain.
Dans une déclaration à The Intercept, Ernie Gallo, actuellement président de l’Association des anciens combattants du Liberty, a dit: « Nous savons maintenant que la Cour d’enquête de la Marine était simplement pour la forme, car les officiers ont été invités à conclure que le Liberty avait fait son travail et que l’attaque avait été accidentelle ». Bamford fait également référence à l’ampleur et à la longueur de l’attaque comme preuve de son caractère délibéré : le navire a été touché à plusieurs reprises, d’abord par des avions qui ont jeté des bombes de 500 kilos et du napalm, puis par des torpilleurs. Les forces israéliennes ont également bloqué les antennes et les canaux de communication du Liberty, ont neutralisé les quatre mitrailleuses de calibre 50 du bord et auraient tiré sur des radeaux de sauvetage et des membres d’équipage alors qu’ils tentaient d’évacuer le navire. « C’était une attaque en plein jour », a déclaré Bamford. « Il battait un grand pavillon américain. Il y avait marqué USS Liberty à l’arrière… Je veux dire, qu’est ce que vous voulez de plus ? »
L’affaire et ses conséquences ont entraîné des séquelles psychologiques importantes chez les survivants, dont beaucoup ont été diagnostiqués comme souffrant du syndrome de stress post-traumatique. Un survivant, membre de l’Association des anciens combattants du Liberty, James Ennes, a eu un impact au fémur lors de l’attaque et a ensuite reçu l’ordre de ne jamais en parler. Ernie Gallo a vu un autre équipier mourir dans ses bras. Ceci, des décennies avant que les survivants ne commencent à parler de leur expérience, ce qui leur a valu parfois d’être critiqués comme antisémites ou calomniateurs d’Israël.
Tous les anciens combattants impliqués ne croient pas toutefois à une dissimulation. L’ancien Premier maître Marvin Nowicki, principal analyste en hébreu à bord d’un avion d’espionnage US-EC-121 de la marine américaine qui interceptait les communications des avions israéliens alors qu’ils attaquaient le Liberty, croit que l’attaque était un accident. Il a déclaré dans une lettre au Wall Street Journal en 2001 que, bien qu’il ait entendu et enregistré les pilotes et capitaines israéliens parlant du drapeau américain battant sur le pont du Liberty, ces remarques n’ont été faites qu’après l’attaque et non avant. C’est lorsque les équipages des torpilleurs et des avions se sont rapprochés du Liberty, selon les souvenirs de Nowicki, qu’ils ont pu reconnaître le drapeau américain, et en parler.
« La dernière fois que j’en ai parlé en public, j’ai reçu la visite d’agents du NCIS »
À l’insu de Nowicki à l’époque, sa lettre à l’éditeur a suscité l’inquiétude de la NSA qu’il n’ait révélé des informations classifiées sur le Liberty. Le deuxième document de Snowden, daté de 2002, fait référence à plusieurs révélations dans sa lettre « concernant les sources et méthodes de la NSA ou la capacité de la NSA à exploiter avec succès une cible étrangère ». Bien que le document ne précise pas quels détails dans l’article de Nowicki constituent de telles révélations, il fait référence à des éléments liés à l’enquête. Nowicki, dans une déclaration qui soulevait apparemment l’inquiétude à la fois de la NSA et du Service d’enquête criminelle navale, a qualifié l’accident « d’erreur grossière ». « Comment puis-je le prouver ? », a-t-il écrit. « Je ne peux pas, à moins que les transcriptions/les enregistrements ne soient retrouvés et publiés. Je les ai vus pour la dernière fois dans le tiroir d’un bureau à la NSA à la fin des années 1970, avant de quitter le service ». Après plusieurs tentatives infructueuses pour joindre Nowicki par téléphone et par courrier électronique, il a finalement répondu par la poste à une demande de commentaire écrite. Il a retourné à The Intercept la lettre originale sur laquelle il avait griffonné à la hâte : « Je ne peux pas répondre à votre demande. La dernière fois que j’en ai parlé en public, j’ai reçu la visite d’agents du NCIS ». (Le NCIS a déclaré qu’il n’avait pas de dossiers liés à l’affirmation de Nowicki.)
Même 50 ans après l’attaque et dans un climat géopolitique radicalement différent de celui de la guerre des Six-Jours, seules des informations extrêmement limitées sont disponibles sur l’attaque et les enquêtes qui l’ont suivie. Les enquêtes des médias et des survivants ont donné des résultats très limités, malgré des efforts considérables ; ABC’s Nightline a réalisé des interviews des survivants des décennies après l’attaque, qui n’ont jamais été diffusées. Et alors que James Bamford présume que c’est parce que les parties intéressées ne voulaient pas diffuser d’informations désagréables à propos d’Israël sur une télévision américaine mainstream, le présentateur de Nightline à l’époque, Ted Koppel, a une opinion différente : « Au risque d’ajouter au parfum de « dissimulation » qui entoure toute discussion sur l’histoire de l’USS Liberty, mon seul souvenir est que si nous n’avons rien fait, c’est parce que nous n’avions rien trouvé de nouveau ni de substantiel ». Personne d’autre, apparemment, n’a rien trouvé non plus.
Source : Miriam Pensack The Intercept, 06-06-2017