– Enquête réalisée par Audrey Lebel – journaliste pour La Chronique
En France, on s’apprête à former des militaires saoudiens au maniement de la dernière version d’armes, déjà utilisées dans le conflit au Yémen. Grâce à un centre de formation flambant neuf, implanté en Meuse avec de l’argent du contribuable français, et en violation des traités internationaux. Une enquête d‘Audrey Lebel pour La Chronique.
Commercy, commune de la Meuse de 6 000 habitants. Ses madeleines, son château Stanislas, ses soldats saoudiens.
Bienvenue en région Grand Est, où tout a été mis au point pour recevoir, dans les conditions d’un quatre étoiles, des militaires du royaume wahhabite. Celui-là même qui mène, depuis 2015, une guerre au Yémen contre les forces houthis soutenues par l’Iran. Plus de cinq ans après le début de l’offensive, ce conflit, qualifié par les Nations unies de « la pire catastrophe humanitaire au monde », a fait plus de 230 000 morts.
Ce qui n’a pas empêché notre pays d’accueillir sur son sol, à coup de subventions et d’aides de toutes sortes, une entreprise qui fabrique des armes impliquées dans ce conflit. Armes sur lesquelles des militaires saoudiens doivent venir se former. L’entreprise belge John Cockerill devait, en échange, dit-on, booster l’économie locale.
Il n’y a pas eu d’appel d’offre pour réinstaller une activité sur le terrain.
— Bernard Muller, ancien maire de Commercy
Terrains de manœuvre
Tout commence en 2011. Bernard Serin, le PDG du groupe John Cockerill, informe Gérard Longuet, alors ministre de la Défense, que son entreprise d’armement est bien placée pour décrocher un juteux contrat militaire avec un pays du Golfe. « C’est une longue et vieille affaire, confirme Gérard Longuet. Bernard Serin m’a dit «J’aurai peut-être besoin d’un site pour accueillir des stagiaires sur du matériel militaire que j’ai l’intention de vendre. Mais il me faut la possibilité d’utiliser des terrains de manœuvre français pour essayer de vendre le matériel.». Et de poursuivre. « Je l’ai branché sur le chef d’état-major de l’armée de terre, le général Ract-Madoux. Je lui ai dit de l’appeler ». En échange de quoi ? « Le deal c’était, il rénove, il rachète le bâtiment pour en faire son centre de formation et, en contrepartie, l’armée de terre lui concède l’utilisation des terrains de manœuvre dans des conditions limitées, précises, financières ». Dès 2012, la société est assurée de pouvoir mener ses activités de tirs réels sur ces terrains de manœuvre à Suippes, en Champagne. Sur le site de Commercy, il est prévu de former, en salles de classes et sur simulateurs, des militaires saoudiens au maniement de tourelles-canons Cockerill (cf. schéma). « Il n’y a pas eu d’appel d’offre pour réinstaller une activité sur le terrain, témoigne Bernard Muller, ancien maire et ancien Président de la communauté des communes de Commercy. Vous savez, au ministère de la Défense, il y a des tractations en permanence avec des entreprises pour les installer ».
Gérard Longuet reconnaît avoir œuvré pour que l’entreprise John Cockerill, détenue à 80 % par son ami de vingt-cinq ans Bernard Serin, puisse s’implanter dans la Meuse. Il ne s’en cache pas. Il est fier d’avoir participé à la reconversion du Bassin de Commercy, « un projet pour lequel je me suis personnellement beaucoup impliqué », déclare-t-il lors d’un débat public le 25 juin 2013. Il se vante : « Là encore, les relations que je nouais en Lorraine et au ministère de la Défense ont été décisives ». Encore aujourd’hui, le sénateur assume pleinement avoir joué un rôle crucial : « Je vous le dis pour qu’il n’y ait aucune ambiguïté. Si jamais mes relations avec des industriels de ce secteur me permettaient d’ouvrir une porte au bénéfice de la Meuse, je le ferais immédiatemen
Commercy, une occasion en or pour Cockerill
Il est vrai qu’à Commercy, l’arrivée d’un industriel est perçue comme une aubaine pour l’économie locale. La commune va être touchée de plein fouet par la dissolution du 8e régiment d’artillerie (RA), installé depuis 1964 dans la cité meusienne, avec une perte de 13,7 % de sa population totale. Le site militaire, le quartier Oudinot, bientôt désert, semble tout indiqué. Lors d’une allocution au Sénat en novembre 2012, George Pau-Langevin, alors ministre déléguée auprès du ministre de l’Éducation nationale, chargée de la réussite éducative, l’évoque avec enthousiasme : « Le groupe Cockerill (…) est en pourparlers avec le ministère de la Défense afin d’étudier l’opportunité et la faisabilité, sur le site de Commercy, d’un centre de formation de tireurs canons et de mécaniciens de tourelles dans le cadre d’une assistance à l’exportation de matériels militaires ». Pour compenser la perte de 849 emplois que va entraîner la disparition du 8e RA de Commercy, l’État débloque, en juillet 2011, une somme exceptionnelle de 14,3 millions d’euros. Le contrat de développement économique (CDE), par le biais duquel vont être distribués ces millions, est signé à Commercy, le 18 juillet 2011, en présence du ministre de la Défense, Gérard Longuet. CDE qu’il dit « avoir accéléré ». Parmi les heureux gagnants des millions octroyés ? Cockerill. L’entreprise d’armement se voit offrir un million d’euros grâce au CDE de Commercy, alors même que, selon la Cour des comptes, le plafond des aides est normalement fixé à 600 000 euros.
L’ancien terrain militaire du 8 ème Régiment d’Artillerie de Commercy va recevoir des infrastructures CMI Défense, devenue John Cockerill en mai 2019, pour former des formateurs des pays du Golfe au maniement de ses systèmes tourelle-canon. © Alexandre Marchi / L’Est Républicain
Pour les entreprises qui, comme elle, viennent s’installer sur un ancien site militaire, on déroule le tapis rouge. Selon les termes du CDE, Cockerill peut faire quelques économies. Totale exonération fiscale et de cotisations sociales pendant trois ans, suivie d’une exonération partielle de deux ans, prise en charge par l’État. Exonération de cotisation foncière « pour les créations ou extensions d’établissements situés dans des périmètres de zone de restructuration de la défense (ZRD) » , pour cinq ans. Le contrat permettrait également à l’entreprise d’être exonérée de taxe foncière sur cinq ans ainsi que de cotisations patronales d’assurances sociales et d’allocations familiales pendant trois ans. A-t-elle bénéficié de toutes ces multiples exonérations ? Ni le ministère des Armées, ni l’Urssaf, ni Cockerill n’ont voulu nous le confirmer*.
Quoi qu’il en soit, au total, les élus locaux et l’État ont décidé d’accorder plus de 2 millions d’euros d’argent public à l’entreprise belge : un tarif attractif de 700 000 euros sur un prix de vente d’1,525 million d’euros de la part de la communauté de communes de Commercy, 761437 euros de la part de l’établissement public (GIP) Groupement d’intérêt public, Objectif Meuse, 600000 euros de la part du conseil régional de Lorraine, et 1 million d’euros via le CDE (1).
Les chaises musicales
En avril 2013, Gérard Longuet, à nouveau sénateur de la Meuse, rejoint l’entreprise qu’il a soutenue en étant nommé au Conseil d’administration de Cockerill. Combien cela lui rapporte-t-il ? « J’ai quatre conseils d’administration en France et en Belgique, affirme-t-il. Cela représente trois journées de consultance par an. Un consultant moyen, on va le facturer 2 000/2 500 euros par jour. Vous multipliez par trois, je ne vous ai pas donné de chiffres, mais c’est l’ordre de grandeur ». 7500 euros environ dans sa poche ? Dans sa déclaration sur le site de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, Gérard Longuet stipule pourtant avoir perçu 25000 euros par an pour son mandat d’administrateur chez Cockerill. Soit un total en huit ans, de 200000 euros.
Cockerill n’a pas uniquement fait entrer Gérard Longuet au sein de son entreprise. Elle a également embauché Carole Ruhland qui avait piloté le CDE de Commercy. De mai 2011 à janvier 2013, en tant que cheffe de projet, elle préparait et suivait, pour la préfecture, l’installation des entreprises bénéficiaires du CDE sur le bassin de Commercy. Parmi ces entreprises : Cockerill, qu’elle rejoindra en janvier 2015. Elle est, à ce jour, l’actuelle directrice générale de Campus Cockerill SAS. Carole Ruhland a refusé de répondre à nos demandes d’interview, nous renvoyant vers les services de l’État. La Délégation à l’accompagnement régional (DAR) du ministère des Armées n’a pas donné suite à nos questions.
La guerre au Yémen n’y change rien
En 2014, après des années de tractations, Cockerill signe officiellement le contrat tant convoité qui nécessitait la mise à disposition d’un campus. Un contrat de sous-traitance avec la firme canadienne General Dynamics Land System-Canada (GDLS-C) pour un montant de 4,5 milliards d’euros. Elle est chargée de livrer environ 700 tourelles-canons pour équiper les 928 véhicules blindés légers canadiens envoyés à Riyad. Le « contrat du siècle », selon les propres mots du groupe belge. En plus d’assurer pendant sept ans la livraison de ces tourelles-canons de calibre 105 et 30 mm notamment, le contrat comprend la fourniture d’un système de simulation, créé tout spécialement pour l’occasion, et surtout de la fameuse formation à ses armes avec ce même système.
Le 26 mars 2015, l’Arabie saoudite lance l’opération « Tempête décisive ». À la tête d’une coalition de huit pays arabes, elle intervient au Yémen, pays frontalier du royaume, où s’affrontent soldats des Forces armées saoudiennes et combattants houthis, une minorité chiite soutenue par l’Iran. Les ONG ne cesseront de dénoncer le risque de famine, le choléra, les armes, les missiles, les bombes utilisées pour cibler des hôpitaux, des marchés, des espaces publics, des bus transportant des enfants. Des experts de l’ONU parleront de possibles crimes de guerre commis à l’encontre des civils yéménites. Pour autant, ce conflit, n’a pas mis fin aux relations entre l’entreprise, la commune et l’État. La situation pose-t-elle un problème de conscience à Gérard Longuet ? « Je ne suis pas en mesure d’interdire la guerre dans le monde. Moi, j’ai envoyé, comme ministre de la Défense, l’armée française bombarder les troupes de Kadhafi, je ne porterai pas de jugement, mais on a quand même pris un marteau-pilon pour écraser quelques fourmis, explique-t-il. Je sais que des armes seront vendues et je préfère que des ouvriers français et belges puissent travailler. Quand la France vend des Rafale, en Inde, ce n’est pas pour le défilé du 14 Juillet local, c’est pour transformer les gens en charbon de bois ». L’argument de l’emploi, un grand classique mis en avant par les industriels, les acteurs locaux et ceux de l’État, pour justifier le commerce des armes.
Quand la France vend des Rafale, en Inde, ce n’est pas pour le défilé du 14 juillet local, c’est pour transformer les gens en charbon de bois.
Gérard Longuet, sénateur LR de la Meuse
Nouvelle subvention pour John Cockerill
Sept mois après le début du conflit au Yémen, alors que le monde entier a les yeux rivés sur cette guerre, le conseil régional de Lorraine s’apprête à décider de voter ou non la subvention de 600000€ à l’entreprise d’armement. Une subvention qui s’ajouterait à l’argent versé par le CDE.
Le fait de permettre l’implantation d’une entreprise chargée de former des militaires engagés dans un conflit armé a-t-il été problématique pour les élus ? « Pas du tout, ça n’a ému personne, commente Jean-Philippe Vautrin, élu commercien, ancien président la communauté de communes. C’est un sujet qui n’a même pas été abordé. Je ne sais même pas s’ils ont fait le lien entre la guerre au Yémen, et le problème d’accueillir des soldats saoudiens sur le sol français. Si vous voulez faire le lien entre la guerre au Yémen, Commercy, l’histoire de Longuet et CMI (ex-Cockerill, ndrl), c’est uniquement le centre de formation qui est là. Si on avait vendu des armes aux Suisses, on aurait eu des Suisses. Ou des Allemands. Ça ne choquait personne. Après sur la formation militaire… moi ça me regarde pas. Que ce soit des Saoudiens, des Chinois, on a vendu, y’a un marché, c’est bien. Quand on vend des armes à des pays, ce n’est pas pour faire mumuse ». « Un dossier traité comme les autres », assure de son côté l’ancien président du conseil régional Jean-Pierre Masseret.
Présente le jour du vote, Jacqueline Fontaine, une ancienne élue Europe Écologie Les Verts (EELV) au conseil régional de Lorraine, n’est pas tout à fait de cet avis. Elle assiste en ce 2 octobre 2015 « à la première présentation du dossier soumis par Cockerill. C’était en comité réduit. Le projet était très clair : l’entreprise sollicitait la région pour obtenir une aide afin de construire l’hébergement pour les militaires saoudiens, leur famille et une mosquée intégrée dans le centre, afin de ne pas les mélanger à la population. Cockerill demandait alors 300000 euros, et surprise, lors du vote en assemblée plénière au conseil régional, on leur offrait royalement 600 000 euros (1) ! ». Au fil du temps, l’information donnée aux élus n’est plus tout à fait aussi claire. « Le dossier présenté aux élus par Cockerill avait été bien édulcoré, se rappelle Jacqueline Fontaine. On parlait d’un centre qui proposait des formations internes à l’entreprise, des séminaires organisés par des entreprises locales ou des organismes publics, et des formations destinées aux clients de Cockerill. Nulle part il n’était fait mention des Saoudiens ». Et pour cause : « Dès le début, dès 2014, les décideurs proches du dossier nous avaient demandé de ne pas parler de Saoudiens, mais de clients », détaille aujourd’hui Jean-Philippe Vautrin.
Résultat : certains élus n’auraient donc tout simplement pas été au courant jusqu’au jour J. Comme Roger Tirlicien, ancien élu PCF de la région, qui s’est abstenu. « C’est le jour du vote que j’ai appris la présence des Saoudiens. Si je l’avais su avant, notre groupe aurait demandé le retrait du dossier pour l’étudier davantage, promet-il. En 2015, on savait qu’un centre de formation destiné à des militaires n’était pas neutre. Mais on n’était pas assurés d’alimenter une formation qui allait se retourner contre la démocratie en Arabie saoudite et au Yémen ». Au manque d’informations, s’ajoute un flou sur le comptage des votes : Brigitte Leblan, ancienne élue EELV de Lorraine, qui, comme Jacqueline Fontaine, a voté contre la subvention en 2015, regrette de « n’avoir pas demandé un recomptage des voix après la séance. Je ne suis même pas convaincue qu’il y avait un nombre suffisant car il y avait beaucoup d’absents et le dossier, avant d’être présenté en session plénière, avait reçu un avis défavorable de la Commission développement économique dont je faisais partie ».
Lors du vote le 2 octobre, Brigitte Leblan le stipule d’ailleurs au vice-président du conseil régional, Thibault Villemin, qui préside la séance. « Je voudrais ajouter que, par rapport au compte rendu de commission, il me semble qu’il y a une erreur, parce que l’avis n’était pas favorable à la majorité. À moins que la voix du président compte double ? ». « Non, non. Vous avez raison », lui répond Thibault Villemin, avant d’acter le vote de la subvention à Cockerill. Elle analyse aujourd’hui avec recul les raisons de cette absence de réaction de la part des élus : « La Meuse est un département laissé pour compte. Une grande partie de son économie repose sur l’armement et le nucléaire. Il n’y a pas beaucoup d’esprit critique par rapport à tout cela. C’est impressionnant de voir le nombre d’entreprises implantées dans des zones sinistrées qui empêche tout débat ».
Et tant pis si aucun pays et aucune entreprise n’a le droit, en vertu des traités internationaux de fournir des armes et des formations à une puissance qui retourne celles-ci contre des civils (cf. entretien avec Aymeric Elluin). Or, c’est précisément ce qui se passe actuellement au Yémen. Il existe aujourd’hui des preuves que des véhicules blindés légers équipés de tourelles-canons Cockerill de 90 mm sont utilisées dans la guerre au Yémen. Soit le même type d’armes, dans une version plus ancienne, que celles sur lesquelles les forces saoudiennes doivent venir se former à Commercy.
#BelgianArms
Printemps 2019 : la firme belge Cockerill est dans le viseur des médias et de la justice. En mai 2019, sort l’enquête #BelgianArms sur l’implication d’armes belges au Yémen. Les médias prouvent que des systèmes tourelles-canons de Cockerill, ex CMI, sont utilisés dans le conflit. L’entreprise peut compter, malgré tout, sur le soutien du monde politique, tant au Canada qu’en Belgique qui sont pourtant tous les deux parties au Traité sur le commerce des armes (TCA). Les deux pays assurent que le contrat passé avec l’Arabie saoudite porte sur des véhicules blindés légers (VBL) « destinés à la Garde royale et à la Garde nationale saoudienne afin de protéger les membres de la famille royale, les sites emblématiques et les frontières saoudiennes ». Qu’ils n’ont donc pas pour finalité d’être utilisés au Yémen. Or l’enquête #BelgianArms contredit les discours officiels. Conséquence, en juin 2019, puis à nouveau en mars 2020, le Conseil d’État belge suspend provisoirement plusieurs licences d’exportations à destination de l’Arabie saoudite. Un coup dur pour Cockerill. Les flux commerciaux bloqués par ces arrêts représentaient en 2017 et en 2018, 50 % des exportations d’armes belges. L’arrêt de la Cour belge annulerait alors potentiellement plus de deux milliards d’euros d’exportations d’armes. — A. L.
Tout ça… pour ça
Mais revenons à 2015. Hôtel, restaurants, sauna, hammam, le contrat signé, les aides allouées, l’entreprise belge Cockerill peut mettre les petits plats dans les grands pour accueillir les militaires saoudiens. Si le campus Cockerill de Commercy est réservé à la formation interne des salariés du groupe ou à des séminaires organisés par d’autres entreprises, il est aussi le seul centre du groupe destiné à la formation de ses clients. Comprendre, aux militaires saoudiens. Au programme : instruction des tireurs, des pilotes et des mécaniciens au maniement de sa tourelle et de son système d’armes. D’une capacité de 120 stagiaires, le campus Cockerill doit accueillir ces soldats à partir de 2017 et pour sept ans au moins. Une formation censée s’étaler chaque année sur six à neuf mois dans la paisible campagne française.
Carole Ruhland, la directrice générale du Campus Cockerill, promettait en 2015 des retombées pour la région : « Nous avons pris soin de bien informer les entrepreneurs locaux afin qu’ils puissent se préparer à répondre aux appels d’offres. Par la suite, le projet créera une centaine d’emplois directs et indirects dans des domaines très différents allant de l’hébergement aux loisirs (…) ». Sauf que la belle aventure économique pour la commune de Commercy s’arrête aux portes du site. L’entreprise n’a pas tenu ses promesses, ni, comme l’assure le maire de Commercy, Jérôme Lefèvre, « fait travailler de manière très significative les entreprises locales », afin d’agrandir et d’ajuster le quartier Oudinot. « Pour nous, c’était l’un des plus gros contrats, assez exceptionnel, à hauteur de 1,5 million d’euros, explique Alice Thonin, l’une des dirigeantes de l’entreprise Lheritier, basée à Commercy, qui a réalisé le lot de plomberie sur le chantier. Mais non, il n’a pas créé spécifiquement d’emplois ». Et de poursuivre : « En local, il n’y a pas eu beaucoup d’entreprises sur le chantier. Ce sont des grands groupes nationaux comme Vinci et Eiffage qui ont travaillé dessus après avoir répondu à un appel d’offres pour certains lots ».
L’argument de l’emploi a pris du plomb dans l’aile. En 2015, le conseil régional de Lorraine tablait sur « 25 emplois directs (CMI et Campus Cockerill) en CDI et 75 emplois indirects liés aux activités du centre (accueil, réception, restauration, entretien…) et aura des retombées indirectes en matière de commerces et de services de proximité ». Cinq ans plus tard, on en est loin : sur les 110 emplois promis, seuls 20 ont réellement été créés, selon la DAR. Un rapport de la chambre régionale de la Cour des comptes, publié en 2018, en tire la même conclusion : « Le CDE poursuivait l’objectif de 938 emplois. (…) On recense 438 emplois créés ». De quoi désavouer l’ancien président de la région Lorraine, Jean-Pierre Masseret, pour qui « la seule préoccupation pour moi, c’était l’emploi, et le fait de ne pas laisser tomber Commercy ».
Sur le commerce local, effectivement, dans l’immédiat, il n’y a pas de retombées au sens propre du terme.
Jérôme Lefèvre, maire de Commercy
À Commercy, les commerçants avaient de toute façon bien vite déchanté. Car dès le départ, tout avait été pensé pour que les militaires saoudiens vivent en vase clos. Il y avait peu de chance qu’ils sortent du campus pour s’attabler à un restaurant, fréquenter les boutiques ou se faire une toile : « Le projet a été présenté par Cockerill dans une salle communale avant leur installation, explique Thierry (2), un commerçant de la ville. Ils nous ont expliqué ce qu’il y aurait dans ce centre : restaurants, salles de musculation, salles de détente, peut-être même cinéma. J’ai tout de suite compris qu’on n’aurait rien, qu’ils ne descendraient jamais dans la ville pour consommer ». D’autant que sur la présence actuelle ou non des militaires, le mystère plane, même le maire ne sait pas. « Je n’ai pas de certitudes sur le fait qu’il y ait des Saoudiens sur place, dit-il. Donc sur le commerce local, effectivement, dans l’immédiat, il n’y a pas de retombées au sens propre du terme ». Gérard Longuet assure lui qu’il n’y a toujours pas de militaires saoudiens sur le site.
Beaucoup d’argent dépensé, pas de militaires, peu d’emplois : si le bilan n’est pas fameux pour la commune, il l’est indéniablement pour l’entreprise belge.
De 647 millions d’euros en 2013, le chiffre d’affaires de Cockerill est passé à 1,3 milliard d’euros en 2015, un an après la signature du contrat avec GDLS-C et l’Arabie saoudite.
Les élus qui ont tant œuvré pour ce campus, ont-ils manifesté leur déception, voire leur colère, pour un retour sur investissement quasi nul ? Pas exactement. « Je suis persuadé, de mémoire, que les subventions dont on parle sont absolument marginales par rapport au financement du projet Cockerill », tempère Gérard Longuet. De son côté, le maire Jérôme Lefèvre clôt le débat : « Je ne connais pas le nombre d’emplois créés par cette installation. Je n’ai pas à faire de l’ingérence dans l’entreprise et je n’ai pas l’intention de demander un audit sur la question ».
TAPIS ROUGE POUR COCKERILL
L’État français a-t-il, lui, pris ses distances avec l’entreprise belge depuis que la guerre au Yémen a commencé ? Non plus. En 2016, lors du Salon Eurosatory (3), un invité de marque est présent sur le stand Agueris, société créée spécialement par Cockerill pour le contrat signé avec l’Arabie saoudite afin de développer « le premier simulateur embarqué de tourelle au monde ». La personnalité qui s’installe aux commandes de la machine est le ministre de l’Économie de l’époque, actuel président de la République : Emmanuel Macron. Ce sont sur ces appareils que les militaires saoudiens doivent s’entraîner.
En avril 2019, Geneviève Darrieussecq, la secrétaire d’État auprès de la ministre des Armées, vient en personne à Commercy inaugurer le campus Cockerill. Selon L’Est Républicain, présent lors de sa visite, elle se serait « extasiée sur la rapidité de reconversion du site », en notant que « Gérard Longuet a été très efficace ».
Pourtant citée par plusieurs enquêtes journalistiques (voir encadré ci-contre) prouvant son implication sur le sol yéménite, l’entreprise, a plus que jamais ses entrées jusqu’à la tête de l’État : le 1er janvier dernier, le Premier ministre Édouard Philippe nommait le PDG du groupe d’armement, Bernard Serin, chevalier de la Légion d’honneur.
*Cockerill a refusé toutes nos demandes d’interview pour répondre notamment à ces questions.
1 — Bien que l’entreprise Cockerill ait finalement renoncé au montant total que l’État lui proposait, empochant 400 000 euros selon la sous-préfecture de Commercy. 2 — Le prénom a été modifié. 3 — Le Salon de défense et de sécurité terrestres et aéroterrestres (d’armements) de Paris.