Par Abdelatif Rebah
6 mars 2019
C’est précisément dans la problématique économique et sociale que réside, comme on dit chez nous, «ras el koubba», le fil conducteur qui nous mène aux facteurs structurels explicatifs de la crise actuelle qui a atteint son paroxysme avec l’annonce du 5e mandat et les manifestations de masse qu’elle a entraînées
On ne peut, en effet, comprendre le moment paroxystique actuel de la crise du régime sans l’examiner en tant que résultante du processus de trois décennies de restructurations libérales et des bouleversements géopolitiques dans lesquels elles se sont inscrites, caractéristiques lourdes qui ont non seulement imprimé la forme institutionnelle et politique actuelle du régime, mais aussi et surtout modelé son contenu socio-économique et affermi sa base sociale.
Une voie conçue comme substitut à la voie de développement national de la décennie 1970, mais qui est aujourd’hui dans l’impasse et l’échec du triptyque : libre échange-privatisation-IDE qui en constitue la clé de voûte en est l’illustration probante. Les réformes libérales ont démantelé les bases d’une économie productive et renforcé les faiblesses structurelles d’un système monoexportateur.
Aujourd’hui, l’économie est dominée par l’informel qui occupe 4 millions de personnes, soit plus de 69% de l’emploi masculin total et/ou par des secteurs de très faible valeur ajoutée ou improductifs, rentiers et parasitaires, en fait une économie de jobs de faible qualification, de bas salaires, au travail non déclaré, aux heures supplémentaires non payées ou non majorées En un mot, une économie sans consistance productive qui tourne fondamentalement le dos aux attentes et aux aspirations des forces vives du pays, avec des solutions sans lendemain, engendre la fuite des compétences et fabrique des harraga.
Ce qui structure la réalité sociale, aujourd’hui, c’est la dynamique des inégalités croissantes qui séparent le haut et le bas des revenus, des inégalités de patrimoine, biens fonciers ou immobiliers, produits financiers, ressources en devises, des inégalités en termes de mobilité internationale et de statut citoyen y afférent, des inégalités de statut d’emploi, permanents, occasionnels, chômeurs. Alors que la moyenne nationale s’établit à 12%, le taux de chômage des jeunes de 16-24 ans est de près de 30%, celui des diplômés est estimé à 17,6%, et celui des femmes à 20% nettement plus élevé que celui les hommes, 8,1%.
L’emploi précaire non déclaré frappe de plein fouet les jeunes puisqu’il absorbe près de 90% de la catégorie d’âge des 15-24 ans, 92% de la main-d’œuvre âgée de 15 à 19 ans et 26,3% de la main-d’œuvre n’ayant pas dépassé le cycle secondaire. Comment un tel tissu économique si peu diversifié, inadapté aux ambitions de croissance, de création d’emplois et de réduction des importations peut-il constituer un «pilier» du développement du pays et surtout donner des perspectives d’avenir à une jeunesse instruite, éduquée, de plus en plus féminine et ouverte sur un monde en pleine évolution scientifique et technologique ? En 2015, la part de la main-d’œuvre ayant un niveau universitaire était de 18% et celle de niveau secondaire de près de 25%. Quant à la part de la main-d’œuvre de sexe féminin, elle a crû de 46% entre 1990 et 2012.
Ce capitalisme qui a grandi, à partir des années 1990, sur les décombres des acquis du développement national, est formé des grands gagnants de l’accaparement des rentes régaliennes, de la nomenklatura civile et militaire reconvertie dans les affaires d’importation, dans l’immobilier de rente et de luxe, des patrons du secteur privé, des petits entrepreneurs de l’économie souterraine grise ou noire et des élites mondialisées dites de transition-basculement qui ont travaillé à la légitimation des nouveaux rapports sociaux.
Naguère levier de développement productif et de bien-être social, les ressources pétro-gazières sont devenues un facteur de régression économique et d’inégalités sociales. Malgré toutes les politiques qui ont été déployées pour lui donner des ailes conquérantes et asseoir son hégémonie, ce capitalisme est resté au stade des balbutiements, confiné à la périphérie de la sphère des activités porteuses de dynamisme économique, technologique, social.
Alors que le secteur privé représente 80% du PIB hydrocarbures, sa contribution fiscale n’atteint pas 1% du PIB et sa réalité entrepreneuriale est faite presqu’entièrement de TPE, très petites entreprises, surtout dans le petit commerce et les services élémentaires. Encore en phase d’immaturité, il peine aujourd’hui à trouver une solution aux recompositions qui l’agitent et le principe qui permettrait de fédérer les différentes composantes de la bourgeoisie qui l’incarnent. Résultat, une guerre féroce pour le repartage du pouvoir économique et donc politique qui a pris des dimensions spectaculaires étalées au grand jour, à l’occasion des pré-présidentielles et où les différentes fractions rivales de la bourgeoisie en appellent à la sanction des urnes, à «l’arbitrage du peuple».
L’ ordre socio-politique s’est mis au service de la mise en selle et en scène de ce capitalisme de gens pressés de gagner, porté sur le court terme et les comportements de prédation.
Ce capitalisme est aussi le fruit, en effet, d’une gigantesque opération d’instauration et d’institutionnalisation de la domination des rapports sociaux par l’argent. Opération qui ne pouvait se dérouler sans mettre au service des forces de l’argent l’ensemble des moyens de coercition de l’Etat, sans le quadrillage et le verrouillage du champ politique, sans l’étouffement/répression des mouvements sociaux et sans le musèlement systématique de l’expression démocratique.
Les imposantes manifestations de ces derniers jours ont drainé un large éventail de milieux sociaux, jusque et y compris des grands patrons en vue sur la scène publique. Mais c’est ce qu’elles exprimaient qui leur donne leur caractère populaire : rejet radical du verrouillage du champ politique, refus de la répression des libertés politiques et sociales, en même temps que la dénonciation de la corruption généralisée, de la dilapidation et du pillage des richesses naturelles et humaines (jusqu’à mettre en danger la souveraineté nationale face aux appétits et menaces militaires aux frontières),
Ce qui revient dans les slogans à côté du «non» au 5e mandat dominant, c’est la dénonciation de la corruption, de la prédation et des personnalités impopulaires du régime qui ont battu des records internationaux de longévité à leur poste.
Fondamentalement, ce sont les couches de la jeunesse qui ont donné son élan, ses couleurs et ses notes de gaieté et de grande espérance à ces manifestations. Et il ne pouvait en être autrement. Car ce sont ces franges de la population qui sont victimes de la panne du développement et de la fermeture des perspectives engendrées par un ordre libéral parasitaire et prédateur.
Aujourd’hui, plus de 50% de la population a moins de 30 ans, la population étudiante dépasse le million sept cent mille, dont plus d’un million de filles étudiantes. Avec d’immenses aspirations à vivre dans une Algérie – comme ils l’ont scandé – libre et démocratique, résolument tournée vers le développement et le progrès.
Oui, nombreux sont ceux qui s’interrogent sur le comment faire pour que cet immense élan, cet immense espoir ne soient pas détournés par ceux qui visent un changement de façade pour passer une vitesse supérieure dans la libéralisation économique et l’insertion dans la mondialisation libérale et financière, porteuses d’exclusion sociale, d’aggravation des inégalités sociales et territoriales, d’approfondissement de la dépendance et donc de gros risques de dislocation du tissu social et d’effondrement de l’Etat national.
Pour ceux-là, candidats au re-partage du pouvoir entre fractions rivales de la bourgeoisie régnante, la démocratie, c’est surtout sécuriser les droits de la propriété privée, des contrats, de la libre concurrence, et l’Etat de droit qui garantit la propriété privée, en définitive une démocratie qui s’accommode de l’absence de droits économiques et sociaux comme du statut d’économie dépendante, de périphérie capitaliste subordonnée et dont le multipartisme relève de la nécessité fonctionnelle, car il importe de fournir un exutoire aux tensions et frustrations engendrées inévitablement par la libéralisation économique, en un mot, une libéralisation politique offerte comme exutoire pour les victimes des nouvelles règles du jeu.
Le défi, car c’est un défi, compte tenu de l’état de laminage de l’expression démocratique organisée des masses qui aspirent à une véritable démocratisation des rapports sociaux, c’est celui de rendre durable l’espoir suscité par ce formidable élan populaire et de jeunes et transformer cette mobilisation en force organisée pour accumuler des énergies militantes capables d’empêcher la poursuite de cette politique anti-populaire et anti-nationale, capables de construire une alternative de progrès social et de paix, crédible et durable.