Ailton Krenak, figure historique des luttes indigènes au Brésil, à propos de l’élection de Bolsonaro

«Le projet politique de créer une nation appelée Brésil est si petit qu’il est plus petit que l’Amazonie elle-même.»

21 Novembre 2018

Dernière branche survivante de l’ancien peuple des Botocudos, qui habitait le sud-est du Brésil bien avant l’arrivée des portugais, la population Krenak se bat depuis des générations pour la reconaissance de son territoire et la protection des fleuves et rivières qui le traversent. Depuis 2015, les communautés Krenak ont été privées de leur principale source d’eau lorsque la rupture du barrage minier de Bento Rodrigues a contaminé l’ensemble du Rio Doce, plus grand fleuve de la région, en y déversant des tonnes de boue toxique. Le barrage dépendait de l’entreprise Vale do Rio Doce, géant brésilien de l’extraction minière. L’épisode a été considéré comme la plus grande catastrophe industrielle et environnementale de l’histoire du pays. Les Krenak, qui se battent depuis plus de dix ans contre la présence de la Vale do Rio Doce dans la région, poursuivent actuellement leur lutte pour protéger les rivières encore en état de préservation et pour reprendre une partie de leur territoire ancestral. Ailton Krenak, figure historique de la lutte des peuples indiens du Brésil et du peuple Krenak, parle ici brièvement de l’histoire de son peuple et du gouvernement d’extrême-droite récemment élu. Ces propos ont été recueillis par le journal portugais “Expresso”.

Dans l’une des langues natives du Brésil qui subsiste encore, kren veut dire tête, et nak est la terre. Nous, peuple Krenak, sommes donc la tête de la terre. En écoutant parler les vieux de mon peuple et en les interrogant sur notre histoire, j’ai compris que nous étions la dernière branche subsistante d’un peuple qui, lorsque le roi Dom João VI est arrivé au Brésil habitait une région connue comme la Forêt du Rio Doce. Les voyageurs qui se réfèrent à elle parlent d’une forêt aussi impressionante que la Forêt Atlantique ou Amazonienne. C’était à l’époque une muraille naturelle sur la route de l’or et des diamants (la Vallée du Rio Doce est située au sud-est de la région montagneuse du Minas Gerais, région où les portugais ont installé les principales mines d’or et de diamant au début du XVIIIe siècle ndt.). Mais la Couronne avait besoin d’argent et les colons, qui n’étaient pas idiots, firent pression sur Dom João VI afin qu’il les autorise à pénétrer cette forêt. Nos ancêtres, appelés les Botocudos, résistèrent courageusement à cette invasion et notre village a été le dernier endroit de la région a être colonisé, très tardivement, aux alentours de 1910. À cette époque, la forêt était encore peuplée de chasseurs-cueilleurs. Afin d’en terminer avec les Botocudos, les colons qui faisaient avancer les frontières internes du Brésil ont commencé par détruire la forêt. Je vois là un parallèle très net, avec 200 ans de décalage, avec ce que le gouvernement brésilien est en train de faire actuellement, détérminé à dévaster pour de bon la dernière grande forêt du Bassin Amazonien.

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En d’autres époques, mon peuple a dû faire face à diverses formes de violence. Les Botocudos ont été décimés au long du XIXe siècle et ils avaient pratiquement disparus au début du XXe siècle. Nous, les Krenak, sommes la seule famille de ce peuple à avoir survécu. Et nous avons retrouvé des traces de cette guerre décrite dans une lettre signée par Dom João VI, intitulée “guerre d’extermination de la nation des Botocudos de la Vallée du Rio Doce”. En quelque sorte une déclaration de guerre contre notre peuple.

La population indigène de cette région était estimée, à la fin du XIXe siècle, à près de 5000 personnes. Seuls 140 avaient survécus au début du XXe siècle. C’est un peu comme si une bombe tombait en Europe et qu’il ne subistait que 100 000 personnes pour raconter son histoire. Nous avons été victime d’un génocide que nous n’avons pas les moyens de traduire en chiffres. Les Krenak représentent actuellement 120 familles. Si l’on considère 5 personnes par familles, nous sommes un peu plus de 500. Nous avons vécus dans une petite réserve, ségrégués par le gouvernement brésilien, dans un petit camp de concentration où l’État nous a laissé survivre. Durant la Dictature, les militaires ont crée un camp de réeducation, qui était en réalité un camp de torture destiné aux Krenaks. Nous avons déjà survécus à tant d’agressions, ce n’est pas le nouveau gouvernement élu (le gouvernement d’extrême-droite de Jair Bolsonaro) qui va nous faire peur. Nous résistons depuis plus de 500 ans. Mais je m’inquiète plus pour les blancs, je me demande s’ils parviendront eux à résister.

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Dans les années 1980, nous avons tracé des chemins afin que les nouvelles générations puissent exiger la reconaissance des droits des populations natives, les indigènes, et aussi afin de conscientiser la population sur l’importance de protéger nos fleuves, nos montagnes, nos paysages, nos forêts, ces ressources qui peuvent se pérpetuer au long du temps, cette richesse qui doit pouvoir être partagé par les futures générations. Nous concevons notre planète comme une maison commune, mais ce qui prévaut actuellement est l’idée que certains lieux de la planète représentent des positions stratégiques pour certains puissances ou alors sont vus comme de simples sources de matières-premières que les grandes puissances veulent pouvoir contrôler. Et de petites nations, tel le Brésil et la plupart des pays d’Amérique Latine, toutes des ex-colonies, n’ont pas eu le temps nécessaire pour consolider une pensée sur elles-mêmes. Je n’ai aucune illusion quant au futur de ces petites nations : ou bien nous allons expérimenter de profondes transformations globales dans la relations entre les peuples ou bien ces petites nations vont incarner toujours plus des territoires de dispute et des enclaves pour les puissances qui ont la force pour décider des règles du jeu, et elles n’ont même pas besoin de l’ONU pour cela car c’est finalement le marché qui décide de tout.

Je dis que le Brésil est une petite nation car il est petit dans son rêve. Il rêve petit. Un territoire qui ébauche une telle vision de souveraineté peut être grand géographiquement mais il continuera à être petit dans son expression envers le monde. L’Amazonie est la plus grande forêt tropicale qui a encore les conditions d’être un régulateur du climat mondial et le Brésil veut détruire l’Amazonie. Comment puis-je considérer le Brésil comme grand ? Le Brésil est plus petit que la Forêt Amazonienne. J’aurais aimé qu’il soit plus grand. Tout cela est le résultat de la colonisation du monde par l’Europe depuis le XVe et XVIe siècle. La colonisation a imprimé sur le monde une forme de domination qui est comme un virus, un virus qui a été capable de s’auto-reproduire dans les colonies elles-mêmes. Si le Brésil a été en quelque sorte inseminé par cette idéologie colonialiste, il sera capable de la reproduire inlassablement, tant que ce cycle colonial n’est pas rompu. Le projet politique de créer une nation appelée Brésil est si petit qu’il est plus petit que l’Amazonie elle-même.

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