Par Tony Andreani
27 Novembre 2019
Nous sommes entrés dans « l’ère du peuple », selon Jean-Luc Mélenchon. Mais de quel peuple s’agit-il ?
Ce n’est pas, bien sûr, l’ensemble des individus qui forment une nation, par ceci qu’ils ont en commun des règles qui les rendent libres et égaux en droit dans la cité, citoyens donc. Ce concept de peuple, inspiré du demos grec et du populus de la République romaine, relève d’une conception purement politique[1], qui s’oppose à une conception qui le fonde sur une même origine ethnique ou religieuse (l’ethnos des Grecs), telle qu’on la retrouve dans d’autres traditions politiques, et, plus spécifiquement, dans divers courants de l’extrême droite. Elle diffère aussi de l’ensemble des individus qui partagent une même culture ou civilisation, et qui ont de ce fait un mode de vie semblable (le genos des Grecs), ce qui renvoie à un autre sens, socio-historique, de la nation.
En première analyse le peuple en question ici est l’ensemble de ceux qui, à l’intérieur d’une même nation, sont défavorisés par rapport à une catégorie favorisée par la naissance, la fortune ou d’autres privilèges. Remarquons ici que le fait de défendre ces défavorisés est volontiers qualifiée de populisme, en opérant une confusion volontaire avec le fait de flatter ce peuple pour obtenir ses voix, ce qui devrait se nommer démagogie. Mais quelle est donc cette catégorie des défavorisés ? Il faut sans doute remonter à Robespierre pour trouver l’un des premiers essais de définition.
Pour ce dernier le premier droit, imprescriptible, de l’homme est le droit à la vie, donc à la subsistance. Il ne suffit pas de dire que la liberté de chacun s’arrête là où commence celle de l’autre, il faut encore que tous aient les moyens de vivre de leur travail et qu’ils n’en soient pas privés par les riches. Et il n’a pas de mots assez durs pour dénoncer le comportement de ces « culottes dorées » en l’opposant à celui des sans-culottes. Ils incarnent l’égoïsme contre l’intérêt général, l’orgueil et la passion des hommes puissants contre les droits et contre les besoins des faibles »[2]. Robespierre ne demande pas seulement que le droit de vote soit universel, qu’il s’applique aussi aux femmes, aux Juifs et aux hommes de couleur, il veut que l’égalité soit réelle. Il n’est point communiste pour autant, il accepte la propriété, pourvu que tous en soient suffisamment pourvus pour bien vivre, connaître le bonheur au lieu du malheur.
Que dirait-il s’il vivait à l’époque du capitalisme triomphant, du capitalisme sans rivages ? Quelle définition pourrions-nous donner du peuple ?
Le peuple contre l’oligarchie
L’oligarchie, c’est le pouvoir du petit nombre sur le grand nombre. Elle a pris sous l’Ancien Régime la forme d’une classe jouissant d’un statut particulier, de lois qui ne s’appliquent qu’à elles (les “privileges”), aujourd’hui elle repose sur la possession d’un capital, c’est-à-dire pas seulement une fortune, un patrimoine, mais, on le sait depuis Marx et quelques autres, sur la détention d’argent générateur de revenus, qui vont en s’accumulant. Alors pourquoi ne pas parler d’une classe dominante ?
On nous a dit pendant longtemps que les classes sociales avaient disparu. Il n’y avait plus que des «stratifications et des «élites» (Burnham, Mill, Aron), au pire une «classe dirigeante». On nous a expliqué que, avec le rôle croissant des «managers » et des techniciens (John K. Galbraith), le pouvoir économique s’était diffusé dans l’entreprise, et que, dans la société, avec l’impôt progressif, l’Etat providence, l’éducation généralisée, la mobilité sociale et l’augmentation générale du mode de vie, la différenciation sociale s’était estompée, et enfin que, avec la tertiarisation de l’économie, la montée des « classes moyennes » avait brisé la vieille opposition entre le prolétariat et la bourgeoisie. On nous a même assuré, en invoquant Tocqueville, que la démocratie, par elle-même, avait tendance à dissoudre les classes. Tout cela ne résistait pas à un examen rigoureux et attentif, mais pouvait s’appuyer sur quelques observations.
Mais cela se passait au siècle dernier, plus précisément pendant les années 50 à 70. Depuis ces vues n’ont plus cours. Avec le développement du capitalisme actionnarial et de la finance et la fin du capitalisme « managérial », avec l’essor d’une classe des ultra-riches et la paupérisation relative, voire absolue, des catégories populaires, avec l’aplatissement de l’impôt progressif et l’affaiblissement de l’Etat providence, avec une éducation de plus en plus ségrégée et une mobilité sociale plutôt descendante, même les économistes les plus orthodoxes s’inquiètent de l’explosion des inégalités et ceux qu’on appelle chez nous les économistes « atterrés » commencent à se faire entendre, pendant que des sociologues dressent des constats accablants. Il est devenu difficile de faire de la société une simple addition de minorités. Le terme de classe sociale refait son apparition jusque dans les éditoriaux du journal Le Monde. Et la déclaration de l’oracle états-unien des investisseurs, Warren Buffet, est devenue célèbre : « Il y a une guerre des classes, c’est un fait, mais c’est ma classe, celle des riches, qui mène cette guerre et nous sommes en train de la gagner » – tout en ajoutant qu’elle ne le devrait pas.
Cependant définir l’oligarchie comme la classe dominante a présenté un certain nombre de difficultés pour les marxistes eux-mêmes, car elle débordait manifestement toute définition simple en termes de « propriété des moyens de production ».
C’est le concept lui-même d’exploitation, comme extorsion d’une survaleur ou plus-value, qui n’était plus suffisant. Certes on ne pouvait s’en passer, car toutes les autres théories de l’exploitation (par exemple celle du marxisme analytique, qui, récusant la théorie marxienne de la valeur travail, la faisait reposer sur la possession d’actifs divers) apportaient plutôt de la confusion. Quoi de plus simple finalement que de comparer, par exemple, les revenus annuels des PDG des grandes entreprises à ceux d’un ouvrier (aujourd’hui 300 ou 400 fois) ? Mais il fallait faire intervenir une autre dimension, celle de la domination. Elle avait été à peine esquissée par Marx, dont on sait qu’il n’a pas eu le temps de rédiger le chapitre sur les classes sociales de son grand ouvrage. Il avait seulement indiqué que la propriété du capital s’accompagnait de fonctions sociales particulières (fonctions « d’autorité », de «direction », de « surveillance »). Il existe donc un « travail de domination », qui consiste à exercer divers moyens de pression sur le travail productif et qui, comme tel, ne crée par lui-même aucune valeur et ne mérite donc pas salaire, par opposition au simple travail de direction (de « chef d’orchestre », dit Marx), que l’on retrouverait dans tout système de production. Ce qui conduit à complexifier la théorie de l’exploitation[3]. On en verra plus loin quelques conséquences pour la définition de la petite bourgeoisie du capitalisme.
Mais, pour aller vite, on se référera aux analyses de Bourdieu, à ce qu’il appelle, improprement à mon avis, la possession par la classe dominante de formes de « capital » autres que monétaires, et qui peuvent être rattachées à des fonctions de domination[4]. Pour lui en effet la possession d’argent donne aussi un pouvoir social (un « capital social »), à savoir des réseaux de relations très denses et très exclusifs, constitutifs d’un « entre-soi », avec ses « usages », comme dirait Robespierre, un pouvoir culturel (un «capital culturel», obtenu dans les grands écoles, mais pas seulement), et un pouvoir « symbolique », ou pouvoir de dire, de nommer et de faire des récits, de générer une « mode », comme dit à nouveau Robespierre, lequel l’oppose au discours rationnel. Et, en fin de compte, ces pouvoirs donnent à leurs détenteurs un profit psychologique particulier, qui se traduit par un immoralisme (Robespierre lui oppose la moralité ou la vertu du peuple), un cynisme, une morgue et un mépris de classe. Il faut bien le dire, les études sociologiques actuelles de la grande bourgeoisie illustrent particulièrement bien ces traits déjà relevés par l’Incorruptible[5]. Et l’on comprend qu’elle éprouve une détestation particulière pour ce dernier, qu’elle n’a cessé de défigurer[6].
On commence à voir se dessiner l’oligarchie d’aujourd’hui, impossible à reconnaître dans les catégories socio-professionnelles de l’INSEE, qui ne sont qu’en termes de professions. Certes la bourgeoisie peut se retrouver parmi les chefs d’entreprise de plus de 10 salariés, en deça desquels on reste dans l’artisanat. Mais la plupart des petits patrons ne sont pas des capitalistes à proprement parler, parce que justement ils ne possèdent que de l’argent, et pas du tout ou très peu les autres formes de pouvoir, et parce que les vrais capitalistes sont en réalité des capitalistes collectifs, dans ces sociétés par actions que Marx connaissait et analysait déjà, en même temps que le rôle de la Bourse. Pas n’importe quels actionnaires, pas les petits porteurs, mais les gros actionnaires ou les gérants de fonds d’investissement (fonds de pension, fonds souverains, compagnies d’assurance, fonds spéculatifs). Ce sont eux qui tiennent les manettes, avec leurs fondés de pouvoir, le haut management, celui qui prend, dans le secret de ses bureaux, toutes les décisions stratégiques, et qu’ils tiennent désormais sous tutelle, en les récompensant par des avantages divers (salaires exorbitants, stock – options, retraites chapeau, parachutes dorés), en les remplaçant parfois. Et, évidemment, leur pouvoir a pris des dimensions planétaires avec l’essor des transnationales, de la filialisation, des marchés financiers, pendant que les petits ou moyens patrons, devenus des sous-traitants, subissent leur loi. On n’en dira pas plus ici, car tout cela est bien connu, et en particulier des salariés des grandes entreprises, qui savent ce que leur coûtent les restructurations, les fusions/acquisitions, les délocalisations, et qui reconnaissent cette nouvelle oligarchie capitaliste au fait qu’ils ne la rencontrent jamais.
Mais l’oligarchie, la nouvelle classe dominante, ne s’arrête pas aux actionnaires et hauts dirigeants du capital productif, du capital commercial et du capital bancaire. Il y a aussi tous ceux, souvent classés dans les professions libérales, qui jouent un rôle clé dans la « reproduction » du capital : avocats des grands cabinets d’affaires, fiscalistes, dirigeants de sociétés de conseil, banquiers d’investissement (intermédiaires des opérations de fusion-acquisition), lobbyistes et autres, qui font payer chèrement leurs bons et loyaux services. Il y a aussi tous les patrons des grandes agences de publicité, désormais indispensables au système, et tous ceux des grands médias, qui font la propagande du capitalisme en général et des grandes entreprises en particulier, et ce d’autant plus que ces médias sont aujourd’hui détenus par les plus grands capitalistes. Nous sommes ici dans le champ d’exercice toujours du capital argent, mais spécialisé dans la reproduction juridico-politique et idéologique.
L’oligarchie s’arrête-t-elle donc là ? Elle est logée aussi au sein de l’appareil d’Etat. Marx, c’est vrai, ne l’a pas théorisé, parce qu’il ne s’est attaché qu’au cœur du système capitaliste et que sa théorie de l’Etat est restée en plan, à une époque où du reste l’Etat n’avait pas pris la dimension qu’il a aujourd’hui. Il y a d’abord l’Etat patron. Pendant longtemps il a régi les entreprises publiques dans l’esprit du capitalisme managérial, où, comme l’on sait, les syndicats disposaient d’un contre-pouvoir important. A présent ce qu’il reste de ces entreprises a été ouvert au capital privé, le plus souvent très majoritairement, et sa gestion a été calquée sur celle des entreprises privées, avec la même logique financière (ce à quoi veille la Commission européenne). Un peu moins payés, mais tout aussi puissants, les dirigeants de ces entreprises, ont rejoint clairement les rangs de la grande bourgeoisie, les salariés de France Telecom ou de Engie par exemple le savent bien. Il y a ensuite tous les dirigeants des organismes de régulation des marchés capitalistes, généralement inconnus des salariés, et l’on sait combien ces derniers se sont multipliés. Il y a également quelques très hauts fonctionnaires, qui ne sont pas au service de la nation et de l’intérêt général, mais sont fort bienveillants envers les grands groupes privés, au nom de leur importance économique, et encore plus quand ils transitent entre leurs postes dans l’Etat et d’autres, bien plus rémunérateurs et prestigieux, au sein des grandes entreprises (on pense ici en particulier aux hauts fonctionnaires du Trésor en France). Bref, dans tous ces cas, il s’agit de ce que Bourdieu appelle « la noblesse d’Etat », dont il reste à bien définir les contours. Car on n’oubliera pas non plus quelques membres éminents des grands organismes éducatifs et culturels, pourtant censés relativement ou complètement indépendants du contrôle politique de l’Etat, tant leur rôle dans la reproduction idéologique du capitalisme est important. On pensera ici notamment à la corporation des économistes les plus titrés, qui ne répugnent pas à améliorer leur traitement de hauts fonctionnaires en devenant conseillers des grandes banques.
Cette discrète nomenklatura libérale, forte de son «capital » social, culturel et symbolique, est peu visible, sinon des syndicats. Aussi les autres classes sociales, quand elles entrent en résistance ou en rébellion, s’en prennent plutôt à l’appareil politique d’Etat, et en particulier aux parlementaires, les accusant de trahir leurs mandats et leurs promesses. On les dit trop payés, alors que leurs émoluments sont bien inférieurs à ceux des capitalistes et leurs pouvoirs bien plus faibles aujourd’hui qu’elles ne le croient, notamment par manque d’information et d’expertise. Mais en un sens ils ont raison : par le rôle qu’ils jouent dans la reproduction dans son ensemble du système, ils sont bien (mais heureusement pas toujours) la clef de voûte du capitalisme, particulièrement et paradoxalement (à l’ère de l’Etat « modeste ») du capitalisme néolibéral.
On a critiqué les Gilets jaunes, dont nous allons parler, pour ne pas s’être affrontés au grand patronat lui-même, pour avoir manifesté sur des lieux et des places publiques, au lieu d’avoir investi les sièges des organisations patronales. Mais ils ne sont pas trompés. Ce sont les sommets de l’Etat, et, dans notre pays, le pouvoir exécutif lui-même, vu le rôle exorbitant que la Constitution lui donne, qui sont bien l’endroit où il fallait ébranler l’oligarchie régnante. Donc nous avons vu en quoi l’oligarchie de notre époque n’est rien d’autre que la classe dominante de notre époque. Mais que sont devenues les autres classes ?
Le peuple et le prolétariat
Ces « faibles », ces « humbles » de Robespierre, qui sont-ils aujourd’hui ? Tout de suite il faut dissiper une confusion : ils ne se limitent pas à la « classe ouvrière » de la tradition marxienne. Font aussi partie du prolétariat la grande masse des employés, mais également les petits fonctionnaires, notamment dans les services d’éducation, de santé ou d’aide sociale. Tous ont en commun d’être à la fois exploités et dominés. Ce prolétariat est la catégorie la plus touchée par le chômage, par les atteintes à la santé, y compris dans les bureaux ou lieux assimilés (troubles musculo-squelettiques), par les accidents du travail, par la réduction de l’espérance de vie.
Le pourcentage d’ouvriers dans la population active a certes diminué (ils sont passés, selon l’INSEE, de 30,9% en 1989 à 20,4% en 2018), mais les employés ont vu leur nombre augmenter (de 26,7% en 1989 à 27,2% en 2018). Et les conditions de travail de tous se sont en fait dégradées.
On a dit que le taylorisme était mort dans les usines, remplacé, après la grande révolte des OS des années1970, par un système de management soucieux d’enrichir le travail et d’impliquer davantage ses exécutants. Ce qui est vrai est que la nouvelle gestion des « ressources humaines » a promu l’individualisation : il s’agissait de rendre les ouvriers « responsables », en évaluant constamment leurs performances et en leur distribuant des primes, et même « heureux » dans le travail, en les rendant plus mobiles et plus participatifs[7]. Du reste ils ont cessé d’être des exécutants pour être appelés des «collaborateurs ». Le principal résultat a été d’abord de les mettre en permanence sous tension, d’autant plus qu’on est passé au lean management (qualité totale, flux tendus supprimant aussi les petites pauses, standardisation des tâches), et ensuite de casser les collectifs (en cultivant les «leaders» et les «personnes de qualité »). Mais ce qui a contribué aussi à diviser le monde ouvrier est le développement de l’intérim et l’externalisation d’un certain nombre de tâches, avec le développement de la sous-traitance. A quoi il faut ajouter l’ubérisation récente d’un certain nombre de métiers : de soi-disant travailleurs indépendants (donc exclus du droit du travail et de la protection sociale), soumis aux conditions dictées par les plateformes numériques, ont renoué avec le travail à la tâche du 19° siècle.
Ceci explique pourquoi les nouvelles luttes sociales de grande ampleur ne sont pas parties des établissements industriels, au reste moins nombreux avec la désindustrialisation du pays, ni de syndicats ayant perdu beaucoup de leurs adhérents ou de collectifs spontanés, arcboutés sur la résistance aux licenciements et aux fermetures d’usines, et habitués à manier les armes traditionnelles de la grève et de l’occupation. Il faut ajouter que beaucoup d’ouvriers se sont retrouvés isolés dans le « tertiaire », dans des bureaux dont ils effectuaient la maintenance. On retrouvera néanmoins beaucoup d’ouvriers sur les ronds points et lors des grandes manifestations des Gilets jaunes, mais ce sera les samedis et dimanches.
Les employés, qui autrefois étaient un peu mieux payés que les ouvriers, ont été encore plus mal lotis. Et ce sont le plus souvent des femmes (en 2018 il y avait 21,6 % d’employées qualifiées dans la population active contre 8,3% d’ouvrières qualifiées, et 21,1% d’employées non qualifiées contre 4,8% d’ouvrières non qualifiées). Dans les bureaux et les commerces la taylorisation, qui autrefois était plutôt rare (on se rappelle les pools de dactylographes) est devenue la règle (qu’on pense aux centres d’appel), mais beaucoup d’employés se sont retrouvés isolés (c’est le cas du personnel de ménage dans les hôtels ou dans les grands espaces de bureau, qui travaillent en dehors des horaires de travail et ne rencontrent jamais personne, à nouveau surtout des femmes).
C’est ce prolétariat des services qui, pour la première fois pour nombre de ses membres, est sorti dans la rue et venu grossir les rangs des Gilets jaunes, où il a retrouvé de la visibilité, de la dignité et de la socialité. Tous les observateurs ont noté la présence inattendue et massive des femmes parmi eux.
Le peuple et les dites « classes moyennes »
La mobilisation d’une partie des membres de ces classes moyennes » contre une situation et des mesures gouvernementales qui les menaçaient de déclassement à été la tarte à la crème des commentateurs politiques. Mais au prix de beaucoup de confusions. Car elles recouvrent des réalités bien différentes. Essayons de schématiser.
Il y a d’abord des catégories sociales qui ne s’inscrivent pas dans les rapports sociaux capitalistes : petits paysans, artisans, petits commerçants. Les premiers se sont trouvés souvent gravement paupérisés à la suite des changements dans la politique agricole[8]. La situation des autres est devenue de plus en plus précaire avec le développement des entreprises spécialisées, des grandes surfaces, souvent excentrées des centre villes, et de l’e. commerce, au point que soit ils faisaient faillite soit ils peinaient à gagner un SMIC. Se disant accablés par les impôts et par les loyers, peinant à rembourser leurs crédits, on les a vus pour la première fois sur les ronds-points des Gilets jaunes ou dans les rangs de leurs manifestations, ce qui était tout différent des mobilisations corporatistes d’autrefois, bien qu’on les ait vite traités de «poujadistes ». Et puis il y a eu la nouvelle catégorie des « auto-entrepreneurs »: 1,36 millions dans notre pays, dont 39,3% de femmes. Catégorie bien hétérogène, puisqu’une partie d’entre eux font de leur activité une activité secondaire par rapport à leur travail salarié, pendant que pour d’autres ce statut est leur seul moyen d’existence, mais, dans les deux cas, c’est un indicateur de pauvreté. Ils sont en quelque sorte la voiture balai du système, et l’on ne s’étonnera pas d’y retrouver les travailleurs ubérisés des transports, et, pour les femmes, les activités de soins corporels. Parler ici d’une petite bourgeoisie serait un abus de langage : ces supplétifs sont, à quelques exceptions près, des quasi-prolétaires. Eux aussi, surmenés mais plus libres de leur emploi du temps de par leur statut, ont souvent rejoint les rangs des Gilets jaunes, où ils pouvaient sortir de leur isolement.
Toute différente est la petite bourgeoisie du capitalisme. Pour lui donner une unité il faut une définition théorique : ses membres sont dominés, mais se voient rétrocéder une part de la survaleur[9] produite par le prolétariat (qu’on pourrait essayer de mesurer par leur niveau de revenus relativement au travail fourni par ce dernier, tout en tenant compte bien sûr de leur qualification). En réalité cette catégorie est très divisée. On ne peut l’apercevoir que très grossièrement à travers ces deux catégories socio-professionnelles de l’INSEE que sont les professions intermédiaires » (28,3% de la population active » en 2018) et les « Cadres et professions intellectuelles supérieures (15,7%). Le salaire net annuel de ces derniers est à peu près 2 fois plus élevé (en 2015, dernière statistique disponible) que celui des premières.
Mais il faut aller dans le détail. Une mince couche des cadres, liée à ce qu’on peut appeler le «gouvernement privé » des grandes entreprises, dont les membres, issus des grandes écoles et des cabinets ministériels, prennent toutes les décisions stratégiques, appartient à la grande bourgeoisie, à cette élite mondialisée qui domine l’économie capitaliste d’aujourd’hui. Outre leur rôle organisationnel et dans la préparation des décisions, leurs places éminentes dans l’organigramme, ils apportent à l’entreprise un véritable ciment symbolique, organisant conférences et stages pour motiver le personnel et lui faire appliquer les méthodes du management « participatif » et le faire se conformer à la « culture d’entreprise ».
Les cadres de niveau inférieur, de par leur niveau de salaires et leurs fonctions dans l’exécution des directives, constituent ce qu’on pourrait appeler une «grande petite bourgeoisie », qu’on peut diviser en deux couches : celle de l’encadrement et celle des ingénieurs de la recherche et du développement, l’une plus vouée au travail de direction et de domination, l’autre à la mise en œuvre des choix technologiques.
Toute différente est ce qu’on peut appeler une «petite petite bourgeoisie », elle aussi vouée soit à des tâches d’encadrement des ouvriers ou des Employés soit à des fonctions techniques (les «techniciens » de l’INSEE).
Cette analyse sommaire, qui peut s’appliquer à toutes les structures d’entreprises, mais qui correspond le mieux à la grande entreprise multinationale, avec sa structure divisionnelle » ou « matricielle », suffit à montrer que les dites « classes moyennes », que l’on peut définir, en termes de classes sociales, comme des classes dominées, mais pouvant jouer un rôle dans la domination, et comme non exploiteuses, mais comme « bénéficiaires », vu leur niveau de salaires, sont fortement clivées[10]. Et l’on retrouverait un clivage comparable dans la fonction publique, mais de façon à la fois plus tranchée (les structures sont plus hiérarchiques) et moins accentuée (la hiérarchie des salaires y est beaucoup plus faible et est réglée par des statuts), encore que les différences entre privé et public s’estompent au fur et à mesure des tentatives pour copier les méthodes du public sur celles du privé (développement de la culture « par objectifs », contrôle de gestion et contrôle qualité, gestion des « ressources humaines », évaluation permanente) . Mais il ne faut pas oublier la multiplication des contractuels.
Que nous apprend la sociologie des gilets jaunes ? Tout d’abord, s’agissant de la petite bourgeoisie traditionnelle, d’après certaines enquêtes, les petits agriculteurs sont légèrement surreprésentés (par rapport à leur poids dans la population active), ce qui est inédit, mais aussi les artisans et petits commerçants, du moins pour ces derniers au début du mouvement, avant qu’ils n’aient subi les conséquences, en termes de chiffres d’affaires, des manifestations. En ce qui concerne la petite bourgeoisie du capitalisme, c’est la petite petite bourgeoisie qui s’est le plus mobilisée, y compris dans le secteur public, et non la grande petite bourgeoisie (notamment les cadres et professions intellectuelles supérieures), ce qui explique que, dans son ensemble, cette dernière soit nettement sous-représentée, par rapport à son poids dans la population active. Il est difficile d’avoir une analyse plus fine, car les études se réfèrent aux catégories socio-professionnelles de l’INSEE, dont on a dit combien elles étaient peu pertinentes[11].
Quel fut le « peuple » des Gilets jaunes ?
Au total il fut composé de membres de ce qu’on appelle, par un drôle d’euphémisme, les « ménages modestes » (pour ne pas dire « les ménages pauvres ») : des ouvriers (représentés à proportion de leur poids dans la population active), des employés (presque le double de leur poids), dont majoritairement des femmes, des artisans et petits commerçants (fortement représentés, du moins au début), et enfin des petits petits bourgeois salariés, bref les membres des « classes populaires », dit autrement le petit peuple. Mais il ne faut pas oublier les chômeurs, les travailleurs à temps partiel, les titulaires du RSA et, chose inédite, les petits retraités.
Ce que l’on veut donc montrer ici, c’est que le peuple qui s’est mis en mouvement n’est pas celui de toutes les catégories sociales s’opposant à l’oligarchie, aux élites ». La grande petite bourgeoisie, celle des cabinets d’avocats, des médecins des cliniques privées, des ingénieurs et des universitaires de haut niveau, des fonctionnaires d’autorité etc., ne s’est pas sortie concernée et, si elle a pu témoigner quelque sympathie, elle s’est vite dissociée du mouvement dès qu’il a demandé un peu plus qu’une amélioration de son pouvoir d’achat. Quoique étant le plus nombreux, le « peuple » s’est retrouvé tout seul face à la police.
Il y a un autre point notable : se sont mobilisés moins les non-diplômés, que les titulaires de diplômes de bas niveau (CAP, BEP, simple Bac), qui sont surreprésentés, car eux aussi, quoique plus insérés, ont été précarisés, et davantage ces derniers que les plus diplômés, par exemple les professeurs des écoles.
Bien entendu, ce ne sont que de petites minorités qui sont entrées dans l’action (bien moins, comparativement, que dans les récentes manifestations de masse en Algérie, au Chili ou en Irak, où les situations sociales étaient beaucoup plus graves), mais le mouvement des Gilets jaunes s’est poursuivi pendant une durée exceptionnelle, ce qui a étonné le monde entier. Et le soutien dans la population a été, au départ, d’une ampleur jamais vue (au-delà de 70%, 10% d’hostiles). Aujourd’hui encore, selon un sondage récent[12], 29% des sondés trouvent le mouvement tout à fait justifié, 40% plutôt justifié, et seulement 19% injustifié.
On peut parler ici d’un peuple « en constitution », comme dit Jean-Luc Mélenchon, dans la mesure où des membres de ces classes sociales « populaires » se sont retrouvés et mobilisés ensemble, sur les ronds-points et dans les manifestations, hors des syndicats et des partis politiques, sur deux objectifs centraux, comme tous les politologues l’ont noté : l’amélioration de leur pouvoir d’achat mais sur fond d’un vif sentiment d’injustice sociale face aux « riches », et la volonté non seulement d’être entendus » par un pouvoir politique qui les ignorait et les méprisait, mais aussi de reprendre leur destin en mains à travers des formes de démocratie directe (d’où la revendication centrale, qui a rapidement émergé, du référendum d’initiative citoyenne). Mais ce n’était pas la « multitude urbaine » dont parle Jean-Luc Mélenchon. C’était bien la révolte des gueux, qui n’était pas sans rappeler confusément, comme le notait Gérard Noiriel, le combat des sans-culottes en 1792-1794, des citoyens-combattants de février 1848, des communards de 1870-1871, des anarcho-capitalistes de la Belle époque[13]).
On connaît la suite. La mobilisation a décliné au long d’une année entière sous l’effet de la lassitude et d’une répression d’une violence inégalée depuis la Seconde Guerre mondiale (plus de 10.000 gardes à vue, plus de 3.100 condamnations, dont 1.000 à des peines de prison ferme, 2.500 blessés, dont 300 à la tête, 24 éborgnés, 5 mains arrachées, selon les chiffres officiels). Le soutien populaire s’est érodé face à des violences et surtout des destructions, habilement exploitées, voire suscitées, par le gouvernement, et à des pertes économiques subies surtout par les commerçants. Mais le feu couve toujours, et le mois de décembre 2019 s’annonce chaud pour le pouvoir. La question est maintenant de savoir ce qui a pu mettre tout ce « petit peuple » en ébullition.
Ce n’est pas que les classes sociales, dont on redécouvre aujourd’hui l’existence, n’aient jamais disparu ou se soient estompées, ce sont seulement les frontières qui ont bougé. Mais, de l’appartenance de classe aux représentations et aux comportements (ce qu’on appelait « la classe pour soi »), il y a toujours eu des écarts, des fossés, voire des inversions, pour des raisons complexes. Qu’est-ce qui a donc à la fois modifié les frontières et transformé les habitus et les modes d’action ? Qu’est-ce qui a créé de la visibilité, l’instar de ce gilet bien voyant dont on a remarqué combien il était un marqueur symbolique ?
Les causes et les vecteurs de l’insurrection populaire
Les causes lointaines sont assez faciles à identifier, et les analyses pertinentes ne manquent pas à ce sujet. On va d’abord les passer rapidement en revue.
Le capitalisme néo-libéral a prodigieusement développé les inégalités de toutes sortes. Le pouvoir économique s’est concentré dans des oligopoles de taille jamais vue, dans l’industrie, dans les services, et particulièrement dans le secteur de la communication et de l’information, avec les géants états-uniens de l’internet et de « l’intelligence artificielle », devenus des quasi monopoles par l’élimination ou l’absorption de leurs concurrents. Ce sont eux qui ont permis ces fortunes colossales, qui sonnent comme une injure aux yeux des petits salariés. Ensuite ces nantis ont colonisé les Etats, faisant naître ce qu’on a appelé un « capitalisme de connivence », si bien que la démocratie a paru confisquée, même aux moins avertis (qu’on pense, dans notre pays, au Président qualifié de « président des riches »). En troisième lieu la privatisation généralisée des services publics a réduit l’accès aux biens sociaux (raréfiés dans les zones sub-urbaines et dans les campagnes) et renchéri leur coût (les rebellions sont parties en France de l’augmentation d’une taxe sur l’essence, comme ailleurs de l’augmentation du prix du ticket de métro ou d’une taxe sur les communications par WhatsApp). Mais l’accroissement des inégalités aurait pu générer une dissociation complète des groupes sociaux et des individus, dans un monde où étaient célébrés et inscrits dans les politiques managériales la compétition de tous contre tous, la « responsabilité » et la « réussite » individuelle, et l’enrichissement comme but de l’existence. C’est là qu’est l’énigme : comment et pourquoi le « petit peuple » a-t-il fait à son tour, face à la sécession des riches et des puissants par rapport au reste du corps social[14], sécession par rapport à l’ordre dominant ?
Jean-Luc Mélenchon y voit des explications dans l’urbanisation généralisée et « l’âge des réseaux ». En réalité l’urbanisation est ancienne, le phénomène contemporain étant plutôt la métropolisationne, et elle engendre plutôt de la « foule solitaire ». Il faut remarquer ici que c’est plutôt la France périphérique » qui s’est mobilisée, justement parce qu’il était en un sens plus facile d’y renouer des liens sociaux. Quant aux réseaux on ne peut mettre sur le même plan d’une part le maillage du territoire par des infrastructures (routes, liaisons ferroviaires et aériennes) et par des services publics (bureaux de poste, hôpitaux, centres administratifs etc.…) et d’autre part les nouveaux moyens de communication. Dans le premier cas, c’est la détérioration du maillage qui a suscité les difficultés et la colère des usagers, devenus des clients. On le sait, il fallait faire de plus en plus de route pour y accéder, sauf dans les grandes villes, ce qui représentait de la fatigue et des coûts supplémentaires. Dans le second c’est au contraire la facilité d’accès qui a permis aux individus de renouer des liens: tout le monde ou presque pouvait s’informer et communiquer par internet et via les réseaux sociaux, surtout depuis la généralisation du téléphone mobile.
L’ère de l’internet et de l’économie numérisée a modifié les rapports entre individus et groupes sociaux d’une manière que les libertariens de la Silicon Valley, n’avaient pas prévue. Pour eux c’était certes le moyen de réduire les coûts dans l’entreprise et dans les administrations en supprimant des intermédiaires ou des agents humains, mais aussi celui de faire marcher le commerce en transformant tous les individus en consommateurs « souverains », autrement dit ce devait être le triomphe de l’économie de marché, où chacun ferait son marché, guidé au plus près de ses goûts par la publicité ciblée. Mais le fait est que la numérisation a recréé une socialité qui avait été tellement mise à mal, dans tous les espaces sociaux, que les individus n’avaient alors trouvé d’autre ressource que de se replier sur la famille, au reste de plus éclatée, et sur diverses formes de communauté, de plus en plus situées hors de leur espace de travail[15]. Internet et le téléphone portable ont recréé à toute vitesse des possibilités d’information or les grands médias contrôlés par la bourgeoisie, et de puissants liens sociaux horizontaux (bien au-delà de celui des « amis » de connivence de Facebook), ces liens qui vont permettre dans notre pays à des groupes sociaux très divers de se connaitre et de se retrouver sur les ronds-points, et même d’y nouer de véritables amitiés. Une étude a montré que, en l’espace d’une semaine, grâce à Facebook et YouTube, ces interactions ont abouti à une manifestation évaluée entre 300.000 et un million de personnes (« l’acte 1 » des Gilets jaunes le 17 novembre 2018) et que, un mois plus tard, il y avait plus de 1.500 groupes Facebook locaux de plus de 100 personnes qui jusque-là ne se connaissaient pas[16]. C’est aussi ce qui s’est passé dans tous les pays qui ont connu une « révolution citoyenne », pour reprendre les termes de Mélenchon, lequel d’ailleurs n’aurait pu faire le score qu’il a obtenu à la dernière élection présidentielle sans les réseaux sociaux.
Cette resocialisation a eu un autre effet remarquable ; la conquête d’un savoir. Dans ces classes populaires on n’avait ni le temps ni les moyens de comprendre, sinon intuitivement, les sources et la signification des mécanismes et des mesures qui avaient abouti à leur déclassement ou à leur relégation, ce qui a fait qu’on a voté – quand on a voté – au feeling. Le maigre loisir qui leur restait était consacré à profiter un peu de la vie. Or les discussions sur les réseaux sociaux et dans les groupes d’action ont permis une sorte d’apprentissage mutuel très rapide, qui leur faisait voir aussi que les médias leur bourraient le crane encore plus qu’ils ne le pensaient, d’où leur hostilité de plus en grande envers les journalistes. Ces derniers avaient commencé par mettre les actions des Gilets jaunes au centre de l’actualité, surtout les chaines d’information en continu qui se faisaient concurrence pour faire de l’audience, mais, très rapidement, ils ont distordu cette actualité, de manière qui a paru insupportable, et les acteurs sur le terrain sont allés s’informer ailleurs. Du coup on les a vus s’emparer des sujets les plus divers pour faire leurs propres propositions. Il suffit de regarder le contenu du Vrai débat, lancé par les Gilets jaunes en riposte au Grand débat organisé par le gouvernement, pour être sidéré par la richesse et le niveau de précision de ces propositions. L’effet de ce bond en avant dans le savoir et dans la capacité d’analyse a abouti à une repolitisation accélérée, s’en prenant aussi à la culture de masse[17] . On peut même dire que ce petit peuple, un peu aidé par les plus instruits de ses membres, s’est voulu «constituant », pour reprendre le terme de Mélenchon, puisqu’il a remis en cause tout le fonctionnement d’une démocratie représentative confisquée par les dominants, et le pouvoir exorbitant d’un exécutif qui faisait tout pour les dénigrer, les diviser, et les décourager par une répression féroce.
La difficile recherche d’un débouché politique
Comment mettre à bas un ordre politique qui reposait sur l’exclusion de fait des classes populaires (l’abstention aux élections ne le gênait aucunement, bien au contraire) et sur leur maintien dans l’ignorance et la passivité, surtout quand on leur disait qu’il n’y avait pas d’alternative, que la construction européenne était leur salut, et qu’il fallait à tout prix « moderniser » les structures (les fameuses « réformes structurelles ») pour survivre dans une économie nécessairement mondialisée ?
Les intellectuels organiques de la bourgeoisie financière au pouvoir ont voulu faire croire que les Gilets jaunes étaient gangrenés par l’extrême droite nationaliste, sous prétexte que certains avaient de la sympathie pour l’extrême droite. L’effet fut contre productif, car on ne retrouvait dans leurs revendications aucun des thèmes favoris de cette extrême droite, ni l’hostilité envers les immigrés, ni le racisme culturel, ni la défense de la famille traditionnelle. Ils ont argué que, lors des élections européennes, ils ont plus voté pour le Rassemblement national que pour les autres formations politiques, même celles qui leur étaient le plus favorables. En réalité, ils se sont majoritairement abstenus, parce que ces élections n’avaient pour eux aucun sens. Et ceux qui ont voté pour le Rassemblement national l’ont fait parce qu’ils pensaient (à tort) qu’il était le seul à vouloir revenir au cadre national, le seul qui mettrait des bornes à une mondialisation qui leur avait coûté aussi cher et qui leur permettrait de retrouver un peu de leur souveraineté[18].
Si le débouché est si difficile à trouver c’est que l’ordre néo-libéral, même s’il est entré en crise profonde, est un mur aussi résistant que l’a été le mur de Berlin. La social-démocratie s’est effondrée avec la fin du capitalisme « social » et l’éclatement de son support électoral, la petite bourgeoisie du capitalisme (elle avait délibérément rompu ses attaches avec le monde ouvrier et employé), car la grande petite bourgeoisie a lié son sort à celui de l’oligarchie (on le voit bien avec le macronisme), pendant que la petite petite bourgeoisie (et non les «classes moyennes » des politologues) voyait son sort se dégrader. Les syndicats ont depuis longtemps perdu le contre-pouvoir qui était le leur à l’époque du compromis keynésien, n’ayant plus de grain à moudre en période de croissance faible et condamnés soit à des résistances désespérées soit à une collaboration de classe en position de faiblesse. Une gauche « radicale » a fait son apparition, soutenue par des intellectuels, mais avec peu d’appuis dans le prolétariat et des stratégies tâtonnantes. Alors, comment trouver des représentants qui vous représentent vraiment (car le mouvement est tout sauf apolitique[19]) ?
Ce qui est sûr, c’est que rien ne sera plus comme avant, bien des commentateurs le reconnaissent. En 1789, avec la disette qu’avaient entraîné les mauvaises récoltes de grain de l’année précédente et l’augmentation du prix du bois de chauffage, mais surtout l’action des monopoleurs, sous prétexte de libre commerce[20], la misère était devenue terrible dans les villes, et les petits paysans – la classe alors majoritaire de l’époque – ne supportaient plus le poids de l’impôt royal, dont la noblesse et le clergé étaient exemptés, ni les divers prélèvements féodaux. Pendant ce temps-là les riches marchands et financiers prospéraient, certains grâce à la spéculation boursière, et une bourgeoisie de fonctionnaires et d’hommes de loi restait protégée. La « mondialisation » de l’époque, qui était à la fois économique, avec le développement des échanges dans l’espace européen, et politique avec l’entrelacement des dynasties, accompagné de guerres perpétuelles faites avec des mercenaires, pesait d’un poids très lourd sur le « petit peuple ». Mais rien ne laissait prévoir ce qui allait se passer. Mutatis mutandis, car on ne peut pousser plus loin les comparaisons, nous sommes sans doute dans une situation comparable, d’autant que le mouvement s’est aussi voulu révolutionnaire (on a remarqué la présence de drapeaux tricolores, de bonnets phrygiens, et les multiples Marseillaise entonnées), s’est senti comme tel (impression de faire masse) et qu’il avait pour objectifs déclarés de paralyser le pays et de faire tomber le gouvernement. On terminera en redonnant la parole à Robespierre.
Quand il dénonce les « ennemis du dedans alliés aux ennemis de l’extérieur », les « intrigants qui achètent les consciences des mandataires du peuple », les « traitres qui les vendent », les «libellistes mercenaires », cela sonne étrangement aujourd’hui. Bien sûr il se fait une vision idéalisée du peuple (répétons-le, il s’agit du petit peuple), qu’il croit vertueux, et de la politique, qu’il voudrait conduite par la raison. Mais peut-on lui reprocher de faire de la morale (républicaine) et d’en appeler au discours solidement argumenté[21] ? Il faut se rappeler aussi que le soi-disant dictateur croyait fermement à la démocratie et n’avait accepté les mesures d’exception que face aux menaces mortelles qui pesaient sur la démocratie et sur le pays, et qu’il n’a cessé de s’opposer à l’esprit de parti et aux coteries, aux faux révolutionnaires comme aux ultra-révolutionnaires.
Notes
[1] On la retrouve dans la Constitution de la V° République, définie comme « le gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple », et elle a fait école dans plusieurs pays du monde.
[2] Discours sur les subsistances à la Convention nationale du 2 décembre 1992.
[3] J’ai proposé la définition suivante : « Est exploiteur un agent qui s’attribue une quote-part du produit social supérieure à celle qui devrait lui revenir en fonction du travail général qu’il a effectué (Discours sur l’égalité parmi les hommes, L’Harmattan, 1993, p. 231). Il faut donc en défalquer le travail spécial de domination. Sur les problèmes complexes que pose cette définition de l’exploitation, je renvoie au chapitre de ce livre sur « Les classes sociales » (p. 227-234). L’un de ces problèmes est celui de la qualification, qui, dans le meilleur des cas, ne justifierait qu’une hiérarchie des salaires de 1 à 1,50. Aujourd’hui je considère qu’il existe aussi d’autres justification objectives que la quantité de travail fourni, notamment le « travail entrepreneurial » (à bien distinguer de la prise de risque par un investisseur), qui, vu son utilité sociale, peut relever du « travail général » et justifier une rémunération plus élevée, mais qui devrait rester modeste. Par exemple, dans les coopératives ouvrières, les dirigeants élus ne gagnent souvent que 3 à 5 fois le salaire ouvrier. Ils ne peuvent être qualifiés pour autant d’exploiteurs. La valorisation capitaliste des salaires exorbitants des PDG par leur exceptionnel « talent » n’est qu’une billevesée, une couverture idéologique.
[4] Sur ma critique des analyses de Bourdieu, cf. le même chapitre sur les classes sociales et mon article « Bourdieu et Marx », disponible sur mon blog.
[5] Cf. les livres de Michel et Monique Pinçon-Charlot.
[6] Une de ces légendes est le « jacobinisme » de Robespierre, considéré comme synonyme d’une extrême centralisation du pouvoir. C’est oublier que, si la Convention se dote d’un Comité de salut public, c’est parce qu’elle se trouve, au printemps 1793, dans une situation militaire désespérée, le pays étant assiégé par une coalition de monarchies étrangères, soutenues par les émigrés, et secoué par des révoltes armées antirépublicaines dans des provinces. C’est oublier surtout que le projet robespierrien pour la nation était foncièrement décentralisateur, prévoyant de donner aux assemblées locales le soin de régler leurs propres affaires. La deuxième légende est celle d’un Etat régissant toute la production. « L’économie populaire » de Robespierre était plurielle, ne comportait qu’un secteur public restreint. La troisième incrimination, la plus répandue, était celle d’un Robespierre inspirateur de la Terreur, alors que ce dernier, contrairement aux Enragés », était plutôt un modéré, partisan non de jugements expéditifs, mais de « sévérités motivées », et ceci pourtant dans un contexte de péril extrême.
[7] Cf. les ouvrages de Danièle Lihart.
[8] Au point que cette catégorie a connu en moyenne un suicide par jour.
[9] Cette notion de rétrocession renvoie à la question du travail productif et du travail improductif, qu’on n’abordera pas ici, car elle, ne joue aucun rôle dans la mesure de l’exploitation : un travail improductif est tout aussi utile qu’un travail productif, pourvu qu’il soit un travail « général », et non un travail « spécial », lié d’une manière ou d’une autre à la domination.
[10] Le politiste Jérôme Sainte-Marie ne s’y est pas trompé, quand, critiquant l’idée d’une « archipélisation » de la société, il oppose au bloc dominant un « bloc populaire », celui des travailleurs pauvres « augmentés d’une partie des classes moyennes ». Il y voit une résurgence des classes sociales (« Ce conflit a réveillé un imaginaire de lutte des classes », entretien dans Le Monde du 16 octobre 2019).
[11] Cf les résultats de l’enquête « Gilets jaunes » réalisée les 24 novembre et 1° décembre 2018 par un collectif de sociologues, de politologues et des géographes, présentée dans Le Monde du 12 décembre 2918.
[12] Sondage effectué par l’institut Odoxa-Dentsu Consulting, publié le 14 novembre 2019.
[13] Cf. son entretien dans Le Monde du 28 novembre 2018.
[14] Sécession pointée déjà par Christopher Lash dans La révolte des élites, ouvrage publié en 1995.
[15] J’avais proposé une analyse de ces phénomènes dans le chapitre « Individu et communauté » du Discours sur l’égalité parmi les hommes (L’Harmattan, 1993).
[16] Etude réalisée par un collectif d’économistes de l’Ecole Polytechnique, dont les travaux sont résumés dans Le Monde du 16 novembre 2019.
[17] Chose étonnante, c’est la culture « populaire » de divertissement véhiculée par les médias qui a été elle-même critiquée, par exemple les prestations de Frank Dubosc ou des Enfoirés.
[18] Les Gilets jaunes ont été massivement hostiles à tout approfondissement de la construction européenne (83%, selon un sondage). Ce sont effectivement les classes populaires qui avaient fait, en 2005, basculer le vote en faveur du Non lors du référendum sur le Traité constitutionnel européen, vote que le « bloc bourgeois » s’est empressé d’annuler.