A Lützerath, une utopie concrète se bat pour survivre

Jan 23, 2023

La police allemande a fini d’expulser des centaines d’activistes de la plus grande ZAD d’outre-Rhin et entamé sa démolition. Mais les zadistes continuent de se battre pour garder ses idéaux anarcho-écologistes vivants : consensus, autonomie, aide mutuelle, radicalité, diversité des tactiques. Autant dire que l’idéal concret, vécu et défendu à Lützerath n’est pas près de disparaître.

Récit & photographies par notre reporter sur place, Philippe Pernot, pour mouais.org

On peut perdre des batailles, mais pas la guerre – pas celle-là. Dans l’Ouest de l’Allemagne, les affrontement se succèdent entre écologistes et forces de police dans une forme de guérilla pacifiste autour du petit village de Lützerath. Voué à la destruction au profit de l’agrandissement d’une immense mine de lignite (charbon), des centaines d’activistes l’ont érigé en ZAD il y a deux ans et demi. Bâtiments de ferme squattés, cabanes dans les arbres, huttes bariolées : un petit village d’irréductibles activistes en autogestion anticapitaliste, féministe, antiraciste, écologiste… et anarchiste, aussi. Il était menacé depuis longtemps par la soif de profits de RWE, l’entreprise minière la plus polluante d’Europe, qui veut agrandir la mine de Garzweiler 2 pour en tirer encore 280 millions de tonnes de charbon. Les activistes se préparaient a l’opération policière et ont résisté une semaine, début janvier, avant un assaut final aussi brutal que fulgurant.

La violence de l’État mobilisée massivement

Des milliers de policiers ont envahi le terrain en quelques heures mercredi 11 janvier, perforant les chaînes humaines, détruisant les barricades, et expulsant les activistes de leurs perchoirs, huttes, cabanes. Encerclant la ZAD de toutes les directions, les casques bleu et blanc ont pénétré dans la ZAD sans y croire eux-mêmes, un peu paumés au milieu des constructions farfelues faites de bric et de broc, d’un joyeux pêle-mêle d’amour et de débrouille. « On ne s’attendait pas à une intervention aussi massive et brutale », raconte « Magouille », un anarchiste francophone perché sur le toit d’un hangar de ferme en cours d’expulsion pendant qu’il lance de la boue sur les forces de police en contrebas.

Pour rompre les digues adverses, la police est intervenue avec matraques, gants coqués, et prises au contact extrêmement douloureuses pour les manifestant.e.s tirées hors des chaines humaines. « Forcément, ça se passe différemment ici qu’en France : peu de gardes à vue et d’arrestations, mais beaucoup de blessures légères », témoigne Magouille. Malgré un seul jet de cocktail Molotov, quelques pierres et bouteilles, les zadistes ont opté en grande majorité pour la désobéissance civile non-violente, de manière autonome au sein de leurs « barrios » (quartiers de la ZAD). « Pour sûr, la résistance est moins violente ici qu’en France, car on risque moins – et puis il y l’histoire allemande, qui rend la non-violence plus logique », explique Magouille, un habitué de Notre-Dame-Des-Landes et des Gilets Jaunes.

Destruction de lieux de vie

Les travaux de démolition ont immédiatement commencé, avec les employé.e.s de RWE coupant des arbres centenaires, réduisant des fermes historiques en poussière et anéantissant des années de construction d’un monde différent, bariolé, alternatif. « Ça me déchire le cœur de chagrin et de colère, car cette ZAD était le dernier refuge pour beaucoup de personnes en marge de la société qui n’ont nulle part où aller maintenant », confie Nora, une activiste allemande ayant vécu sur place plusieurs mois. « Ici, on vivait une entraide joyeuse qui n’existe pas dans la société extérieure, si individualiste et triste. Chaque jour, on accomplissait les tâches qu’on voulait, comme des quêtes dans un jeu vidéo, on connaissait tout le monde et partageait tout. Il n’y avait jamais besoin d’être seul.e car on se donnait de la force mutuellement », se souvient-elle.

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Pour défendre cette utopie concrète, la résistance a continué de plus belle bien après la prise de Lützerath. Au sein de la ZAD, des dizaines d’activistes ont tenu cinq jours, assiégé.e.s dans leurs bâtiments de ferme, cabanes dans les arbres, ou perchés sur des « monopods » ou « tripods », des structures en bois de minimum 2,5 mètres de haut. Au-delà de cette hauteur, ce sont des forces de police spécialisées en escalade qui doivent intervenir, rendant chaque avancée longue et coûteuse. Pendant que les activistes étaient éloigné.e.s un.e par un.e, la vie continuait : plénières, cuisine collective, et même des petits concerts improvisés ont égaillé les derniers instants d’une utopie en état de siège.

Nora a vécu sa propre expulsion patiemment, tout en observant l’avancée de la police du haut de sa cabane perchée dans les cimes. « Avec ma buddy (binôme), on écoutait la radio pour ne pas se sentir coupées du monde. Je n’ai pas vraiment compris ce qu’il se passait avant qu’un policier passe son casque dans notre cabane et nous annonce qu’ils allaient nous sortir de là », se souvient-elle. « On a fui plusieurs heures dans les traverses tissées entre les arbres, avant de se laisser porter, épuisées. Ils nous ont descendu dans des cordes, et nous ont lâchées à l’entrée de la ZAD : on s’est retrouvées au milieu des champs à pleurer plusieurs heures avant de rentrer à pied au camp », raconte-t-elle.

Résistance de l’intérieur et de dehors

Mais les activistes avaient plus d’un tour dans leurs manches, suscitant la surprise générale en annonçant l’existence d’un tunnel caché où deux activistes se sont enfouis les bras – menaçant toute expulsion d’un effondrement et d’une mort certaine. Dépassée, la police a suspendu ses travaux autour du tunnel plusieurs jours, avant que les deux camarades anarchistes n’en ressortent volontairement à l’issue de pourparlers. Juste avant, les deux derniers irréductibles de la ZAD ont publié un communiqué : « Ce combat-ci est perdu, mais la lutte pour la justice sociale continue. (…) Le charbon à Lützerath est toujours sous le sol ». Sous-entendu : il est toujours possible d’annuler l’exploitation minière même si la ZAD a été vidée de ses activistes.

Alors, le combat a bel et bien continué, sur tous les fronts. Le camp de soutien « Unser Aller Camp » (« Notre Camp à Toustes ») établi dans un village voisin sert de nœud pour la résistance locale, des centaines d’activistes y ayant planté leurs tentes. Il est équipé comme chaque camp climat et ZAD allemande d’une cuisine collective, d’une tente « Awareness » (dédiée à la santé mentale), d’un soutien juridique, médical, d’espaces en mixité choisie, et d’une organisation logistique pour le travail médiatique. Des cabanes dans les arbres et maisons squattées font vivre l’espoir que la ZAD ne se soit que déplacée quelques kilomètres plus loin… « C’est admirable à quel point c’est structuré, beaucoup moins spontané mais aussi plus inclusif que ce qu’on peut voir en France », confie « Écureuille », une militante du Grand Est en fauteuil roulant. De sa tente « sans barrières » jusqu’à des actions d’escalade pour bloquer les voies d’acheminement de la police sur des ponts d’autoroute, elle « veut montrer aux autres qu’on peut militer en situation de handicap ». Habituée des luttes anti-nucléaire à Bure ou Flamanville, cette ancienne champion d’escalade s’est rendue à Lützerath pour faire monter la pression.

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Batailles épiques…

Chaque jour, des manifestations dansantes, des promenades militantes partent du camp. Les tactiques sont variées et imprévisibles, des routes bloquées par les chaînes humaines de Extinction Rebellion ou « Letzte Generation » jusqu’aux manifestations de Fridays for Future. Quelques jours après que la ZAD soit tombée aux mains de la police, 35 000 personnes ont battu le pavé autour de Lützerath pour réclamer la fin de l’expulsion. Alors que le cortège s’approchait du village encerclé, des milliers d’activistes ont convergé vers Lützerath pour reprendre la ZAD.

Franchissant deux cordons de police, ielles se sont livrées à une épique bataille de boue. Á forces égales, la police a été vite dépassée, menant des charges frontales brutales en hurlant. Corps qui s’entrechoquent, feux d’artifices qui fusent, blessés rampant dans la boue et dans des nuages de gaz poivré ou de fumigènes… Ce n’est qu’au bout de plusieurs heures d’affrontements que la police a repris la main, alors que les activistes se sont heurté.e.s à une double barrière métallique, des canons à eau, des brigades de police montée et des milliers de policiers aux uniformes tâchés de boue. « C’était extrêmement violent, ils ont tapé ma mère au visage avec un tonfa avant d’attaquer les street medics venu.e.s la secourir », témoigne Clara, une activiste ayant elle-même été violemment poussée dans la boue et tapée à plusieurs reprises. Morsures de chiens, nés cassés, concussions, les street medic ont fait état d’un étalage sans précédent de violences policières pour l’Allemagne d’après-guerre : 150-200 blessés coté zadistes et 70 dans les rangs de la police.

La pression n’est pas retombée : mardi 17, deux mines de charbon dans la région, toutes opérées par RWE, ont été envahies par des activistes d’Ende Gelände (une coalition anti-charbon) et mises à l’arrêt plusieurs heures. Un troisième cortège a été nassé au bord de la mine de Garzweiler 2 après avoir été chargé violemment par la police montée et des unités canines, à l’issue d’une course-poursuite de plusieurs heures dans une boue visqueuse. Greta Thunber

… et luttes pour l’information

Car le combat pour Lützerath est aussi médiatique. 800 journalistes s’étaient accrédités auprès de la police pour couvrir l’expulsion de la ZAD, venant du monde entier. Ce petit village d’irréductibles anarcho-écologistes s’est retrouvé au centre de l’attention, du New York Times à Al-Jazeera. La question des violences policières, du réchauffement climatique, et de l’utopie ont pulvérisé la monotonie des comptes-rendus quotidiens de la guerre en Ukraine et la gestion sécuritaire de l’énergie. « Les activistes ont gagné une victoire importante en déplaçant l’attention de la sécurité énergétique en gaz russe vers la lutte vers le réchauffement climatique », explique Lena Partzsch, chercheuse en politique climatique à la Freie Universität Berlin. « Et ielles ont réussi à ne plus être perçu.e.s comme un petit groupe d’extrémistes en marge, mais comme un mouvement sociétal large », ajoute-t-elle.

Le bras de fer s’est joué sur le terrain, violemment. Alors que des journalistes ont été blessés, harcelées sexuellement ou empêchées de couvrir certaines expulsions, les syndicats de presse allemands ont publié plusieurs communiqués cinglants à l’égard de la police. L’auteur du présent reportage a lui-même été gazé plusieurs fois au spray poivré, chargé par des chevaux, poussé dans la boue par un policier zélé, interdit d’accès à des opérations de police, et nassé avec des manifestants sans avoir le droit d’en sortir.

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De la trahison des Verts à la radicalisation de toute une génération

La police a donc essuyé un sérieux revers médiatique… tout comme les gouvernements fédéral (à Berlin) et local (en Rhénanie du Nord). Les Verts, occupant dans les deux cas des postes-clé, avaient ratifié un accord avec RWE en octobre 2021 qui scellait le sort de la ZAD: une sortie du charbon avancée de 2038 à 2030 en échange de la destruction de Lützerath au profit de l’agrandissement de la mine. Or, les 280 millions de tonnes d’équivalent de CO2 qui seront relâchés par les opérations minières dépassent par quatre fois ce que l’Allemagne a le droit de polluer dans le cadre de l’Accord de Paris… Se sentant trahis, de nombreux activistes écologistes ont occupé les bureaux du ministre Vert de l’environnement et de l’économie, Robert Habeck, ainsi que ceux du parti Vert à Düsseldorf. Une coalition large, allant de Fridays for Future à Greenpeace, exige toujours l’annulation de cet accord. « Quoi qu’il arrive, les activistes ont déjà gagné, politiquement et médiatiquement. L’État, les partis et la police se sont mis toute une génération à dos, il ne reste donc plus qu’a voir l’ampleur des dégâts », commente Lena Partzsch, dont plusieurs étudiants étaient présents à Lützerath et auraient « perdu toute foi dans le système démocratique allemand ».

Le danger, selon elle, est de présenter « des militants majoritairement pacifistes comme étant violents et de les rejeter en bloc, car cela pourrait radicaliser toute une génération encore davantage », dit-elle. Or, ce processus est déjà enclenché : des milliers de jeunes ayant participé massivement aux mobilisations Fridays for Future se retrouvent maintenant dans les ZAD autour de principes anarcho-écologistes : consensus, autonomie, aide mutuelle, militantisme radical, diversité des tactiques. Autant dire que l’idéal concret, vécu et défendu avec passion à Lützerath, n’est pas près de disparaître.

Il y a eu le Hambacher Forst et le Dannenröder Forst (deux autres ZAD ayant défrayé la chronique) avant lui, et il y en aura encore après lui. « Tant que ce système économique perdurera, tant que la destruction de notre environnement progressera, on combattra. Maintenant, la question est seulement de savoir où et quand on se donne rendez-vous en prochain», s’exclame Nora. Pour elle, revenir dans la société de consommation est impensable, « on y est si triste et si solitaire ». Alors, tant qu’il y a des cabanes dans les arbres, elle y vivra, et tant qu’il y a aura des maisons à squatter, elle les occupera. Pour que la vie fleurisse, belle et sauvage comme une ZAD.

Par Philippe Pernot, notre envoyé spécial à la ZAD de Lützerath

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