Au-delà de l’horreur : deux chirurgiens témoignent des atrocités israéliennes à Gaza

Cet article de Politico, rédigé par deux chirurgiens américains qui ont exercé à Gaza pendant 15 jours, transforme les statistiques apocalyptiques sur la mortalité, la souffrance et l’horreur en histoires de chair et d’os, donnant des noms (et donc une humanité, privilège souvent réservé aux Israéliens) aux victimes civiles palestiniennes délibérément ciblées par Tsahal.

« Nous avons fait du bénévolat dans un hôpital de Gaza. Ce que nous avons vu est indescriptible. »

Par Mark Perlmutter et Feroze Sidhwa

Mark Perlmutter est un chirurgien orthopédique et de la main qui exerce à Rocky Mount, en Caroline du Nord.

Feroze Sidhwa est un chirurgien spécialisé dans les traumatismes et les soins intensifs qui exerce en Californie du Nord.

Politico, le 19 juillet 2024

Traduction Alain Marshal

Des chirurgiens américains témoins du carnage civil de la guerre entre Israël et le Hamas.

Note du traducteur : Cette simple note éditoriale de Politico, qualifiant le massacre méthodique de toute une population prise au piège en « guerre entre Israël et le Hamas », est un signe éloquent de la complicité abjecte de la majorité des médias (et dirigeants) occidentaux, jusque dans des articles dénonçant les atrocités dont sont victimes les Palestiniens. Malgré bientôt 10 mois de guerre génocidaire à Gaza, nos journalistes et élites ont souvent consacré plus de poids et d’outrage aux morts israéliennes (réelles et imaginaires) du 7 octobre qu’à celles des Palestiniens depuis cette date fatidique. Pour nos belles âmes civilisées (c’est-à-dire racistes), 40 bébés israéliens décapités dans la seule imagination putride des propagandistes comptent plus que 40 000 Palestiniens assassinés, dont une majorité de femmes et d’enfants.

GAZA – Aux États-Unis, il ne nous viendrait jamais à l’idée d’opérer quelqu’un sans son consentement, et encore moins une fillette de 9 ans souffrant de malnutrition et à peine consciente, en état de choc septique. Pourtant, lorsque nous avons vu Juri, c’est exactement ce que nous avons fait.

Nous n’avons aucune idée de la manière dont Juri s’est retrouvée dans la zone préopératoire de l’hôpital européen de Gaza. Tout ce que nous avons pu voir, c’est qu’elle avait un fixateur externe – un échafaudage de broches et de tiges métalliques – à la jambe gauche et que la peau de son visage et de ses bras était nécrosée par l’explosion qui a déchiré son petit corps en lambeaux. Le simple fait de toucher ses couvertures provoquait des cris de douleur et de terreur. Comme elle se mourait lentement, nous avons décidé de prendre le risque de l’anesthésier sans savoir exactement ce que nous allions trouver.

Dans la salle d’opération, nous avons examiné Juri de la tête aux pieds. Il manquait à cette belle et douce petite fille cinq centimètres de son fémur gauche ainsi que la majeure partie du muscle et de la peau à l’arrière de sa cuisse. Ses deux fesses étaient écorchées, coupant si profondément la chair que les os les plus bas de son bassin étaient exposés. Alors que nous balayions de nos mains cette topographie de la cruauté, des asticots tombaient en grappes sur la table de la salle d’opération.

« Doux Jésus », murmure Feroze alors que nous lavons les plaies et recueillons les larves dans un seau, « ce n’est qu’une putain de gamine ».

Nous sommes tous deux des chirurgiens humanitaires. Ensemble, au cours de nos 57 années combinées de volontariat, nous avons participé à plus de 40 missions chirurgicales dans des pays en développement sur quatre continents. Nous sommes habitués à travailler dans des zones sinistrées et des zones de guerre, à côtoyer la mort, le carnage et le désespoir.

Rien de tout cela ne nous a préparés à ce que nous avons vu à Gaza ce printemps.

La mendicité constante, la population souffrant de malnutrition, les égouts à ciel ouvert, tout cela nous était familier en tant que médecins vétérans des zones de guerre. Mais si l’on ajoute à cela l’incroyable densité de population, le nombre impressionnant d’enfants gravement mutilés et d’amputés, le bourdonnement constant des drones, l’odeur des explosifs et de la poudre à canon – sans parler des explosions qui secouent constamment la terre – il n’est pas étonnant que l’UNICEF ait déclaré la bande de Gaza comme étant « l’endroit le plus dangereux au monde pour un enfant ».

Nous sommes toujours allés là où l’on avait le plus besoin de nous. En mars, il était évident que cet endroit était la bande de Gaza.

***

Nous ne nous étions jamais rencontrés avant ce voyage. Mais nous nous sommes tous deux sentis appelés à servir, et nous avons donc fait nos bagages, laissant derrière nous nos vies en Californie et en Caroline du Nord.

Nous avons atterri au Caire vers minuit et rencontré le reste de notre groupe de 12 personnes : une infirmière urgentiste, un kinésithérapeute, un anesthésiste, un autre chirurgien traumatologue, un chirurgien général, un neurochirurgien, deux chirurgiens cardiaques et deux médecins en soins intensifs spécialisés dans les soins pulmonaires. Nous nous étions tous portés volontaires pour travailler avec l’Organisation mondiale de la santé par l’intermédiaire de l’Association médicale américano-palestinienne.

Nous étions les deux seuls chirurgiens du groupe à avoir une expérience des zones sinistrées. Nous étions également les deux seuls à ne pas parler arabe, à ne pas être d’origine arabe et à ne pas être musulmans. Mark est un chirurgien orthopédique qui a grandi dans une famille juive à Penns Grove, dans le New Jersey. Feroze est un chirurgien traumatologue qui a grandi dans un foyer parsi à Flint, dans le Michigan, et qui a travaillé avec une coopérative juive palestinienne à Haïfa après avoir obtenu son diplôme universitaire. Aucun de nous n’est religieux. Aucun d’entre nous n’a d’intérêt politique dans l’issue du conflit israélo-palestinien, si ce n’est le souhait qu’il prenne fin.

À 3h30 du matin, nous avons chargé dans des camionnettes les centaines de sacs de fournitures que notre groupe avait apportés et nous avons rejoint un convoi humanitaire composé de représentants de l’UNICEF, du Programme alimentaire mondial, de l’organisation Save the Children, de Médecins sans frontières, d’Oxfam et d’International Medical Corps, entre autres, en direction de Rafah, le point de passage (désormais fermé) entre l’Égypte et Gaza.

La vue de milliers et de milliers de semi-remorques garés le long de l’autoroute sur près de 50 kilomètres était vraiment quelque chose à voir – des convois d’aide vitale transformés en murs statiques d’un tunnel nous dirigeant vers Gaza. La traversée du Sinaï est ralentie par la demi-douzaine de postes de contrôle militaires égyptiens dans la péninsule ; après 12 heures, nous sommes finalement arrivés en milieu d’après-midi.

Le point de passage de Rafah fonctionne comme un aéroport rural américain : un scanner à bagages, des procédures bizarres et des installations minimales. Scanner les fournitures médicales et humanitaires des douzaines d’équipes d’aide, un sac à la fois, c’est l’inefficacité même. Mais c’était le seul moyen fiable d’introduire quoi que ce soit à Gaza.

Comme l’a fait remarquer le sénateur démocrate Jeff Merkley (Oregon) au Sénat, la procédure d’autorisation de l’aide par les autorités israéliennes est opaque et incohérente. « Des articles autorisés un jour peuvent être rejetés le lendemain… » C’est pourquoi tout le monde a simplement apporté tout ce qu’il pouvait dans ses bagages personnels – même du matériel chirurgical – en payant des frais exorbitants pour les bagages des compagnies aériennes au lieu de tarifs d’expédition en gros. Maintenant que Rafah est fermé, même cette voie de réapprovisionnement des hôpitaux de Gaza a été interrompue. (Le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu, qui n’a montré aucun signe de recul, doit s’adresser au Congrès américain lundi. Il rencontrera également la vice-présidente Kamala Harris).

Enfin, après 22 heures, nous sommes partis affronter la route de Salah al-Din, la célèbre « route de la mort » de Gaza.

La route Salah al-Din est la principale autoroute nord-sud de la bande de Gaza. Pour la traverser, il faut s’appuyer sur un processus remarquablement inefficace appelé « déconfliction ». Le fait que la « déconfliction » soit si peu fiable explique pourquoi « Gaza est l’endroit le plus dangereux au monde pour un travailleur humanitaire », selon le Comité de Secours International. Le fonctionnement est le suivant : le COGAT ( bureau du ministère israélien de la défense qui assure la coordination entre les forces armées israéliennes et les organisations humanitaires) s’engage à ne pas attaquer le trafic sur un itinéraire spécifique pendant une période donnée.

Cette coordination se fait via – quoi d’autre ? – une application pour smartphone. Lorsque la route devient verte sur l’application, vous disposez de 15 minutes pour emprunter et quitter l’itinéraire spécifié, et vous ne pouvez demander la déconfliction d’un itinéraire particulier que toutes les trois heures. Après 40 minutes d’attente, nous avons reçu le feu vert et nos chauffeurs se sont lancés, évitant le trafic de piétons et de charrettes tirées par des ânes tout au long de la route.

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Peu avant minuit, nous sommes enfin arrivés à notre destination – l’hôpital européen de Gaza – où nous avons été accueillis par une foule d’enfants, tous plus petits et plus minces qu’ils n’auraient dû l’être. Malgré leurs cris de joie de rencontrer de nouveaux étrangers, nous pouvions entendre le bourdonnement des drones israéliens au-dessus de nos têtes. Nous nous sommes dirigés vers nos quartiers d’habitation – la moitié de notre équipe a dormi dans une chambre de l’école d’infirmières palestinienne adjacente, tandis que l’autre moitié a dormi dans l’une des zones de soins périphériques de l’hôpital – et avons passé notre première nuit à dormir sous des bombardements continus qui secouaient la pièce.

Pendant toute la durée de notre séjour, nous avons vécu dans la crainte constante qu’Israël n’envahisse l’hôpital. Heureusement, nous n’avons jamais vu un seul combattant, qu’il soit israélien ou palestinien.

***

À notre arrivée, 59 % des lits d’hôpitaux de Gaza avaient été détruits, tandis que les hôpitaux partiellement fonctionnels restants fonctionnaient à 359 % de leur capacité d’accueil réelle. L’Organisation mondiale de la santé les qualifie de « partiellement opérationnels ».

L’hôpital européen est situé à l’extrémité sud-est de Khan Younis ; c’est normalement l’un des trois hôpitaux qui fournissent des services de chirurgie générale, orthopédique, neurochirurgicale et cardiaque non urgente à une ville de 419 000 habitants dans le sud de la bande de Gaza. Aujourd’hui, il s’agit du seul centre de traumatologie pour plus de 1,5 million de personnes, une tâche impossible même dans les meilleures circonstances. Il s’agit probablement de l’îlot urbain le plus sûr et le mieux doté en ressources de toute la bande de Gaza – et pourtant, les horreurs qui s’y déroulent défient toute description.

Nous avons d’abord remarqué la surpopulation : 1 500 personnes étaient admises dans un hôpital de 220 lits. Les chambres prévues pour quatre patients en accueillaient généralement 10 à 12, et les patients étaient logés dans tous les espaces possibles : le service de radiologie, les espaces communs, partout. Ensuite, nous avons remarqué les 15 000 personnes réfugiées sur le terrain de l’hôpital et à l’intérieur de l’hôpital – alignées et même bloquant les couloirs, dans les services, dans les salles de bain et les placards, dans les escaliers, et même dans les installations de traitement stérile et de préparation des aliments et dans les salles d’opération elles-mêmes. L’hôpital lui-même était un camp de personnes déplacées.

Et puis il y avait les odeurs : les unités de soins intensifs sentaient la pourriture et la mort ; les couloirs empestaient comme une cuisine remplie d’immondices ; le terrain de l’hôpital sentait les eaux usées et les explosifs utilisés. Seules les salles d’opération étaient relativement propres.

C’est ce à quoi nous imaginons que les premières semaines d’une apocalypse zombie ressembleraient – et sentiraient.

***

En visitant l’hôpital, nous sommes passés par l’une des unités de soins intensifs et avons découvert plusieurs préadolescents admis pour des blessures par balle à la tête. On pourrait arguer qu’un enfant a pu être blessé involontairement lors d’une explosion, ou peut-être même oublié lorsqu’Israël a envahi un hôpital pour enfants et aurait laissé mourir des nourrissons dans une unité de soins intensifs pédiatriques.

Mais les blessures par balle à la tête sont une tout autre affaire.

[Cet extrait d’une interview de Mark Perlmutter par CBS News explicite ce passage laissé pudiquement à la compréhension du lecteur :

« Il affirme que les victimes civiles sont presque exclusivement des enfants. “Je n’ai jamais vu cela auparavant, a-t-il déclaré. J’ai vu plus d’enfants incinérés que je n’en ai jamais vu dans toute ma vie. J’ai vu plus d’enfants déchiquetés au cours de la première semaine seulement… des parties du corps manquantes, écrasées par des bâtiments, la plus grande majorité, ou des explosions de bombes, la deuxième plus grande majorité. Nous avons retiré des éclats d’obus de la taille de mon pouce à des enfants de huit ans. Et puis il y a les balles de sniper. J’ai des enfants qui ont reçu deux balles.”

“Vous dites que les enfants de Gaza sont abattus par des tireurs embusqués ?” demande Smith [correspondant de CBS, auteur de l’article].

“Sans aucun doute, a répondu le Dr Perlmutter. J’ai des photos de deux enfants qui ont reçu une balle si parfaite dans la poitrine que je n’aurais pas pu placer mon stéthoscope sur leur cœur avec plus de précision, et directement sur le côté de la tête, chez le même enfant. Aucun tout-petit n’est abattu deux fois par erreur par le ‘meilleur tireur d’élite du monde’. Et ce sont des tirs centrés”

En fait, plus de 20 médecins qui se sont rendus récemment à Gaza ont également parlé au “Sunday Morning” [programme de CBS] de blessures par balles sur des enfants.

Un médecin américain nous a dit qu’il avait même examiné des scanners pour confirmer ce qu’il avait vu parce qu’il “ne croyait pas qu’autant d’enfants puissent être admis dans un seul hôpital avec des blessures par balle à la tête”. Certains tirs ont été filmés. »]

Nous avons commencé à voir une série d’enfants, surtout des préadolescents, qui avaient reçu une balle dans la tête. Ils mouraient lentement, avant d’être remplacés par de nouvelles victimes qui avaient également reçu une balle dans la tête et qui mouraient elles aussi lentement. Leurs familles nous ont raconté l’une des deux histoires suivantes : les enfants jouaient à l’intérieur lorsqu’ils ont été abattus par les forces israéliennes, ou ils jouaient dans la rue lorsqu’ils ont été abattus par les forces israéliennes.

(Tsahal n’a pas répondu à des questions spécifiques pour cet article, mais dans un communiqué envoyé par courriel, elles ont déclaré : « Tsahal s’engage à atténuer les dommages causés aux civils au cours de leurs activités opérationnelles. Dans cet esprit, l’armée israélienne s’efforce d’estimer et de prendre en compte les dommages collatéraux civils potentiels lors de ses frappes. »).

***

Lorsque nous avons rencontré des médecins et des infirmières palestiniens travaillant à l’hôpital, il était clair qu’ils étaient, comme leurs patients, physiquement et mentalement mal en point. Donner une tape dans le dos à quelqu’un, c’est faire passer sa main entre deux omoplates décharnées et sur une colonne vertébrale exposée. Dans n’importe quelle pièce, on trouvait des membres du personnel avec des yeux jaunâtres, signe certain d’une infection aiguë par l’hépatite A dans des conditions de surpopulation aussi importantes.

De nombreux membres du personnel n’avaient aucun sens de l’urgence et souvent aucune empathie, même à l’égard des enfants. Nous avons d’abord été déconcertés par cette situation, mais nous avons rapidement appris que nos collègues soignants palestiniens étaient parmi les personnes les plus traumatisées de la bande de Gaza. Comme tous les Palestiniens de Gaza, ils avaient perdu des membres de leur famille et leur maison. En effet, la quasi-totalité d’entre eux vivaient désormais à l’intérieur et aux alentours de l’hôpital avec leur famille survivante. Bien qu’ils aient tous continué à travailler à plein temps, ils n’avaient pas été payés depuis le 7 octobre ; les salaires du secteur de la santé sont versés par l’Autorité palestinienne basée à Ramallah et sont toujours interrompus pendant les attaques israéliennes.

Une grande partie du personnel travaillait à l’hôpital Shifa et à l’hôpital indonésien lorsqu’ils ont été détruits. Ils ont eu de la chance, car ils ont survécu aux attaques. Depuis le 7 octobre, au moins 500 professionnels de la santé et 278 travailleurs humanitaires ont été tués à Gaza. Parmi eux, le Dr Hammam Alloh, néphrologue de 36 ans à l’hôpital Shifa, qui a refusé d’évacuer l’hôpital lorsqu’il a été assiégé par Israël en octobre.

Le 31 octobre, lors d’une interview avec Amy Goodman pour Democracy Now !, le médecin a expliqué pourquoi il avait choisi de rester : « Si je pars, qui traitera mes patients ? Nous ne sommes pas des animaux. Nous avons le droit de recevoir des soins de santé appropriés. Nous ne pouvons donc pas partir. » Onze jours plus tard, le Dr Alloh a été tué par une frappe aérienne israélienne sur sa maison, ainsi que trois membres de sa famille.

Parmi le personnel médical qui a survécu aux assauts contre les hôpitaux Shifa et indonésien, nombreux sont ceux qui ont été emmenés dans ces hôpitaux par l’armée israélienne. Ils nous ont tous raconté une version légèrement différente de la même histoire d’horreur : en captivité, ils étaient à peine nourris, continuellement maltraités et finalement abandonnés nus sur le bord d’une route. Nombre d’entre eux ont déclaré avoir été soumis à des simulacres d’exécution et à d’autres formes de mauvais traitements et de torture.

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Après que sa maison a été détruite et sa famille menacée, le directeur de l’hôpital européen a fui en Égypte, laissant un hôpital déjà surchargé sans son chef de longue date. Ce sentiment d’impuissance et de désorientation a été aggravé par la diffusion constante de rumeurs sur les enlèvements, les mouvements de troupes, les livraisons de nourriture, la disponibilité de l’eau et tout ce qui est important pour la survie et la sécurité dans un pays en état de siège.

Coupés du monde extérieur et incapables d’accéder à des informations fiables sur les forces qui contrôlent leur vie ou leur mort, leur alimentation ou leur famine, leur séjour ou leur fuite, les rumeurs se répandent et s’amplifient.

Plusieurs membres du personnel nous ont dit qu’ils attendaient simplement de mourir et qu’ils espéraient qu’Israël en finisse le plus tôt possible.

***

Le 2 avril, nous avons rencontré Tamer. Ses posts sur Facebook montrent un jeune homme fier et un père qui est devenu infirmier pour subvenir aux besoins de ses deux jeunes enfants – ce qui n’est pas une mince affaire dans un pays où le taux de chômage est l’un des plus élevés au monde. Lorsqu’Israël a fait irruption dans l’hôpital indonésien en novembre dernier, Tamer assistait l’équipe d’orthopédie dans la salle d’opération. Il a refusé de quitter son patient anesthésié. Il raconte que les soldats israéliens lui ont tiré une balle dans la jambe, lui brisant le fémur. Sa propre équipe orthopédique s’est occupée de lui et lui a posé un fixateur externe pour stabiliser sa jambe brisée.

Ensuite, Tamer nous rapporte que les Israéliens sont venus dans sa chambre d’hôpital et l’ont emmené, mais il ne sait pas où exactement. Il nous a dit qu’il avait été attaché à une table pendant 45 jours, qu’on lui avait donné un jus de fruit par jour – parfois tous les deux jours – et qu’on lui avait refusé des soins médicaux pour son fémur cassé. Pendant cette période, il a été battu si violemment que son œil droit a été détruit. La malnutrition s’étant installée, il a développé une ostéomyélite – infection de l’os lui-même – au niveau de son fémur cassé. Plus tard, il a raconté qu’il avait été jeté nu sur le bord d’une route, sans cérémonie. Avec du métal sortant de sa jambe infectée et cassée et son œil droit sortant de son crâne, il a rampé pendant trois kilomètres jusqu’à ce que quelqu’un le trouve et l’amène à l’hôpital européen.

(Tsahal n’a pas répondu à des questions spécifiques sur le cas de Tamer, mais a envoyé un communiqué de presse en réponse à un rapport d’un autre média sur les abus et la torture de détenus à Sde Teiman. Dans ce communiqué, Tsahal nie avoir maltraité les détenus).

Lorsque nous avons rencontré Tamer à l’hôpital pour le soigner, il ne restait de lui que la silhouette défigurée d’un être humain, le corps estropié par la violence, l’œil enlevé chirurgicalement et l’esprit hanté par la torture. Un homme qui avait autrefois guéri les autres en était réduit à mendier constamment des médicaments contre la douleur, à dépendre des autres pour tout – et à se demander si sa femme et ses enfants étaient encore en vie.

***

La quasi-totalité de nos patients sont arrivés lors d’événements provoquant des pertes massives de vies humaines. Khan Younis, une ville du sud de Gaza, était assiégée et bombardée depuis décembre. Lorsque nous sommes arrivés le 25 mars, la ville était habitée par des personnes déplacées du nord et par des habitants locaux qui n’avaient pas fui vers le sud, à Rafah, malgré les menaces d’Israël. (Les forces israéliennes larguent fréquemment des tracts ou envoient des messages demandant aux Palestiniens de Gaza de quitter leurs maisons ou leurs abris). Les familles élargies se concentrent souvent dans le moins de bâtiments possible. Ils nous ont dit qu’ils espéraient que le fait de se rassembler en nombre les mettrait à l’abri – ou, à tout le moins, que mourir ensemble était préférable à mourir séparément.

Nous avons remarqué que les bombardements semblaient culminer à l’heure de l’iftar, lorsque les familles se réunissent pour rompre le jeûne du ramadan en mangeant ce qu’elles ont sous la main.

La plupart des bombardements visaient des bâtiments vides, mais lorsqu’un bâtiment habité était touché, nous assistions à une avalanche de victimes. Ceux qui sont parvenus jusqu’à nous en vie répondaient à des critères très précis : ils étaient coincés dans une partie du bâtiment effondré accessible à des personnes creusant avec leurs mains – et leurs blessures n’étaient pas assez graves pour les tuer au cours des heures qu’il a fallu pour les libérer.

Israa, une jeune femme de 26 ans au teint clair et à la voix posée, est arrivée avec notre premier blessé vers 4 heures du matin, lors de notre deuxième jour à Gaza. Dans le chaos, personne n’a pu traduire pour nous, et nous avons dû improviser alors qu’elle sanglotait de manière incontrôlable sur une civière. Tous les ligaments de son genou droit étaient déchirés, elle avait trois fractures ouvertes dans ses deux jambes et un gros morceau de sa cuisse gauche avait été arraché. Ses deux mains étaient brûlées au second degré, et son visage, ses bras et sa poitrine étaient couverts d’éclats d’obus et de débris. Au cours du même incident, une adolescente a été hospitalisée pour un traumatisme crânien mortel (elle est décédée le lendemain matin) et un garçon de 7 ans a été hospitalisé pour une rupture de la rate (il s’est rétabli au bout de plusieurs jours).

Nous avons emmené Israa dans la salle d’opération. Aux États-Unis ou en Israël, la transition se serait faite en cinq minutes, mais dans l’hôpital le plus fonctionnel de Gaza, il a fallu plus d’une heure pour l’y emmener. Au cours de l’opération, nous avons réaligné son fémur, son tibia et sa cheville cassés dans des fixateurs externes, exploré une artère blessée, coupé des morceaux de tissus morts de l’énorme blessure de sa cuisse et de ses mains brûlées (une procédure connue sous le nom de débridement) et arrêté son hémorragie. Il a fallu près de quatre heures à trois chirurgiens expérimentés pour faire tout cela. Pendant les 24 heures qui ont suivi, nous étions presque continuellement à son chevet, sachant que le personnel local, traumatisé et épuisé, ne pouvait pas s’occuper d’elle correctement.

Après trois jours d’hospitalisation, Israa, mère de quatre enfants, nous a raconté comment elle avait été blessée : sa maison a été bombardée sans avertissement. Elle a vu tous ses enfants mourir sous ses yeux lorsque le plafond s’est effondré sur eux. Ses proches ont confirmé que toute sa famille immédiate avait été ensevelie sous les décombres de leur maison. Nous n’avons pas eu le cœur de dire à Israa que certains de ses enfants étaient probablement encore en vie à ce moment-là, mourant de déshydratation et de septicémie avec une cruauté inimaginable alors qu’ils étaient enfermés seuls dans une tombe noire qui alternait entre un four le jour et un congélateur la nuit.

On frémit à l’idée de savoir combien d’enfants sont morts de cette manière à Gaza.

***

Deux jours plus tard, alors que nous attendions dans la zone préopératoire, l’une des infirmières a pointé du doigt une petite fille frêle et manifestement malade. « Pouvez-vous l’opérer ? » a-t-elle demandé.

« Qui est-elle ? Nous ne l’avons jamais rencontrée auparavant. »

« Débridement », a répondu l’infirmière en haussant les épaules et en s’éloignant.

C’est ainsi que nous avons rencontré Juri, la fillette de 9 ans qui souffrait d’horribles blessures.

Après avoir nettoyé les plaies pour en expulser les asticots, nous l’avons placée sur le côté droit et nous nous sommes mis au travail. Nous avons découpé quatre livres de chair morte, en lavant ses blessures aussi agressivement que possible. Nous lui avons ensuite posé un bandage et l’avons inscrite pour un autre débridement le lendemain.

« Wain baba » (où est papa ?), a-t-elle demandé à son réveil, la voix à peine audible.

Il va bientôt arriver, lui avons-nous assuré.

« Vous mentez, nous a-t-elle dit calmement. Il doit être mort. »

Il s’est avéré que le père de Juri n’était pas mort. Nous l’avons trouvé en train de l’attendre dans le service pédiatrique de l’hôpital. C’était un homme aimant et doux qui passait ses journées à parcourir un pays en proie à la famine pour trouver tout ce que sa précieuse fille accepterait de manger. Il nous a raconté comment Juri avait été mutilée : la famille a évacué Khan Younis vers Rafah, comme l’exigeait Israël. Lui et sa femme ont laissé leurs sept enfants à leurs grands-parents pendant qu’ils cherchaient désespérément de la nourriture et de l’eau. Ils ont retrouvé leur maison bombardée et détruite, leurs enfants tous gravement blessés ou tués. Les frères et sœurs survivants de Juri se trouvaient dans un autre hôpital avec leur mère.

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Au cours des dix jours qui ont suivi, quatre chirurgiens ont reconstruit Juri du mieux qu’ils pouvaient, en débridant ses blessures, en rapprochant les deux extrémités de son fémur pour combler le vide dans les muscles de sa jambe et en lui posant une colostomie pour que ses excréments ne souillent plus ses plaies. Pour avoir ne serait-ce qu’une chance de se rétablir complètement, Juri devrait encore passer des dizaines d’heures sous le bistouri et des jours dans une unité de soins intensifs pédiatriques spécialisée, qui n’existe plus à Gaza.

Et pour Juri, « guérison complète » signifie une vie entière de handicap sévère et permanent.

Pourtant, au milieu de toute cette horreur, il y a eu des moments de lumière. Nous avons pris beaucoup de plaisir à voir la personnalité de Juri réapparaître une fois que sa septicémie s’est résorbée. Au lieu d’appeler faiblement « baba » et de crier de douleur lorsqu’on la touchait, elle se comportait désormais comme une fillette de 9 ans pleine d’entrain qui savait qu’elle avait son père dans sa poche. À partir de ce moment-là, elle a refusé d’être mise sous sédatif à moins qu’il ne lui promette du melon au miel et des appels téléphoniques avec ses frères et sœurs par la suite, au diable la famine et la perturbation des services cellulaires !

***

Le 4 avril, deux jeunes frères et sœurs, Rafif et Rafiq, sont arrivés aux urgences. Une frappe aérienne dans la ville de Gaza au début de la guerre a tué leur mère ainsi que 10 autres membres de leur famille et a déchiré leurs corps immatures et affaiblis par la malnutrition. Tous deux étaient soignés à l’hôpital Shifa de la ville de Gaza lorsqu’Israël a effectué un second raid sur l’hôpital en mars. Medical Aid for Palestinians (MAP), une organisation caritative britannique, a demandé à plusieurs reprises à Israël d’autoriser MAP à évacuer ces deux enfants gravement malades de Shifa. Israël a refusé à plusieurs reprises, selon la MAP. Pressentant peut-être ce qui allait se passer, les membres de la famille des enfants ont réussi à les faire sortir de l’hôpital, à les faire monter sur une charrette tirée par un âne et à les faire marcher vers le sud pendant deux jours jusqu’à ce qu’ils arrivent à l’Hôpital européen. Les frères et sœurs sont arrivés avec leurs perfusions toujours en place.

Rafif, une jeune fille de 13 ans au regard vif et brillant, souffrait d’un ulcère chronique sur sa jambe inférieure droite amputée, d’un fixateur externe sur ce qui restait de sa jambe droite et d’une malnutrition évidente au vu de son visage creusé et de ses yeux enfoncés. Pourtant, elle ne souffrait d’aucune complication majeure. Si elle avait accès à de la nourriture, à des soins de plaie appropriés et à un traitement chirurgical futur – rien de tout cela n’est garanti, mais c’est possible – elle pourrait survivre. Mais son frère, Rafiq, 15 ans, souffrait d’une malnutrition si grave qu’il pouvait à peine parler. L’explosion qui a arraché le pied de sa sœur et tué sa mère a également envoyé des éclats d’obus dans son abdomen, déchirant ses intestins. Il avait des plaies ouvertes sur les fesses qui l’empêchaient de s’allonger sur le dos ou de s’asseoir, et une épaule gauche cassée qui n’avait jamais guéri, la laissant immobilisée. Il hurlait de douleur à chaque tentative d’examen et était constamment terrifié.

Nous avons demandé à l’hôpital d’admettre Rafiq pour qu’il soit nourri par sonde, c’est-à-dire qu’il reçoive des nutriments dans son estomac jusqu’à ce qu’il devienne assez fort pour manger tout seul, mais l’hôpital ne disposait pas de l’équipement nécessaire pour cette simple intervention, et les hôpitaux qui disposaient de ces capacités de base ont été détruits. Nous avons dit à la famille de Rafiq de chercher des aliments qu’il pourrait manger et de le nourrir lentement tout au long de la journée, mais nous savions que nous leur donnions de faux espoirs. S’il n’est pas évacué de Gaza, il mourra certainement, faute d’un morceau de plastique à 11 dollars et d’une boisson protéinée.

Au début de la guerre, Gaza comptait 3 412 lits d’hôpitaux de soins aigus, soit 1,5 lit pour 1 000 habitants, contre 7,3 lits pour 1 000 habitants en Ukraine. Après la destruction massive des hôpitaux de Gaza, il reste aujourd’hui environ 1 400 lits d’hôpitaux de soins aigus pour 2,2 millions de personnes, dont plus de 88 000 ont été gravement blessées par des armes militaires au cours des huit derniers mois.

Avec les ressources médicales restantes à Gaza, il faudrait des décennies pour soigner les 88 000 Rafifs, Rafiqs, Juris et Israas.

Comme l’a fait remarquer Gregory Stanton, fondateur de Genocide Watch, une organisation à but non lucratif dont la mission est d’éliminer les meurtres de masse dans le monde entier, dans son témoignage de 2017 sur le Myanmar : « Les tribunaux interviennent toujours après la fin d’un génocide, trop tard pour l’empêcher. »

Nous ne nous faisions pas d’illusions sur la capacité de deux médecins américains à l’empêcher non plus.

Nous sommes tous deux convaincus – avec passion – que les Américains, en tant que nation, peuvent arrêter ce qui est en train de se passer. En tant que Juif américain, Mark a pris l’habitude de dire à tout le monde que le soutien à ce que fait Israël à Gaza n’a rien à voir avec le soutien au judaïsme ou à la société israélienne. Dès que les États-Unis couperont l’aide militaire à Israël, les bombes cesseront de tomber et les troupes se retireront. Nous devons décider, une fois pour toutes : sommes-nous pour ou contre l’assassinat d’enfants, de médecins et de personnel médical d’urgence ? Sommes-nous pour ou contre la démolition d’une société entière ? Sommes-nous pour ou contre la famine ?

Sommes-nous pour ou contre la paix ?

***

Après deux semaines, notre séjour à Gaza a pris fin.

Mais il est impossible de quitter Gaza avec élégance.

Alors que nous confions les soins d’Israa à une équipe de chirurgiens orthopédiques canadiens, elle a supplié ses « médecins américains » de ne pas l’abandonner. Nous l’avons endormie avec de la kétamine pour effectuer un dernier changement de pansement, puis nous nous sommes éclipsés avant qu’elle ne reprenne complètement conscience, sachant que nous n’avions aucune explication sur la raison pour laquelle elle devait souffrir seule – alors que nous étions libres de retourner à nos vies et à nos familles.

Nous sommes partis un lundi, juste après le lever du soleil. Nous étions tous deux rongés par la culpabilité ; nous avions l’impression que nous n’avions pas le droit de quitter Gaza, qu’en partant – et en ne restant pas de manière permanente – nous étions profondément complices de ce meurtre de masse.

Aujourd’hui encore, nos deux consciences refusent de nous laisser oublier que nous avons choisi de partir.

À la frontière de Rafah, nous avons rencontré – une fois de plus – un groupe d’enfants. N’ayant pas d’école à fréquenter, ils se sont rassemblés autour de nous, certains d’entre eux pratiquant leur anglais. L’un d’entre eux était un garçon de 9 ans, Ahmed. Il a grandi toute sa vie dans ce territoire désespérément pauvre et assiégé, et n’a certainement jamais rencontré quelqu’un qui soit sorti de la bande de Gaza. Il n’a ni passé ni présent, et si rien ne change, il n’aura pas d’avenir.

Nous nous sommes tous deux interrogés : si rien ne change, où sera Ahmed le 7 octobre 2033 ?

Le 2 juillet, Tsahal a ordonné l’évacuation de l’Hôpital européen de Gaza et du territoire environnant. L’hôpital européen est désormais vide et a été pillé par des personnes désespérées qui tentent de survivre.

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