Une nouvelle extrême droite? – Entretien avec René Monzat

par Sarah Al-Matary
19 avril 2022

Un demi-siècle après la création du Front national, quelle place son héritier le Rassemblement national tient-il au sein des droites radicales ? René Monzat, qui les cartographie et les étudie depuis plus de trente ans, retrace continuités et évolutions.

Journaliste et militant, cofondateur du mouvement Ras l’front, René Monzat observe et étudie les droites radicales depuis plus de trente ans. Il leur a consacré nombre d’articles, plusieurs rapports (notamment pour le Centre de recherche d’information et de documentation antiraciste-CRIDA) et des livres fondés sur un travail d’investigation, de documentation et d’interview.

En 1992, il signe deux ouvrages qui montrent que l’extrême droite propose plus qu’une radicalisation des idées de la droite républicaine, et soulignent sa diversité, mais aussi les tensions qui la traversent.

Le premier, Enquêtes sur la droite extrême (Paris, Le Monde-Éditions, coll. « Actualité », 1992) décrit l’actualisation, au-delà des frontières hexagonales, des mythes fondateurs des droites radicales – comme la théorie du complot. Il envisage les liens de l’extrême droite française avec la Chine, l’Iran ou la Russie, et révèle les relations que celle-ci entretient avec certains journalistes, les services secrets, et plus largement l’État.

Le second, Les Droites nationales et radicales en France. Répertoire critique (Lyon, PUL, 1992), en collaboration avec Jean-Yves Camus, propose une cartographie exhaustive de l’extrême droite au début des années 1990 : recensement des périodiques – y compris les petites feuilles et les bulletins qui échappent au dépôt légal –, maisons d’édition et de diffusion, librairies, partis, associations, clubs, et même des agences matrimoniales destinées aux « nationaux ».

Les deux volumes montrent comment, au sein de la nébuleuse française, l’émergence puis l’institutionnalisation du Front national ont conféré aux idées d’extrême droite une audience de masse. Lorsque – fait jusqu’alors inédit – le Front national accède au second tour de l’élection présidentielle en France, René Monzat dresse un bilan et lance un cri d’alarme dans Les Voleurs d’avenir. Pourquoi l’extrême droite peut avoir de beaux jours devant elle (Paris, Textuel, 2004). Ce livre n’a rien perdu de son actualité alors que Marine Le Pen prétend pour la deuxième fois à la présidence de la République.

La Vie des idées : Pourquoi avez-vous, dans le titre de deux ouvrages édités il y a trente ans

, employé les étiquettes « droites nationales et radicales » et « droites extrêmes » pour désigner ce qu’on appelle généralement en France l’« extrême droite » ?

René Monzat : À l’époque, Jean-Yves Camus et moi avions hésité sur les termes à employer. Nous en avions discuté avec Pierre-André Taguieff qui, lui, penchait pour « national populisme ». De fait, chaque auteur choisit des termes différents selon le contexte. Le politiste néerlandais Cas Mudde, qui lui-même a employé dans le titre de ses livres aussi bien « Extreme Right », « Radical Right » que « Far Right », évoque le grand nombre d’appellations utilisées pour désigner « l’extrême droite

 ». Appellations souvent floues, d’autant que le contenu varie d’une langue à l’autre (ne serait-ce qu’entre le français, l’anglais, l’allemand). L’étiquette « droite radicale », au singulier ou – je préfère – au pluriel, « droites radicales », est la plus utilisée. Elle évoque les racines, le fondement, et peut englober le fascisme et le nazisme. Parler d’« extrême droite » suppose qu’on classe l’ensemble des forces politiques sur un axe, sur un segment de ligne droite. Cela ne correspond pas à la réalité. Mais mettre « droite extrême » en titre permettait à la fois d’être compris et de suggérer, en changeant l’ordre attendu, la variété de l’objet considéré. L’expression « droite révolutionnaire », à laquelle l’historien israélien Zeev Sternhell a consacré un livre fondamental, est éclairante ; mais elle ne décrit qu’une partie du champ.

En fait, c’est l’ensemble du champ politique que l’axe gauche/droite échoue à décrire. D’autant que la structuration de ce champ a beaucoup évolué depuis 1992, tant en France qu’en Europe. Si cet axe est une ligne droite, plus on va vers la droite, moins on veut d’État, alors que plus on va vers la gauche, plus on fait confiance à l’intervention étatique, jusqu’à la planification de l’économie. Cette vision a amené la gauche française à vouloir absolument que le Front national, parce qu’il incarnait l’extrême droite, soit ultralibéral, au moment même où dans ses discours du Premier mai Jean-Marie Le Pen s’en prenait à Adam Smith et Ricardo. Cette représentation ne permet pas non plus d’assigner une place aux libertaires qui ne veulent tout simplement pas d’État.

On ne peut pas comprendre « l’extrême droite », les droites radicales, sans voir qu’elles s’inscrivent dans une structuration politique non pas à deux pôles mais à trois pôles : libéraux, partisans des communs (gauches radicales) et identitaires (droites radicales). Entre ces courants qui se substituent à la bipolarisation droite/gauche, il n’y a pas solution de continuité, mais lutte d’influence. Les conservateurs sont ainsi écartelés entre libéraux et identitaires, les sociaux-démocrates entre libéraux et partisans des communs. Et les couches populaires sont l’enjeu d’une bataille entre partisans des communs se référant à un peuple classe, et les identitaires se référant à un peuple ethnique. Une position intermédiaire s’avère intenable.

Ainsi en France les deux piliers de l’ancienne bipolarisation sont-ils en passe de disparaître simultanément, à l’occasion des Présidentielles de 2022.

S’il fallait utiliser une figure pour représenter les places respectives des différents courants politiques, ça serait un anneau (ou le fer à cheval dessiné par Jean-Pierre Faye en 1972 dans Les Langages totalitaires pour résumer le champ politique de l’Allemagne des années 1920 et 1930) plutôt qu’une droite.

Dans la période de réagencement du champ politique, il est plus efficace de définir les partis à l’aide de trois critères :

 par leurs programmes : soit laisser le capitalisme assurer la prospérité, soit débarrasser le pays des problèmes que crée l’immigration, ou bien élargir le champ des « communs » et définir démocratiquement les orientations de leur gestion

 par la base sociale recherchée : les libéraux en symbiose avec le patronat, ou bien les identitaires visant les couches populaires et les couches moyennes du privé, ou encore les partisans des communs pour les couches populaires et les couches moyennes du public

 enfin par l’acteur qui définit les choix économiques et sociétaux essentiels : pour les libéraux, c’est le libre jeu du marché, il n’existe pas d’acteur ayant une volonté ; pour les identitaires, c’est le/la chef/fe au nom du peuple ethnique ; chez les partisans des communs, il existe une volonté politique démocratique qui s’exprime par des mécanismes collectifs et politiques.

La Vie des idées : Le tour d’horizon que Jean-Yves Camus et vous proposiez en 1992 signalait déjà la pluralité des groupes d’extrême droite ; cette pluralité s’est-elle accentuée avec le temps ? A-t-elle permis à l’extrême droite de gagner du terrain en France, ou la menace-t-elle d’éclatement ?

René Monzat : La pluralité des groupes s’est maintenue. Une réflexion philosophique et culturelle a été menée dans plusieurs structures ou milieux, qui ont donc leurs « intellectuels ». On a vu émerger des langages communs à plusieurs groupes aux trajectoires distinctes sur les thématiques islamophobes ou sur l’identité. De ce point de vue, il existe donc une relative convergence des droites radicales. Ce travail les a dotées d’une souplesse qui leur permet d’intervenir sur de nombreux sujets et de « prendre à revers » des gauches immobiles.

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Car les droites radicales forgent soigneusement les idées et leur langue pour en faire des outils. Elles multiplient par exemple les dictionnaires et abécédaires, pour définir exactement leur acception des mots ; ainsi le mot « identité » fait d’abord référence pour elles à l’identité ethnique, qui constitue le fondement des autres aspects de l’identité. Ce mot peut être utilisé dans les débats publics sans susciter la stigmatisation des locuteurs issus des droites radicales ; mais pour ceux qui se reconnaissent dans leurs idées, il fonctionne comme un clin d’œil, un mot de passe politiquement chargé.

Dernièrement, les équipes intellectuelles des droites radicales ont travaillé d’une part sur les rapports de genre, les droits des femmes (métiers, accès aux responsabilités, avortement), la contraception et la liberté sexuelle, l’écologie, le localisme, la croissance/décroissance, la laïcité, comme l’a expliqué Magali Della Sudda dans une enquête récente, Les Nouvelles Femmes de droite (Paris, Hors d’Atteinte, 2022).

Cela a créé des contradictions nouvelles au sein des droites radicales, mais a « payé », car à partir des matériaux disponibles, ces dernières proposent désormais différents discours mobilisables selon les circonstances. Plus que le toilettage de formulations anciennes, ils offrent des reformulations permettant en prise avec les contradictions et les évolutions des sociétés contemporaines.

D’autre part, les droites radicales ont travaillé leurs stratégies de séduction, et leur inscription dans des discours socialement plus acceptables, fût-ce par certains segments de la société. Plusieurs exemples mériteraient d’être développés.

Concernant le catholicisme : certains intégristes en guerre contre la hiérarchie catholique se sont radicalisés, tandis que d’autres courants veulent se placer dans la roue des initiatives vaticanes (sans s’abstenir pour autant de critiquer le Pape) et s’inquiètent de la ghettoïsation des catholiques observants dans des couches sociales restreintes de la bourgeoisie conservatrice. Ils s’appuient notamment sur les travaux de Yann Raison du Cleuziou (Une contre-révolution catholique. Aux origines de La Manif pour tous, Paris, Seuil, 2019).

En matière d’écologie, alors que plusieurs revues, dont Causeur, glissent vers le climato-scepticisme, se développe une écologie de droite radicale, articulée autour de la notion de limite, notamment dans la revue du même nom (pour le versant catholique) et chez Alain de Benoist ou à l’Institut Iliade (pour le versant païen ou ethno-nationaliste).

L’antilibéralisme, fusion de ses origines dans le catholicisme du XIXe siècle et dans les droites révolutionnaires des années 1930, s’est approfondi au point que certains petits courants comme Rébellion – une structure satellite de la Nouvelle droite à Toulouse – rivalisent de discours anticapitalistes avec la gauche radicale.

La récupération islamophobe de la notion de laïcité par une large partie des acteurs politiques n’a pas empêché la cristallisation de courants ethnonationalistes prônant le repli communautaire et le séparatisme ethnoreligieux. Les recherches de Stéphane François sur l’éditeur Akribeia, sur la revue Sparta, sur l’organisation Terre et Peuple, sur l’Institut Iliade sont éclairantes.

Les courants suprémacistes blancs qui pensaient que les blancs d’Afrique australe devaient gouverner seuls des sociétés dans lesquelles ils étaient très minoritaires se disent aujourd’hui ethno-nationalistes ou nationalistes blancs. Le paradigme reste sud-africain, mais ils actent la défaite, l’impossibilité de bouter les non-Européens hors du continent, et se disent désormais « communautaristes » pour préparer la « sécession », comme le défend Terre &Peuple de Pierre Vial. Ils vont jusqu’à évoquer le « Grand Trek » – quand entre 1835 et 1840, les colons Boers sont partis avec leurs chariots pour récréer un état afrikaan, racialement et religieusement homogène –, analogie que filent les auteurs américains publiés par Akribeia ou Réfléchir & Agir, revue éditée à Toulouse mais diffusée en kiosque à l’échelle nationale.

La Vie des idées : Peut-on dire que, tout en étant composées de mouvements aux identités plurielles, les droites radicales se fédèrent autour de la question de l’identité ?

René Monzat : Le discours identitaire est né entre 1995 et 2000. C’était une version grand public des conceptions ethno-nationalistes. Il a des racines allemandes et sud-africaines, il a été préparé par le travail de la Nouvelle droite du milieu des années 1970 au milieu des années 1990, il a été mis en forme par des cadres du GRECE (Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne) à la fin du millénaire et a été adopté expressément par un petit courant suite à la dissolution, en 2002, du groupe Unité radicale dont un militant avait tiré sur le Président de la République Jacques Chirac lors du défilé du 14 Juillet.

Cette rhétorique a été reprise par le FN devenu RN, peut-être parce que des cadres identitaires sont partis militer au FN sans pour autant rompre avec leur courant, mais surtout parce que ce discours a immédiatement acquis une force d’évidence dans de nombreux milieux des droites radicales.

Le courant identitaire s’incarne dans des organisations politiques aux effectifs limités, qui se comptent en centaines de militantes dans différents pays. La rhétorique identitaire est non seulement le langage commun du nationalisme blanc, mais elle déborde beaucoup de ce cadre : elle est devenue fédératrice. Le résultat du premier tour des dernières Présidentielles confirme que le courant identitaire est un des trois courants structurant le champ politique.

La Vie des idées : L’antisémitisme est-il encore un marqueur des droites radicales ?

René Monzat : La thématique antisémite a été effacée très volontairement des discours publics, parce que ces discours sont coûteux en termes d’image pour les principaux acteurs. Mais elle s’est estompée aussi pour des raisons plus profondes, peu compatibles entre elles.

D’une part parce que le libéralisme culturel a été instrumentalisé contre les musulmans : les principaux courants des droites radicales affirment désormais défendre les femmes, les Juifs, les homosexuels contre les musulmans. C’est une « dédiabolisation » facile, mais pas forcément insincère. D’autant que le raidissement identitaire et islamophobe a notamment été porté – pour des motifs parallèles – par Finkielkraut et Zemmour, deux éditorialistes dont l’ascension sociale personnelle a été permise par l’appareil éducatif, au prix d’un renoncement partiel à des habitudes familiales, et qui craignent que l’école soit mise en cause par des gens (musulmans) qui ne consentiraient pas « l’effort qui fut demandé aux juifs, Libanais, Arméniens ou Italien. »

D’autre part, parce qu’une partie des antisémites se sont rendu compte que « les Juifs » ne pouvaient pas être les seuls responsables de l’évolution des sociétés occidentales, et que l’épuisement des formes de sociétés traditionnelles était un phénomène autonome rompant avec l’antisémitisme obsessionnel qui caractérise aujourd’hui encore une partie des milieux intégristes et ethnonationalistes.

Qu’un candidat des droites radicales à l’élection présidentielle puisse se présenter, lors de son principal discours devant des dizaines de milliers de soutiens, comme un « petit juif berbère » (Éric Zemmour au Trocadéro le 27 mars 2022), montre que l’antisémitisme continue à décroître dans la société française, y compris au sein du public xénophobe. Je renvoie sur ce point aux études de Nonna Mayer dans les rapports de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, La lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie, année 2020 (2021).

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Cela n’empêche pas des individus, groupes et publications antisémites de soutenir Zemmour, à leurs yeux le meilleur identitaire, quoiqu’incomplet (il ne comprendrait pas la dimension ethnique de l’identité). La thématique antisémite a donc en partie disparu des discours publics, mais pas de la culture des droites radicales.

La Vie des idées : Dans Les Droites nationales et radicales en France (op. cit., p. 323), constatant que nombre de responsables de bulletins skinheads étaient « mêlés à des actes de violences [sic] », vous avanciez que « les skinheads les plus violents [étaie]nt aussi les plus politisés ». La diffusion des idées d’extrême droite en France suppose-t-elle, aujourd’hui, une repolitisation ? La politisation « par le bas », sur le terrain, trouve-t-elle nécessairement un prolongement partisan, et se manifeste-t-elle dans les urnes ?

René Monzat : Les principaux courants idéologiques des droites radicales attachent une grande importance à la formation des cadres politiques, et disposent de structures dédiées (Issep, Academia Christiana, Institut Iliade). En revanche, hormis pendant la décennie 1989-1999, quand le FN a bâti un appareil de formation structuré, le FN/RN ne s’en est pas préoccupé. Il existe donc quelques milliers de cadres qui orientent les discours aptes à séduire un électorat massif, mais il n’est pas évident pour autant d’employer le terme de « repolitisation » pour des couches sociales qui expriment des angoisses et une xénophobie en votant pour les droites radicales.

En revanche, le travail linguistique effectué par des individus ou groupes des droites radicales peut s’étendre bien au-delà de ce camp politique : ainsi des termes et des expressions comme « identité », « grand remplacement » ou l’idée qu’on doit lutter contre le port du voile par des femmes et des jeunes filles se sont banalisés dans une grande partie des discours politiques, y compris chez des acteurs qu’on avait l’habitude de classer jadis « à gauche ».

La Vie des idées : Le très grand nombre de publications, maisons d’édition et librairies d’extrême droite – elles couvrent une cinquantaine de pages dans Les Droites nationales et radicales en France – étonne ; comment la transmission se faisait-elle entre les producteurs de contenu idéologique et le public ? Internet a-t-il changé les choses ?

René Monzat : Beaucoup de périodiques ont cessé de paraître, mais des canaux de diffusion ont surgi sur le net. Simultanément les livres sont mieux diffusés. Il n’existe aucune étude sur ce point, mais la quasi-totalité de l’électorat de Le Pen père et fille depuis 50 ans, comme d’Éric Zemmour aujourd’hui, ignore tout de la culture idéologique et politique réelle des cadres de ces mouvements.

L’espace des revues de la droite radicale s’est étendu à la rubrique « idées » du Figaro et une génération de polémistes chroniqueurs ont investi l’espace radio et la télé, au point que l’un d’entre eux, Éric Zemmour, s’est présenté à l’élection présidentielle en 2022.

Néanmoins l’audience de ces revues relais est limitée à quelques milliers d’exemplaires, même quand elles sont diffusées en kiosque (Éléments, l’Incorrect, Causeur, Rivarol, Réfléchir & Agir). Front Populaire, mieux diffusé encore, est un cas particulier, car il ne regroupe pas que des auteurs des droites radicales.

Il est aujourd’hui très facile (nonobstant les obstacles linguistiques) de prendre connaissance des ouvrages rédigés par les intellectuels des droites radicales hors de France. Un effort de traduction effectué par plusieurs maisons d’édition de droite radicale met à disposition en français nombre de livres d’Alexandre Douguine (eurasiste à qui on prête une influence sur Poutine), des ouvrages d’auteurs américains nationalistes blancs, des textes d’intellectuels de l’Alt Right (Kevin MacDonald), de masculinistes (Jack Donovan, auteur de la Voie virile, ode misogyne à la virilité homosexuelle), d’antisémites complotistes (Eustace Mullins, Douglas Reed, Michael Jones).

Néanmoins des milieux plus restreints cultivent un antisémitisme rabique : la littérature antisémite n’a jamais été aussi facilement disponible depuis la Seconde Guerre mondiale. Elle constitue un « édifice » de centaines d’ouvrages, anciens et nouveaux. Ils alimentent ensuite les discours antisémites du net. C’est un antisémitisme « structuré » ; les publications se répartissent en plusieurs familles : l’antisémitisme chrétien historique, l’anti judéo-maçonnisme, l’idée que les Juifs dominent le monde, et celle – souvent complémentaire – qu’ils sont à la source de toutes les subversions, la négation du génocide en tant qu’il a été organisé par les nazis, l’entretien de l’antisémitisme national socialiste et païen, l’antisémitisme littéraire fait de rééditions mais aussi de fictions contemporaines.
Ces sept familles s’incarnent chacune en des dizaines ou centaines de livres techniquement bien édités, à commander en ligne en quelques clics (souvent sur Amazon ou Google Books) et qui témoignent de l’existence d’un public francophone.

La Vie des idées : Vous semblez attacher une importance notable aux idéologies ; expliquent-elles les hauts scores électoraux du FN/RN chez les populations au capital scolaire ou universitaire le moins élevé ?

René Monzat : Aujourd’hui en France, la différence entre le RN de Marine Le Pen et Reconquête d’Éric Zemmour et Marion Maréchal n’est pas idéologique, mais découle de leur stratégie et réside dans les couches sociales visées et séduites.

Pour appréhender la manière dont se nouent, dans le monde occidental, les liens entre les idéologies des droites radicales et la constitution de leur base sociale, deux auteurs, qui ne sont ni politistes ni spécialistes des droites radicales, ont fourni un apport essentiel : Thomas Frank, dont le Pourquoi les pauvres votent à droite, écrit en 2004 (Marseille, Agone, 2012), éclaire la victoire ultérieure de Donald Trump aux USA, et Thomas Piketty qui, dans Capital et Idéologie, a mis en lumière la réalité internationale d’un courant/comportement « social-nativiste » (Paris, Seuil, 2019).

Marine Le Pen est nettement « social-nativiste », c’est-à-dire qu’elle « vend » aux natifs la perspective d’élever leur niveau de vie en discriminant les non-natifs, dans l’emploi et la protection sociale. Éric Zemmour, qui a un discours identitaire plus rude, insiste néanmoins par tactique sur des énoncés conservateurs et libéraux (anti-impôts), mâtinés d’accents protectionnistes, car c’est la « bourgeoisie nationale » et les couches populaires qu’il entend réconcilier, programme qui signifie toujours donner la priorité aux besoins de ladite bourgeoisie aux dépens des classes populaires, comme l’ont immédiatement compris les « couches populaires » en désertant le camp Zemmour pour revenir soutenir le RN de Marine le Pen. Ce déversement instantané, massif, inhabituel dans l’histoire électorale est très visible dans les tableaux des sondeurs décrivant la composition sociale des électorats, fin 2021 et début 2022, lors de la campagne présidentielle.

Cela renforce le constat que même au sein du camp « identitaire » le programme économique et social, et la cible définie en termes de classes sociales, jouent des rôles plus déterminants que les nuances dans les rhétoriques identitaires pour gagner une base électorale. Il est par ailleurs remarquable que les discussions stratégiques au sein du camp identitaire se déroulent dans le cadre d’une analyse en classes sociales, alors que leur discours hésite entre nier ou relativiser la lutte des classes, et au contraire la réintroduire en désignant une super classe, la « caste », ou plus classiquement les financiers mondialistes qui domineraient le monde.

Des discussions ont porté sur le programme politique, la base sociale et des questions idéologico-philosophiques : libéralisme et conservatisme sont-ils compatibles ? Quelle dose d’anti-libéralisme est compatible avec la captation de l’électorat conservateur et catholique de François Fillon ? Et pour gagner la bienveillance des financiers ?

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Ces débats parfois abstraits, mais aux enjeux politiques immédiats, se sont déroulés dans des revues et colloques au sein d’un espace politique dont les références allaient de Patrick Buisson (ancienne plume de Nicolas Sarkozy) ou Steve Bannon (qui a été proche de Donald Trump), à différentes structures catholiques traditionalistes et des équipes issues de la Nouvelle droite.

Une partie significative des deux courants dont l’alliance structura le FN se retrouvent aujourd’hui parmi les soutiens de Zemmour. D’une part, les catholiques traditionalistes (ceux issus de la matrice « Cité catholique » active depuis les années 1950), d’autre part la « Nouvelle droite » qui s’exprime aujourd’hui à l’Institut Iliade. Remarquons, tant au Rassemblement national que parmi les soutiens d’Éric Zemmour à Reconquête, la sensibilité diffuse de militants et de journalistes issus d’une culture maurrassienne.

Des noyaux de cadres politiques soudés par des cultures idéologiques fortes charpentent les partis de droites radicales à audience de masse.

Par ailleurs, le peu d’attention accordé aux idéologies en France est le reflet du peu d’importance accordé par l’Université aux recherches sur les droites radicales. Il y a un petit nombre d’excellentes auteures, mais l’ouvrage le plus utile sur les penseurs des droites radicales, Key Thinkers of the Radical Right (Oxford UP, 2019) de Mark Sedgwick, a été publié en anglais, alors que plusieurs contributeurs sont francophones : Jean-Yves Camus, Stéphane François, Marlène Laruelle. On peut regretter que l’étude des droites radicales ne bénéficie pas aujourd’hui en France des investissements intellectuels et académiques nécessaires ; il faudrait en effet lancer de grandes enquêtes pluridisciplinaires croisant enquêtes de terrain, sociologie du vote, histoire des idées, analyse de discours, etc.

La Vie des idées : Enquêtes sur la droite extrême adoptait une perspective mondiale. Les rapports de force ont-ils vraiment changé depuis la chute du bloc de l’Est ?

René Monzat : Nous ne sommes plus dans le même monde. Le basculement de perspectives avec la Chute du Mur a mis fin à l’alignement sur les USA par anticommunisme qui était le lot de l’essentiel de l’extrême droite. Ainsi le FN a-t-il instantanément adopté le discours des « peuples contre l’Empire », avec chez certains des accents tiers-mondistes. Puis, nouvelle inflexion, les « peuples contre l’Islam », combat qui pour les tenants du FN fédère l’Europe, et qui constitue une thématique commune à presque toutes les droites radicales européennes (sauf longtemps le Jobbik hongrois). Puis, avec la montée des régimes « illibéraux », les droites radicales peuvent s’inscrire dans la géopolitique d’un Monde multipolaire. Elles ne sont plus isolées.

La Vie des idées : Vous avez été un des animateurs du mouvement Ras l’Front. Peut-on dire que la progression actuelle de l’extrême droite marque une forme d’échec de la résistance qui lui a été opposée ?

René Monzat : Cette résistance a consisté à contenir le FN hors du champ politique qui restait structuré par la période de l’après-Seconde Guerre mondiale. Cela a pris la forme de nombreuses initiatives et de centaines de manifestations souvent très massives qui ont certainement gêné le FN, et sans doute pesé dans sa scission en 1999.

Mais les facteurs qui rendent compte de la poussée tendancielle des droites sont autrement puissants. La rupture des liens entre les couches populaires et les courants issus de la gauche en est une cause et un symptôme mondial. Des campagnes uni-thématiques de refus des droites radicales, ainsi que des activités anti- racistes ou anti-discrimination ne sauraient suffire à y remédier.

C’est pourquoi j’avais publié en 2004, au moment de l’étiage électoral du FN, un essai expliquant pourquoi l’extrême droite peut avoir de beaux jours devant elle (sous-titre des Voleurs d’avenir, Paris, Textuel). Toutes les raisons analysées il y a plus de 15 ans se sont renforcées, le niveau électoral des droites radicales a presque doublé, rassemblant en 2022 près du tiers du corps électoral, plus que les libéraux, et nettement plus la gauche (y compris les écologistes), tandis que les conservateurs comme les débris de la social-démocratie, privés de toute fonctionnalité politique, se débattent pour éviter leur pure et simple disparition.

De mon point de vue, si la gauche radicale ne renoue pas avec les couches populaires, la domination des droites radicales risque d’être durable. En effet, le durcissement des discriminations entraîné par une politique identitaire générerait et aggraverait des tensions susceptibles d’alimenter une demande sécuritaire autoritaire et donc de pérenniser leur emprise.

Face aux investissements de champs nouveaux par les droites radicales, une démarche « dénonciatrice », soulignant que certains écolos, anti-libéraux, anti-mondialisation ont des liens étroits avec des « fascistes » n’a qu’une efficacité marginale. De même dénoncer le « confusionnisme » apporte rarement de la clarté aux débats. Surtout quand on dénonce des confusions purement sémantiques entre « gauche » et « extrême droite », alors que, aujourd’hui en France, comme dans nombre de pays, ces notions n’ont pas de contenu politique vraiment défini.

En effet ces courants des droites radicales mènent des réflexions structurées, qui ont une cohérence certaine. De ce fait, il n’est possible de les critiquer qu’en partant de points de vue eux-mêmes clairs et structurés. Il faut savoir si les personnes ou groupes qui critiquent partent d’un point de vue libéral ou prétendent s’opposer aux lois du marché. Pensent-ils que le développement des échanges commerciaux contribue à adoucir les rapports entre les nations, ou bien à détruire la planète ?

Aujourd’hui la critique du programme de Marine le Pen formulée par le patronat (qui sous-entend qu’elle est une gauchiste mal dégrossie) et celle émise par la gauche radicale (qu’elle masque les rapports de classe au profit du patronat) sont absolument antithétiques.

La confirmation des droites identitaires comme principal pôle politique en France pèse directement sur la social-démocratie, non point en y gagnant des cadres ou des militants, mais parce que sur des « questions » que portent les identitaires (mondialisation, laïcité/discriminations religieuses, etc.) la social-démocratie résiduelle est divisée, ses cadres condamnés à être aspirés par un des courants politiques les plus massifs, ou à rester ensemble, mais politiquement paralysés et idéologiquement muets.

Cette confirmation pèse plus directement sur l’ancienne droite dont les éléments les plus libéraux sont en voie d’absorption par le courant libéral, et les plus conservateurs et sécuritaires se distinguent de plus en plus mal du pôle identitaire.

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