Crise de la société américaine, crise de la globalisation ? Par Emmanuel Todd

Emmanuel Todd travaille actuellement sur les tensions de la société américaine et leurs liens avec la globalisation. La conférence d’Emmanuel Todd s’est tenue à Nantes le 8 novembre 2016, quelques heures avant la proclamation des résultats.

Lors du débat du 26 septembre dernier, les deux candidats à la présidentielle américaine se sont accordés pour désigner un ennemi commun : la globalisation.

Dernière forme prise par la mondialisation, elle est marquée par l’instantanéité des échanges et par le néolibéralisme. Or, si la société américaine a su jouir des avantages de ce système, elle a dû faire face à des revers aux conséquences dramatiques. Ce n’est donc pas un hasard si aujourd’hui la globalisation concentre les critiques de bon nombre de citoyens américains. Beaucoup d’entre eux ne font plus confiance au multiculturalisme et sont tentés par le populisme.

 

(Ca commence à 41’00)

Emmanuel Todd souhaite apporter certains éléments qui nous permettront de comprendre le résultat des élections. Le traitement médiatique aux Etats-Unis a été complètement fou. Les médias en France ne font que les recopier, avec une moindre connaissance des réalités américaines. L’establishment et sa presse n’ont pas été mobilisés seulement contre Trump mais aussi contre son électorat et contre les thématiques qui sont apparues dans la première partie de la campagne électorale et qui ont montré le début d’une “reprise en main de l’Amérique par elle-même”.

La seconde partie de la campagne, concentrée sur les personnes de Trump (et son rapport aux femmes) et de Clinton (et son rapport à la Loi) ont occulté la première partie, soit la rupture des tabous sur les éléments centraux de la globalisation, la liberté des échanges et la liberté de circulation des hommes. La vision hyper individualiste de l’espèce humaine (il n’y a plus de nations, les individus circulent librement comme s’il n’appartenaient à aucun système national ou culturel), les marchandises doivent circuler… Dans la campagne de Trump, le rejet du libre échange et le rejet des Mexicains sont liés. Le déclencheur fut l’idée que les sociétés doivent rétablir des frontières contrôlables, c’est une mise en question du libre échange, interdite par les économistes et par l’establishment.

Sanders avait également mis au coeur de son programme une contestation du libre échange. Lors de son ralliement à Clinton, ses supporters ne se sont manifestés à la convention démocrate que lorsqu’il a été question de la critique du libre échange. Il s’agit donc d’une thématique très importante, très différente de la manière dont la campagne a été présentée par les médias : la campagne a été lancée sur des thèmes extrêmement sérieux, de critique sociale et de mutation sociale et économique.

Comment l’Amérique s’est-elle dirigée vers le libre échange ? C’est le protectionnisme qui a permis après la guerre civile le décollage de l’économie et la suprématie de l’Amérique à l’échelle mondiale. Le niveau des prélèvement douaniers en 1934 est de 18%, en 2007 de 1,5%. Le libre échange a déclenché une montée des inégalités puis finalement une stagnation du revenu médian. D’où l’importance du retournement actuel dans un pays habitué à une croissance ininterrompue : la rupture du rêve américain. Les effets du libre échange sur l’industrie, sur les salaires des ouvriers et de la classe moyenne sont faciles à observer, en dépit de l’avis des centaines d’économistes anti-Trump qui se sont manifestés lors de la campagne électorale.

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La présentation de l’électorat de Trump comme représentant une “infra-Amérique” pose le problème de la stratification éducative. L’effondrement de la valeur d’égalité, réalisé par l’abaissement des barrières douanières et leur non rétablissement en période de crise, a été rendu possible par l’évolution des structures éducatives. La montée du sentiment démocratique est liée à celle du niveau éducatif. Les sociétés avancées atteignent au tournant du XXe s. l’alphabétisation universelle. Cela aboutit à un sentiment égalitaire, favorisant la conscience nationale et favorable aux politiques protectionnistes. Peu de gens ont alors fait des études supérieures. En 1940, 6% seulement, en 2000, 32 %. Le monde perd son homogénéité éducative. Apparaît un nouveau type d’inégalité, avec l’apparition d’un monde de “supérieurs”. Sur ce plan, les Etats-Unis ont 30 ans d’avance. Contrairement à une idée générale, le niveau d’éducation moyen de la population américaine est très élevé, avec peu de différences entre tranches d’âge mais en revanche d’importantes inégalités éducatives. Le gros de l’électorat de Trump représente par exemple les éduqués supérieurs n’ayant pas atteint le niveau de la licence. La campagne électorale US a révélé des thématiques élitistes et anti-populistes de la part du camp Clinton qui reflètent ces inégalités.

Il faut essayer de comprendre pourquoi le monde anglo-saxon, qui a imposé au monde les règles du libre-échange, la globalisation, ne supporte plus les conséquences de ses propres valeurs. Comme si on avait été trop loin dans le stress induit par les conceptions néolibérales. On a constaté une remontée de la mortalité dans la population blanche (les blancs représentent 75% de la population), qu’on ne retrouve pas dans les minorités noire et hispanique. La mortalité du groupe blanc a cependant continué à baisser chez les éduqués supérieurs.

On devra observer dans les résultats des élections les différences selon le niveau éducatif. Dans le groupe blanc, le vote Clinton / Trump est directement lié, et consciemment, au niveau éducatif. Dans les derniers sondages, Trump était majoritaire dans le groupe ayant une éducation supérieure incomplète (n’ayant pas atteint le niveau de la licence) mais finit par s’implanter dans le monde ouvrier blanc.

Ce qui rend la poussée électorale de Trump dangereuse pour les Démocrates, c’est qu’il ne s’agit pas seulement d’une révolte “populiste” de gens ayant un niveau éducatif très bas, mais c’est aussi un phénomène de classes moyennes. Et les bouleversements historiques interviennent dans les sociétés quand les classes moyennes interviennent.

Réponses aux questions :

– Comparaison avec la situation en Europe

L’Amérique est en avance, y compris dans le déclin économique. Mais la campagne est intéressante parce que les Américains décident pour eux-mêmes, ce qui n’est pas le cas en Europe.

– Perte de prestige des USA

L’extérieur est important dans la campagne. La russophobie des Démocrates, qui ne semblent penser qu’en terme militaire, est ahurissante. L’Amérique perd le contrôle de tous ses alliés (Europe contrôlée par l’Allemagne, etc.). Mais subsiste une solidarité mondiale des establishments, souvent des gens de gauche, présentant Trump comme dangereux et Clinton comme compétente. Or le message de Trump porte sur la question de la réalité. Il dit à l’Amérique que ça va mal, alors que Clinton défend des “valeurs”. A l’international, Trump prend acte du déclin, pense que les alliés doivent assurer leur propre défense, mais n’est pas belliciste, veut s’entendre avec la Russie. Clinton veut conserver une société fragmentée par l’absence de protection douanière et dans le domaine international a des projets d’intervention en Syrie, rend possible l’idée de guerre avec la Russie. L’establishment est dans une problématique de domination culturelle plutôt que de perception de la réalité du monde.

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– Le mandat Obama

L’électorat a fini par se rallier à Clinton, mais Obama avait déjà opéré un premier recentrage national en terme de couverture santé, de reconstruction des infrastructures. C’est un paradoxe. Avant qu’il soit aspiré par le clintonisme, Obama a préfiguré l’évolution actuelle, qui touche à la fois la gauche et la droite. Le système anglo-saxon peut produire des ruptures assez violentes, comme l’arrivée au pouvoir de Reagan en 1980 et le virage néolibéral. Avec le Brexit, premier recentrage national, on a vu apparaître avec Teresa May un discours “conservateur de gauche” se préoccupant des classes populaires. Le retour aux conceptions nationales semble sur une voie inéluctable.

– Comment expliquer la position des Démocrates clintoniens ?

Ce sont les partisans d’une société post-démocratique. La force électorale de l’Amérique impériale représentée par Clinton est constituée d’un groupe supérieur assez massif croyant à la globalisation, allié à Wall Street et disposant d’un mercenariat électoral captif, les minorités. Le simple fait que les classes moyennes et le prolétariat noirs votent de la même façon montre du reste que la question raciale n’est pas résolue. Le pari démocrate repose sur l’espoir d’une évolution démographique : l’importance des minorités, alors que l’Amérique de Trump ne reposerait que sur une minorité blanche. Mais la rhétorique des minorités produit des effets de surmobilisation blanche (le corps électoral est encore aux 3/4 blanc). Les noirs qui votent démocrates votent contre leur intérêt économique. Les gens favorisés le plus par une politique protectionniste seraient ceux de la minorité noire. Et Clinton n’est pas Obama. Bill Clinton avait joué un rôle assez dur dans la poursuite des politiques d’enfermement carcéral des jeunes noirs. Les Hispaniques dans les sondages restaient à 30% en faveur de Trump en dépit de ses déclarations sur les Mexicains. Mais ceux-ci ne sont pas tellement à gauche, traditionnellement.

La démocratie américaine est une démocratie raciale fondée sur la solidarité du groupe blanc contre les minorités indienne et noire. La notion de race semblant indépassable, la dé-ségrégation issue des lois civiques a déstabilisé le système démocratique américain. Le Parti républicain s’est redéfini comme un Parti blanc. Les politiques néolibérales contre les subventions publiques étaient admises tant qu’on suggérait que les aides sociales étaient orientées vers le groupe noir. Trump a détruit cette logique en se désolidarisant des objectifs libre échangistes. La problématique a été déplacée par Trump des valeurs religieuses traditionnelles du Parti républicain vers des problématiques de classe. On s’aperçoit que la stratégie démocrate est par contre raciale. Et Sanders écarté, Clinton s’est recentrée sur les “valeurs”.

– Sur la démocratie : en phase de déclin.

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La France n’est plus une démocratie. Le vote est devenu une simple “illustration”. On revit peut-être quelque chose d’assez habituel dans l’histoire de la démocratie. La victoire du Brexit, victoire spectaculaire des non éduqués sur les éduqués supérieurs. Les universitaires anglais sont en fureur. Mais les représentants anglais conservateurs respectent la démocratie. Aux Etats-Unis, Trump, personnage improbable, se met à la tête du même genre de revendication. Il faut parler de révolte populaire ou de révolte démocratique car l’oligarchie a échoué en terme social et économique par rapport aux intérêts du gros de la population. Mais ce regain démocratique nous confronte à la réalité du fondement ethnique de la démocratie : il n’y a pas de démocratie sans un peuple qui existe à travers une langue et des habitudes culturelles. La problématique migratoire, la redéfinition du corps national et de la conception des frontières qui peut apparaître absurde dans un monde varié et coloré qui ne permet pas de parler vraiment d’”ethnie” est pourtant un phénomène primordial. Le corps des citoyens n’est pas un absolu, il a besoin de se définir “contre”. En Amérique, contre les Indiens et les Noirs. En admettant que le phénomène Trump constitue un regain démocratique, c’est à l’intérieur du groupe blanc, qui se définit contre d’autres groupes, tels que les Mexicains. L’idée de démocratie est confrontée à un non-dit.

– Que peut faire Trump ?

C’est une situation historique qui n’a jamais existé. Peut-il y avoir un ralliement des éduqués supérieurs à une stratégie de recentrage national ? On est peut-être dans une logique de lutte des classes, mais il y a la question raciale qui est actuellement indépassable.

– Le Brexit a été plébiscité par les classes inférieures et moins éduquées

On aurait dit il y a peu de temps que le fait que cette catégorie d’inférieurs vote le Brexit invalide ce scrutin. C’est ce qu’on disait du vote noir aux Etats-Unis : en quoi un vote d’inférieurs serait-il valable ? En France, le vote contre le Traité constitutionnel européen a été invalidé. Au Royaume-Uni, le tempérament démocratique est plus fort. Le vote sur le Brexit est respecté.

On peut se demander si les éduqués supérieurs sont réellement supérieurs. Le système éducatif pensé comme émancipateur est devenu une machine à fabriquer des inégalités et donc à justifier l’inégalité.

Il s’agit avant tout d’un monde de bons élèves. Le tri ne se fait pas que sur l’intelligence mais aussi sur l’obéissance : intelligence et soumission. Peut-on vraiment décrire l’establishment français ou américain comme intelligent ? Il faut décrédibiliser l’idée que ce monde supérieur est supérieur en intelligence, par exemple du point de vue de l’économie. Une population qui élirait Trump désavouerait ce système de domination. On reproche souvent aux Républicains d’être Créationnistes. Mais que penser de l’auto-hallucination de centaines d’économistes, pétitionnant contre Trump, présentant le libre échange comme indépassable ? Il s’agit de fausse conscience : les éduqués supérieurs ne sont pas supérieurs.