Construire un pont entre l’islam et la République

Tribune de Jean-Pierre Chevènement parue dans Le Monde, édition du vendredi 2 septembre 2016.


Construire un pont entre l'islam et la République
L’islam de France m’a toujours paru être une grande cause nationale. Avec 4,1 millions de fidèles, selon l’Institut national d’études démographiques (INED), il constitue la deuxième religion de France. Certes, tous les immigrés d’origine maghrébine, africaine ou turque, et pour la plupart de nationalité française, ne sont pas musulmans, mais ils le sont majoritairement.

Ils ont le droit de pratiquer leur culte. C’est pour favoriser leur intégration qu’en 1999 j’ai lancé une consultation réunissant les grandes sensibilités de l’islam présentes en France. Cette -consultation a permis d’élaborer une déclaration de principes afin de préciser les rapports entre les pouvoirs publics et le culte musulman. Les principes républicains ont été rappelés sans exclusive et le recensement a été fait de tout ce qu’ils permettaient. C’est sur cette base qu’a pu être créé en 2003 le Conseil français du culte musulman, Jacques Chirac étant président de la République et Nicolas Sarkozy, ministre de l’intérieur. J’ai moi-même approuvé cette création dont le bilan est souvent excessivement décrié, mais qui a l’immense mérite d’exister et qui a condamné fermement et publiquement les attentats terroristes en novembre 2015 par une déclaration lue dans toutes les mosquées de France.

Le ministre de l’intérieur d’au-jourd’hui, Bernard Cazeneuve, dont j’apprécie la maîtrise qu’il a à la fois de ses dossiers et de sa parole, a souhaité relancer le processus initié il y a bientôt dix-sept ans, en créant une instance de dialogue permanente et en relançant la Fondation pour les œuvres de l’islam de France créée en 2005 par Dominique de Villepin, afin de surmonter les blocages qui l’avaient empêchée jusqu’à maintenant de fonctionner. Il m’a pressenti pour en prendre la présidence. Que s’agit-il de faire ?


Tout simplement aider à l’émergence d’un islam de France qui soit un islam républicain, autonome aussi bien dans ses financements que dans sa démarche. Religion minoritaire en France, l’islam a tout à gagner à la laïcité. Celle-ci n’est dirigée contre aucune religion et permet l’épanouissement de la spiritualité, en dehors de l’espace public de débat, commun à tous les citoyens. Dans cet espace commun, chacun est invité à faire prévaloir sa raison dans la recherche du meilleur intérêt général plutôt que dans l’affirmation de sa foi où, bien sûr, il peut très bien trouver la source de ses motivations. L’affirmation du sens de la laïcité ne doit pas être confondue avec le problème des mœurs et de l’intégration à la société française, évidemment souhaitable, alors que le terrorisme djihadiste ne se cache pas de vouloir en exploiter les faiblesses et les fractures.

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Combat d’idées
C’est un défi de civilisation : il faut que chacun trouve en lui la force de ne pas se laisser entraîner dans des surenchères dangereuses que la canicule d’août 2016 n’excuse pas. A l’obscurantisme, il faut répondre, plutôt que par la réglementation, par le combat des Lumières auquel tous sont conviés, musulmans ou non. L’islam de France et la démocratie sont parfaitement compatibles, dès lors que nos concitoyens musulmans acceptent d’entrer, comme ils le font de plus en plus, dans le débat républicain sanctionné par le suffrage universel.

Un troisième argument, souvent avancé pour refuser tout débat avec l’islam, est l’égalité hommes-femmes. C’est oublier que celle-ci a été historiquement une conquête, non seulement contre l’Eglise mais aussi sous la IIIe République contre la gauche républicaine elle-même, qui n’a accepté le vote des femmes qu’en 1945, quand le général de Gaulle le lui a imposé. Toutes les sensibilités de l’islam ont accepté, formellement au moins, ce principe d’égalité hommes-femmes. Ce combat doit être mené mais il n’y a pas lieu de l’hystériser. C’est un combat d’idées que nous gagnerons.

Le regain du fondamentalisme religieux en terre d’islam est un fait avéré depuis 1979. L’Occident d’ailleurs n’y a pas peu contribué. Il devrait faire son examen de conscience. Bien sûr, il y a aussi des causes endogènes. Mais ce regain du fondamentalisme religieux est-il irréversible ? Le sort de l’esprit de réforme (la Nahda) est-il définitivement scellé ? Je n’en crois rien. On peut constater une très forte résistance à l’islamisme radical et même à l’islamisme politique dans presque toutes les sociétés musulmanes et notamment arabes (cf. la Tunisie). Ce qui se passe dans notre pays n’est évidemment pas sans rapport avec les conflits qui agitent le monde musulman.

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Bien sûr, l’émergence d’un islam de France n’est qu’une réponse très partielle à ce défi de l’obscurantisme. Elle dépend d’abord des musulmans eux-mêmes, mais c’est leur intérêt car leur avenir est en France et pas ailleurs, et c’est aussi l’intérêt de la France qui doit associer tous ses citoyens à un projet de refondation républicaine encore à construire. L’émergence d’un islam de France est une affaire de longue haleine mais qui répond tellement à l’intérêt national qu’elle devrait rassembler la droite et la gauche.

Le dispositif retenu est simple. C’est un tripode. Une fondation reconnue d’utilité publique aidera aux projets éducatifs, culturels et sociaux. Elle n’aura donc pas d’activités proprement cultuelles. Mais il y a tant à faire pour faire comprendre aux Français ce qu’est l’islam et ce qu’est la République française aux musulmans, comme d’ailleurs à beaucoup d’autres Français. La fondation pourra aider à la formation juridique, civique et, le cas échéant, linguistique des imams. Elle cherchera par priorité le dialogue avec la jeunesse et favorisera notamment la recherche en islamologie.

A côté de cette fondation dont l’objet est profane, une association cultuelle de la loi de 1905 aidera au financement des lieux de culte et à la formation religieuse des imams. Celle-ci est assurée pour trois cents d’entre eux dans le cadre d’accords négociés avec l’Algérie, le Maroc et la Turquie. L’objectif est de faire en sorte que, progressivement, cette formation religieuse puisse être assurée en France.

Le troisième pied du tripode sera constitué par un ou deux instituts d’islamologie. Les futurs imams seront astreints à suivre leur enseignement, la qualité d’imam devant être reconnue par le Conseil français du culte musulman.

Le financement de ce dispositif sera assuré par des fonds exclusivement français. L’Etat y contribuera pour la partie profane. Pour ce qui est de la partie religieuse, il faudra trouver les moyens en France même, dans les meilleurs délais. C’est possible dans des conditions qui respectent les obligations de la loi de 1905. Le ministre de l’intérieur a évoqué une redevance sur le hallal qui reçoit un large consensus.

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Un chemin ardu
Cette nouvelle étape n’est qu’un moment dans un processus engagé en 1999 et qui est par nature une œuvre de longue haleine. Ce qui compte, c’est l’affirmation d’une volonté politique forte et la mise en place rapide d’un dispositif qui portera ses fruits dans la durée. Il faut favoriser sans attendre les évolutions nécessaires. C’est l’affaire des musulmans d’abord. C’est aussi la volonté de l’Etat. Elle répond à l’exigence du pays. Le chemin est ardu mais il n’y en a pas d’autre. L’engagement de chacun est requis dans cette période d’épreuves, à laquelle le pays doit se préparer. Il y aura, en effet, d’autres attentats. Les guerres de religion ne s’éteignent pas si facilement. Les ennemis de la France et de la République veulent nous précipiter dans la guerre civile. Ne soyons pas assez sots pour les y aider.

L’étape qu’a souhaitée Bernard Cazeneuve en appellera d’autres demain. Il faut se préparer à une longue lutte. Je veux maintenant rassurer ceux qui s’inquiètent à tort ou à raison de voir un républicain laïc exercer la responsabilité, dont j’ai accepté le principe, de présider la Fondation pour les œuvres de l’islam de France. Il était inévitable que des critiques, d’esprit communautariste, s’expriment. Mais cette fondation a un but exclusivement éducatif, social et culturel, nullement cultuel. Elle est un pont entre la République et l’islam de France. Cette responsabilité, bien évidemment, ne saurait être exercée, à l’âge que j’ai atteint, qu’à titre temporaire.

Source : Le Monde