Sur les conceptions économiques de Léon Trotsky

Par Michel Raptis
le Vendredi, 20 Octobre 2006

Parler des conceptions économiques de Léon Trotsky en général, c’est aborder un très vaste sujet. Cet exposé sera centré surtout sur les conceptions de Léon Trotsky concernant les problèmes de la « transition du capitalisme au socialisme », c’est-à-dire sur un thème restreint, mais d’une actualité brûlante.

Dans le domaine de ses conceptions économiques en général, Léon Trotsky excelle, par rapport à plusieurs autres grands marxistes, par son compréhension plus équilibrée, plus profonde des liens existant entre la conjoncture économique et les problèmes de tactique et de stratégie en politique.

Léon Trotsky a vécu la première moitié de notre siècle, et tous ses raisonnements économiques et politiques se déterminent par le stade auquel était parvenue à cette époque l’économie capitaliste mondiale : une économie qui connaît souvent des crises dans le modèle quasi classique des crises appréhendées par Marx, qui conduisent à une destruction et par la suite à une stagnation prolongée des forces productives ; ce fut le cas avec l’évolution de l’économie mondiale entre 1918 et 1929, aboutissant à la grande crise qui éclata aux Etats-Unis en 1929. Si le prolétariat ne saisit pas l’occasion d’une crise révolutionnaire majeure, le capitalisme, revigoré par la « catharsis » de la crise économique, reprend son essor économique : tel est, rapidement esquissé, le raisonnement de Léon Trotsky en cette matière.

Pendant cette période, Léon Trotsky n’adhère pas à l’idée d’une évolution catastrophique rectiligne et sans issue. A plusieurs reprises, au contraire, il met en garde contre des affirmations sommaires concernant par exemple l’impossibilité d’un redressement de l’économie capitaliste à la suite d’une crise et il s’oppose résolument à l’idée d’une fin proche du capitalisme provoquée par l’« impasse » de son économie.

D’autre part, Léon Trotsky se montre très soucieux de souligner l’importance d’adapter la tactique appliquée par le mouvement syndical et politique aux différentes phases de l’évolution de la conjoncture économique. Nous avons un exemple brillant de sa façon dialectique de comprendre et d’approfondir ce sujet dans l’essai qu’il a écrit au début de l’année 1930, sur la « Troisième période d’erreurs de la IIIe Internationale », et qui doit être considéré comme le meilleur manuel marxiste à l’usage des militants syndicalistes et politiques face aux fluctuations du cycle économique.

Si la politique est économie concentrée, l’analyse précise de cette dernière, de ses fluctuations, est absolument nécessaire pour une juste orientation de la politique, aussi bien sur le plan tactique que sur le plan stratégique.

D’une manière plus générale, à travers l’oeuvre de Léon Trotsky, on saisit bien l’intérêt qu’il portait à bien comprendre les incidences de l’économique sur le politique, et, sans jamais tomber dans un économisme vulgaire, à appliquer la politique effectivement comme économie concentrée.

Ainsi, ce n’est pas un fait du hasard que Léon Trotsky soit le premier à comprendre l’impasse à laquelle conduisait la politique du « communisme de guerre » inaugurée par les Bolcheviks après 1917 et à en chercher une issue dans une sorte de NEP, avant même Lénine.

Par la suite, ce qui est remarquable c’est que Trotsky poursuit jusqu’à la fin de sa vie l’approfondissement de cette question conçue par lui comme fondamentale pour l’«évolution du capitalisme au socialisme» dans les conditions historiques concrètes de son époque, c’est-à-dire dans le cadre d’une révolution commencée dans un pays arriéré et pour longtemps isolée d’une extension internationale dans des pays avancés.

Loin de connaître les fluctuations de pensée économique d’un Boukharine ou d’autres bolcheviks, qui se rapprochent ou s’éloignent occasionnellement du « centrisme » de Staline, Léon Trotsky poursuit une élaboration de plus en plus équilibrée de la NEP, conçue par lui comme la politique économique inévitable et de longue durée du « passage du capitalisme au socialisme » dans les conditions historiques de son époque.

Ainsi, toutes les critiques qui lui ont été faites, par exemple de négliger la paysannerie, de précipiter l’industrialisation et la collectivisation, sont dénuées de fondement si l’on se réfère à l’évolution réelle de sa pensée dans les écrits qui l’expriment. Trotsky, certes, est le premier, avant même Lénine, à militer pour un développement planifiée de l’économie soviétique. Il est exact également que pendant toute une période, il insiste sur la nécessité de faire avancer plus vite l’industrie lourde et légère.

Plan et industrialisation font partie de sa conception plus générale de la NEP couvrant la période de « transition du capitalisme au socialisme ». Ils s’inscrivent dans une économie de marché dominée encore aussi bien par la loi de la valeur que par la rente foncière absolue et différentielle.

Le marché est nécessaire pour stimuler la production agricole, pour faire connaître les exigences de tous les participants de l’économie et pour vérifier les résultats de cette dernière. « Le plan » lui-même « se vérifiera et dans un large mesure, se réalisera par l’intermédiaire du marché » (« L’économie soviétique en danger », 22 octobre 1932). Le calcul commercial basé sur une monnaie stable est absolument nécessaire aussi bien pour la vérification du plan que pour le fonctionnement équilibré, contrôlé, vérifiable, de l’économie de transition tout entière.

Mais si celle-ci et le plan lui-même continuent à être régis par le « marché », c’est-à-dire par l’emploi des méthodes marchandes et monétaires, il faut que le plan – dans le domaine strictement économique – et la plus large démocratie socialiste – dans le domaine politique – soient, selon Trotsky, les deux conditions indispensables pour orienter l’économie spécifique de « marché » de la période de transition vers l’affermissement de la tendance socialiste de celle-ci.

Le plan « viole » constamment la loi de la valeur qui régit encore cette économie par le rôle multiple de l’Etat, de son budget, et de ses autres interventions. Mais si le plan est élaboré bureaucratiquement et centralement seulement il aboutira à bloquer, déformer et éliminer tous les stimulants qu’il faut susciter et entretenir par le « marché » spécifique de l’économie de transition. Le meilleur palliatif à ce danger est, selon Trotsky, le développement de la démocratie socialiste, dans laquelle il inclut les soviets, les syndicats et le parti. A posteriori, on doit critiquer la préférence qu’il donnait au parti qui, déjà fortement bureaucratisé, ne se prêtait guère à être le foyer principal de la démocratie socialiste, mais l’idéalisation du parti par les bolcheviks est un thème à part qu’on ne saurait inclure et traiter dans cet exposé.

Dans une première phase du développement économique de 1’URSS, après l’« erreur » de la politique du « communisme de guerre », Léon Trotsky adopte résolument la conception de la NEP. Mais en même temps, il ne cesse d’insister sur les dangers du développement déséquilibré que celle-ci entraîne de la façon dont elle est appliquée.

Trotsky concentre pendant cette période (1923-1928) ses critiques sur le retard de l’industrialisation et du plan, et insiste sur le danger que représentent les fameux « ciseaux », la « smytchka », pour l’indispensable alliance paysans-ouvriers. Quand la production agricole est stimulée par la NEP, l’industrie retarde, et cela mine y compris la production agricole. Les paysans ne trouvant pas sur le marché les produits dont Us ont besoin ou trouvant des produits trop chers, soit s’adonnent à une production d’auto-suffisance, soit stockent leur production et l’écoulent en partie au « marché noir ». Il faut que prix agricoles et prix industriels se rapprochent, par une production ajustée entre agriculture et industrie.

Mais les conséquences sociales d’un tel décalage, s’il persiste, sont encore plus graves. Des couches néo-capitalistes se créent et se développent dans les campagnes, à côté de couches analogues que la politique générale de la NEP favorise inévitablement dans les villes également. Ces maux sont inévitables, mais il faut contrôler leur développement par la politique économique de l’Etat et par l’affermissement du caractère socialiste de l’Etat, par l’élargissement constant de la démocratie socialiste. En assurant également un rythme plus rapide du développe-ment du secteur de l’économie « socialiste » proprement dite, comme c’était le cas à l’époque (du secteur « socialisé » dirons-nous actuellement), afin qu’à la longue ce secteur devienne le secteur de loin prépondérant de l’ensemble de l’économie.

Dans le schéma d’une telle évolution de la NEP, que préconise de manière constante Léon Trotsky, la question de la collectivisation de l’économie agricole occupe naturellement une place très importante. Léon Trotsky est pour que celle-ci progresse constamment, mais non pas sous l’effet de mesures et de pressions administratives, bureaucratiques, mais par la volonté libre du paysan acquis aux avantages économiques de la collectivisation. Or, ces avantages ne peuvent se manifester sans que l’industrie soit capable de fournir aux campagnes les machines et les engrais nécessaires à la grande exploitation mécanisée de la terre.

Toutes ces idées sont parfaitement claires chez Trotsky, dès la période 1923-1928, quand il se livre à une critique de «gauche» de la NEP telle qu’appliquée par Staline et Boukharine. A partir de 1928, après le brusque tournant de Staline qui supprime pratiquement la NEP et passe à l’industrialisation hyper-accélérée et à la collectivisation forcée, Trotsky se livre à une critique systématique de ce virage en apparence de « gauche » et dénonce la distorsion bureaucratique grave de l’économie soviétique, libérée désormais de tout contrôle économique, que ce soit par la monnaie (stable), les prix (vrais) ou le plan (démocratique).

Se trouvant confronté aux disproportions et aux dangers engendrés par l’appli-cation débridée de la NEP pendant la période 1923-1928, la bureaucratie, écrit Léon Trotsky, « a liquidé la NEP. Elle a remplacé les méthodes du marché par un plus large usage de la méthode de la coercition bureaucratique et arbitraire» (« L’économie soviétique en danger »). C’est sur cette ligne que va se développer désormais l’économie soviétique, ligne qui la conduira en définitive à l’impasse dont tente maintenant de la sortir la « deuxième révolution sociale » de Mikhaïl Gorbatchev : en abolissant prématurément la NEP, l’économie soviétique s’est affranchie de tout contrôle économique, sombrant dans l’arbitraire bureaucratique le plus insensé.

Léon Trotsky est conscient de ce désastre. A partir de 1928 et jusqu’à la fin de sa vie, il ne cesse de critiquer l’abandon de la NEP et le cours volontariste de l’économie soviétique. Quand certains de ses partisans interprètent le tournant de Staline vers l’industrialisation et la collectivisation comme un tournant «juste à gauche », Trotsky les met en garde contre l’aventurisme de cette politique. Il demande qu’après la réalisation hâtive du 1er plan quinquennal, qui donne lieu à des disproportions et gaspillages graves, un temps d’arrêt avant la mise en exécution du deuxième plan quinquennal soit observé, pour une « remise à neuf sérieuse » de l’économie soviétique ravagée par la volontarisme bureaucratique et aventurier. Il insiste sur la nécessité de « battre momentanément en retraite, aussi bien dans le domaine industriel qu’agraire ».

On suit l’évolution de la pensée économique de Léon Trotsky appliquée plus précisément aux problèmes de la « transition du capitalisme au socialisme » à travers ses différents écrits de 1923 à 1940, et plus particulièrement dans les écrits suivants : « Cours nouveau » (1923), la préface et autres passages de la « Révolution défigurée» (1927), ses lettres adressées d’Alma Ata puis de Prinkipo aux différents bolcheviks exilés en URSS, son écrit « Staline théoricien » d’août 1930, son écrit « L’économie soviétique en danger » d’octobre 1930, et bien sûr la « Révolution trahie » de 1936. C’est dans ce dernier ouvrage qu’il systématise sa pensée sur ces problèmes.

Recourir à tous ces écrits aujourd’hui présente un intérêt qui ne se limite pas à mieux connaître la pensée de Léon Trotsky. L’intérêt majeur d’une telle lecture réside, à notre avis, dans le fait suivant : au moment où nous assistons à l’écroulement du stalinisme en URSS, la perestroïka à la fois met en lumière le bilan désastreux de l’économie soviétique, depuis que la NEP fut abandonnée et que s’est instauré le volontarisme bureaucratique, et la nécessité d’en sortir par un nouveau recours à une sorte de NEP. On renoue donc avec des idées analogues à celles que Léon Trotsky et tout un courant au sein du parti bolchevik mettent en avant dès 1923 afin que l’économie soviétique évite son désastre actuel. Loin donc d’identifier stalinisme et marxisme, il faut distinguer entre un cours dicté non par la théorie, mais par des forces sociales concrètes issues du recul de la révolution russe, qui ont pris le dessus, ont écrasé l’opposition marxiste, et ont instaure le volontarisme bureaucratique aventurier dans l’économie, la conduisant à l’impasse et au désastre.

Reste certes une question plus générale: dans le cadre d’une expérience socialiste menée dans un pays isolé et arriéré comme l’URSS, et dans le cas où l’on applique une NEP telle que Léon Trotsky la concevait, serait-il possible de contrôler cette dernière sans que ses inconvénients économiques et sociaux ne prennent le dessus et n’amorcent une tendance de retour au capitalisme ?

Ce qui nous amène à une autre question capitale, évoquée succintement: le contexte international reste-t-il toujours susceptible de permettre l’extension relativement rapide d’une révolution cantonnée dans un cadre national, condition sans laquelle aucun révolution socialiste nationale n’a devenir ?

Léon Trotsky, comme Lénine, appartenait à une époque où la réponse à ces questions était évidente et positive. Tandis qu’aujourd’hui, il est nécessaire de réévaluer les chances de la dynamique révolutionnaire par une appréciation de la situation mondiale dans sa globalité structurelle. Mais il s’agit là de questions ne faisant pas partie du sujet que nous avons eu à traiter ici.

Quatrième Internationale, n°35, avril-juillet 1990

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