Un crime écologique sans précédent en Europe: les forêts roumaines

La dégénérescence environnementale accompagne partout la dégénérescence économique et morale du capitalisme tardif impérial, et donc mondialisé. L’Europe orientale est devenue, depuis « la chute du mur », le premier terrain d’expérimentation du « libéralisme réel », en s’appuyant sur la situation d’une population précarisée, appauvrie et donc abrutie qui ne voit d’autre perspective que d’assurer sa survie au jour le jour qu’au dépens des générations suivantes et de l’intérêt collectif.
L’état des forêts roumaines nous apportant du coup l’illustration tragique et caricaturale de cet état de fait …mais il en va de même dans les pays voisins.
La Rédaction

Par Claude Karnoouh
Septembre 2021

Tous les jours à toutes heures, apparaissent sur les réseaux sociaux les images des ravages causés par les massives coupes de bois effectuées dans toutes les forêts de Roumanie, y compris dans les forêts primaires, les dernières d’Europe1. Défrichage sans précédent dans l’histoire du pays, même les Soviétiques occupant la Roumanie entre 1945 et 1962 n’avaient pas agi de manière aussi systématiquement brutale.

Lorsque j’arrivai pour la première fois en Roumanie en 1971, je fus impressionné par l’immensité des forêts de toutes les régions de la Transylvanie, de la Bucovine et du nord de la Moldavie. Lorsqu’un peu plus tard sur le chemin menant du Maramures à la Bucovine je suivais la route empierrée passant par le col de Prislop, j’avais perçu la puissance de cette forêt de mélèzes et de sapins si densément plantés qu’il semblait quasi impossible de la pénétrer à pied. C’était un lieu encore protégé où les ours et les loups vivaient en paix, et plus avant, en altitude, dans les clairières d’alpages, les cerfs et les biches, les chèvres noires et les chevreuils gambadaient comme dans une sorte de Paradis terrestre oublié. Ayant vécu au Maramures entre 1973 et 1981, j’ai vu et constaté combien, en dépit des bakchichs, la politique de gestion du patrimoine forestier par les autorités communistes était sérieuse. On pouvait observer l’organisation des coupes et du replantage qui se déployaient d’années en années et ce que d’aucuns pouvaient témoigner à loisir. A cette époque, le souci écologique était peu développé, il s’agissait essentiellement d’une conception économique et technique rationnelle de l’usage des forêts sur le long terme.

Ayant beaucoup travaillé sur l’analyse phénoménologique de la poésie populaire (de fait un discours rituel rythmé beaucoup plus qu’une dessein poétique), j’avais entendu souvent cette phrase : « Românul e frate cu codru ». Voilà une phrase qui a priori semblait énoncer une symbiose harmonieuse entre l’homme et la nature-forêt. Toutefois, s’il en eût été ainsi, on eût pu conclure à une exceptionnalité roumaine du monde paysan ! Déjà en 1915, le journaliste étasunien John Reed, de passage en Roumanie, avait noté que dans le vieux royaume, les propriétaires de forêts sises sur le flanc méridional de l’arc carpathique y faisaient tailler à qui mieux-mieux les essences les plus rares pour les brader aux compagnies forestières étrangères. « Românul e frate cu codru » dans l’imaginaire des rituels certes, mais dans la pratique, Românul est aussi avide que les autres. De très nombreuses études historiques qui portent sur le Moyen-âge en Europe occidentale ont montré dès longtemps combien la paysannerie s’est acharnée à détruire, contre la volonté seigneuriale ou royale, les grandes forêts de chênes et de hêtres de France, d’Angleterre et d’Italie, voire aussi d’Allemagne de l’Ouest. Déjà au XIIIe siècle, la « Gallia comata » n’était plus en France qu’un très ancien souvenir rapporté par le De bello gallico. Et il fallut des politiques étatiques drastiques pour régulariser le défrisage des forêts, en particulier pour éviter qu’elles ne soient totalement détruites comme le fut la forêt de Valachie par les Ottomans. Aussi la construction des bateaux, des maisons et la fabrication du charbon de bois pour la fonte du minerai de fer étaient-elles sévèrement réglementées. Ainsi sont nées en France et en Angleterre les célèbres forêts domaniales gérées par une administration centrale et des antennes régionales tatillonnes. Il en allait ainsi en Roumanie sous le régime communiste qui malgré un certain coulage bien balkanique avait su conserver des forêts exploitables grâce à une politique de restauration, et simultanément à garder des forêts primaires intouchées depuis des temps immémoriaux. Cette gestion était organisée par des agronomes et des ingénieurs des eaux et forêts ayant autorité de police, avec un système d’amendes, voire plus, de condamnation à des peines de prison selon l’importance du vol.

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La situation catastrophique dans laquelle se trouve actuellement les forêts roumaines tient à la synergie de deux dynamiques. La première concerne la perte totale d’autorité de l’Agence des eaux et forêts (Romsilva) minée par la corruption galopante de sa direction nationale et régionale, et celle des ministres successifs de l’environnement ; la seconde doit être cherchée dans la privatisation et les énormes rétrocessions de propriétés aussi inconséquentes que profondément démagogiques des espaces forestiers au profit d’anciens et nouveaux propriétaires, sans qu’aucune limite législative ne leur soit imposée. En bref, la mise à l’encan par le libéralisme sauvage dans un contexte néocolonial de ces joyaux de la nature (écosystème) dont les propriétaires, même petits, tirent sans aucun contrôle des revenus substantiels. En l’état actuel de la situation, le problème semble insoluble à moins d’y appliquer les méthodes drastiques que pratiquent les Rangers contre le braconnage dans les parcs nationaux d’Afrique australe – une balle dans la tête à toute personne surprise braconnant. Ainsi, chaque jour apporte son lot d’informations désolantes sur les défrichages massifs commis dans toutes les parties de la Transylvanie, voire encore dans des forêts proches de Bucarest comme celle de Baneasà. Négociants en bois autrichiens ou fabricants de meubles bon marché, tel IKEA, s’en donnent à cœur joie et réalisent des profits sans précédent.

Cet événement qui dure depuis plus de dix ans possède au moins une vertu, celle de nous montrer quelques traits constitutifs de la Roumanie postmoderne, en l’espèce celle du post-communisme. Le premier trait qui me paraît évident, c’est la totale absence de société civile lorsqu’il s’agit d’un authentique bien commun concernant tous les citoyens et le devenir de la nation. Les nouveaux petits-bourgeois urbains qui veulent jouer aux Occidentaux se mobilisent pour des friandises gadgétiques parfois sinistres, LGBTQ, woke et cancel culture, écriture inclusive, mais jamais pour des actes qui aideraient au bien général, la common decensy ; la couche petite-bourgeoise issue directement des cadres intellectuels ou techniques du Parti communiste roumain (PCR), mobilise les masses rurales et semi-rurales avec la BOR (Biserica ortyodoxa Române – Église orthodoxe roumaine) pour mettre en scène un nationalisme désuet sans jamais remettre en cause le fait que c’est le capitalisme néolibéral sans frein qui démolit systématiquement l’État-nation et sa culture. On a donc affaire à des clowns qui brandissent un simulacre comme effet de réel ; enfin et selon les moments, telle ou telle minorité revendique des avantages qui pourraient être tout aussi valables pour une autre minorité. On a donc un pays éclaté qui semble tenir en place grâce à sa police et ses services d’information et, last but not least, grâce à une grande apathie, à une grande lassitude du peuple, et… ce n’est guère nouveau, grâce à sa grande lâcheté collective.

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Le second trait, c’est la quasi-inexistence de l’État en tant que sphère politique ayant une certaine autonomie selon le schéma hégélien. L’État roumain est même la caricature de l’État de classe, il est en-deçà. L’État roumain se réduit à un instrument politico-administratif permettant à des groupes politiques se succédant à divers postes ministériels de trouver des sources de revenus conséquents en siphonnant par diverses combines l’argent public. En d’autres mots, l’État est copartagé par des groupes mafieux qui, alternativement, permettent aux dirigeants des partis politiques et à leurs commensaux de faire fortune sous le regard complice de l’Occident qui ferme les yeux pourvu qu’on laisse à ses entreprises toutes les possibilités de commerce et d’appropriations des biens locaux. Ces richesses s’obtiennent par la vente frauduleuse du bien commun, par la corruption massive lors de l’attribution des marchés publics, par le détournement à des fins privées des subventions européennes, par les faveurs hors-la-loi accordées à des entreprises privées ad hoc qui, et c’est le moins que l’on puisse dire, ne travaillent pas du tout au bien commun.

Après plus de trente ans de postcommunisme, tout cet ensemble de dynamiques a conduit le pays à se trouver dans la situation d’une colonie postmoderne de l’Occident et des États-Unis, semblable à la plupart des pays africains ou à certains États d’Amérique latine. Les grandes entreprises stratégiques, la distribution de l’eau, du gaz, de l’électricité, la fabrication des armes, les industries mécaniques, les banques, et last but not least, les vastes forêts sont désormais aux mains du capital privé étranger. La grande politique est ainsi déterminée par les parrains US et UE, aussi les directives économiques, industrielles, scolaires ou les lois sociales du travail sont-elles dictées par Bruxelles et Washington.

Dans ce contexte institutionnel, et avec l’apathie générale qui domine la société, on ne voit pas comment cet auto-pillage forestier pourrait s’arrêter. En effet, il s’agit d’une catastrophe car la déforestation n’a pas pour seul effet de laver les sols lors de grandes pluies et donc d’engendrer des inondations, mais elle a un effet destructeur sur la faune. Aujourd’hui, l’habitat des ours est tellement réduit qu’ils descendent dans les villes pour vider les poubelles ou se tiennent au bord des routes pour mendier quelques nourritures aux touristes, ce qui les condamne à mort dès lors qu’ils montrent quelque agressivité, en particulier lorsque les mères sont accompagnées de leurs oursons. Il en va de même pour les grands prédateurs comme les loups et les lynx qui n’ont plus de retraite secrète dans des forêts qui ressemblent à une peau de chagrin. Or cela ne semble pas affecter les populations rurales ou semi-rurales, encore plongées dans des mentalités du Moyen-Âge et renforcées dans leur vision stupide du bénéfice immédiat par des politiciens démagogues et surtout intéressés par les prébendes, et une administration qui touche encore des dividendes illégaux sur toutes ces opérations.

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Ici, il ne s’agit pas de spéculer dans le champ de la haute philosophie, de faire une gymnastique complexe de déconstruction afin de saisir l’espace-temps où se tient l’être de l’étant « Seinde » de la déforestation. Il est éclatant de visibilité, il est là, devant nous, dans la Lichtung défrichée du capitalisme sauvage où les bénéfices immédiats sont énormes, au détriment d’un bénéfice humain et animal à plus long terme. Un sociologue étasunien que j’apprécie hautement, Mike Davis, avait écrit il n’y a guère, un excellent petit livre roboratif intitulé, Le stade Dubai du capitalisme. Aujourd’hui, si la gauche roumaine avait un peu plus de courage que de s’occuper de gadgets intellectuels, elle devrait écrire un ouvrage intitulé Le Stade forestier du capitalisme roumain.

Claude Karnoouh,
Moresco (Le Marche) le 23 août 2021

Notes :

1 NDLR. La Biélorussie, la Pologne et la Russie estiment aussi avoir chez eux « la dernière forêt primaire d’Europe », à Białowieża (connue pour se bisons et tarpans et l’herbe de bison appréciée des amateurs de vodka) ou dans le Caucase et le nord russes, mais ces « titres de gloire » revendiqués pour la gloriole nationale perdent toutes leurs couleurs dès lors qu’on observe les politiques forestières réelles et comparables de Varsovie ou de Moscou avec celles en cours à Bucarest (ce n’est pas le cas de Minsk car il y existe toujours un …Etat …ce qui désole d’ailleurs l’Union européenne) à la lumière du capitalisme tardif.

2 « Le Roumain est le frère de la forêt. »

3 Il arrivait que les paysans pris sur le fait soient battus au poste de la Milice.

4 Voir la lutte qu’essaie de mener Agent green pour sauver le parc national de Retezat à l’Ouest de la Transylvanie.

5 Récemment, on a appris que l’Université de Harvard, haut lieu des voix écologiques aux USA, était propriétaire d’un vaste domaine forestier en Transylvanie qu’elle mettait en coupe réglée !!!

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