Pourquoi la zone euro n’est pas, et pourrait n’être jamais viable

Par Fabien Escalona
19 mai 2020

Dès 1971, l’économiste postkeynésien Nicholas Kaldor prévenait qu’une union monétaire sans intégration fiscale et politique accentuerait les divergences entre ses membres, au point d’empêcher son parachèvement.

Une petite révolution qui ressemble à une grosse rustine. Ce lundi 18 mai, Angela Merkel et Emmanuel Macron ont présenté un dispositif pour venir en aide aux États, territoires et secteurs d’activité les plus affectés par la pandémie. En résumé : dans le cadre du budget pluriannuel de l’Union, 500 milliards seraient empruntés par l’UE sur les marchés financiers, puis redistribués comme des aides directes à dépenser. Les remboursements de l’emprunt seraient bien effectués solidairement par les 27 États-membres, et non pas seulement par les consommateurs de ces crédits.

Ce premier pas vers une politique de transferts est analysé comme une concession importante de la part de Berlin. Pour autant, à l’échelle du PIB européen et sur une période s’étalant de 2021 à 2027, on est encore loin de montants qui seraient véritablement significatifs. Si ce n’est pas trop tard, c’est trop peu pour bouleverser la donne. Par ailleurs, rien n’est encore acté. Le projet, bien que soutenu par la Commission, peut encore subir des vétos ou des altérations, notamment de la part des exécutifs autrichien, finlandais et danois, hostiles par principe à des « dons » sans conditions. Bref, un processus « tortueux », comme l’écrit pudiquement Politico.

Cet épisode récent, qui fait suite à la controverse sur les « coronabonds » ainsi qu’à un arrêt très commenté de la Cour de justice allemande à propos de la Banque centrale européenne (BCE), illustre les difficultés insurmontables à rendre « viable » la zone euro. Son intégrité, déjà testée au moment de la crise des dettes souveraines au début des années 2010, va l’être à nouveau dans la débâcle économique et financière qui s’annonce. Le risque est qu’un État, asphyxié par sa dette, s’aventure à recouvrer sa souveraineté monétaire. Moins dramatique mais guère plus riant : que la zone euro continue d’abriter des divergences élevées entre ses membres gagnants et ses membres perdants, nourrissant des divisions politiques entre les peuples, véritable cadeau pour les nationalistes.

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Qu’y a-t-il donc de si pourri au royaume de l’euro ? Le défi peut se résumer de la sorte : l’Union économique et monétaire (UEM) consiste en l’adoption d’une même monnaie, dont la gestion a été confiée à une Banque centrale indépendante, par des pays aux structures démographiques, sociales et productives différentes, ayant elles-mêmes produit, sur le temps long, des préférences collectives hétérogènes entre elles. Or, si la politique monétaire de la BCE ne convient pas à un membre de l’UEM, celui-ci n’a d’autre choix que de se soumettre à son cours.

Pour l’instant, cela tient car le coût d’une sortie unilatérale, non préparée et non négociée apparaît exorbitant. Le prix à payer est celui d’arrangements sous-optimaux pour des populations entières, et de replâtrages incessants requérant une énergie politique disproportionnée au regard des résultats. 

L’impossible « enchâssement » politique et social de l’euro 

On dit parfois que le problème de l’UEM est de ne pas être une zone monétaire « optimale ». Il s’agit cependant d’une vision très économiciste et orthodoxe, qui estime que la mobilité des facteurs de production (travail et capital) doit être la plus élevée possible pour permettre aux agents économiques de s’ajuster aisément à des chocs asymétriques. La chercheuse Kathleen McNamara, dans une contribution à l’ouvrage collectif The Future of the Euro (Oxford University Press, 2015), a remarqué à cet égard qu’« aucune union monétaire dans l’histoire, ayant réussi ou non, n’a véritablement satisfait aux conditions » fixées par cette théorie.

Pour elle, il faut tenir compte du fait que « la monnaie est toujours et partout un phénomène politique ». Le succès d’une zone monétaire dépendrait surtout d’à quel point elle est enchâssée (embedded) dans des institutions sociales. Une monnaie unique peut correspondre à une autorité politique unique (comme dans le cas des monnaies nationales) ; à une autorité politique partagée (comme ce fut le cas pour la couronne austro-hongroise entre 1892 et 1918, et comme c’est le cas pour l’euro actuel) ; ou à de multiples autorités politiques (comme dans le cas des unions oubliées et peu probantes en Scandinavie et entre pays latins à la fin du 19e siècle).

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Un enchâssement complet dépend selon K. McNamara de quatre critères, d’après lesquels on peut juger l’UEM. Premièrement, l’existence d’une institution légitime pour agir en tant que prêteur en dernier ressort : la BCE joue ce rôle, mais sa stricte indépendance et les immixtions qu’elle s’est autorisé sur les scènes nationales posent le problème de l’acceptation de sa tutelle et du contrôle de son action. Deuxièmement, l’existence d’une union fiscale, avec une capacité significative à lever l’impôt, s’endetter et effectuer des transferts : on s’en approche avec grande difficulté, et les psychodrames suscités par chaque pas en la matière indiquent assez la difficulté à accorder des préférences dissemblables. Troisièmement, l’existence d’une union bancaire et financière : initiée, celle-ci est encore modeste et probablement sous-dimensionnée en cas de grande crise. Quatrièmement, l’existence d’un consentement suffisant, assuré en contexte démocratique par un gouvernement représentatif à l’échelle de la zone : un élément absent dans l’UEM comme dans l’UE.

Logiquement — comme le pensent les plus attachés à l’idée d’une monnaie unique — il faudrait donc « compléter » cette union monétaire déficiente. Là où les choses se compliquent, et peuvent rendre à bon droit sceptique sur la possibilité que la zone euro devienne un jour fonctionnelle pour tous, c’est que nous n’avons pas affaire à une simple construction inaboutie, dont il faudrait fixer à la hâte les pièces manquantes. En réalité, la façon même dont la zone euro a été édifiée, a sapé les conditions de son achèvement.

Dès 1971, dans un texte publié par le New Statesman et intitulé « The Dynamic Effects Of The Common Market », l’économiste postkeynésien Nicholas Kaldor avait anticipé le problème. « C’est une idée dangereuse qu’une union économique et monétaire puisse précéder une union politique », alertait-il.

Évaluant la pertinence des premières réflexions avancées sur un marché unique et une union monétaire en Europe de l’Ouest, il soulignait qu’une telle union, sans intégration fiscale ni légitimité politique associées, aboutirait forcément à ce que les zones déjà prospères se renforcent au détriment des zones les moins performantes. Or, une fois les divergences accentuées, leur existence découragerait tout consentement populaire à des transferts. Les réticences proviendraient autant des peuples appelés à verser leurs surplus à d’autres, que des peuples receveurs si ces versements sont assortis de conditions draconiennes.

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Pour Kaldor, il n’y avait qu’une alternative : soit une intégration complète (économique, monétaire et politique) faite dans le bon ordre, soit un relâchement des contraintes imposées aux États membres (qui devraient notamment disposer de la liberté de fixer le taux de change de leur monnaie). On lira aussi, dans le même esprit, cet entretien de Benjamin Bürbaumer, plaidant pour un rattrapage industriel des pays du Sud, mais constatant l’impossibilité de le réaliser dans les conditions juridiques, économiques et monétaires actuelles.

Qu’est-ce qui pourrait rendre possible une intégration complète ? « La guerre », semble répondre K. McNamara, en s’appuyant sur la construction des États-nations en général, et en particulier l’exemple des États-Unis d’Amérique, qui ne se sont pas dotés d’une monnaie unique avant 1863 alors qu’ils étaient déjà constitués. La date coïncide en effet avec la guerre de Sécession et la montée en puissance du pouvoir fédéral. On pourrait ajouter l’exemple suisse, avec l’introduction du franc en 1850, à la suite d’une guerre civile entre confédérés et insurgés du Sonderbund.

Un genre de scénario dont on ne rêve pas pour l’UEM… tandis qu’un autre type de choc, économique et social, serait plutôt de nature à accumuler des tensions centrifuges. Tant que l’euro vivra, cela pourrait donc être sous un régime dysfonctionnel permanent.