Par Jorge Molina Araneda et Patricio Mery Bell.
1.05.2020
J.K. Galbraith, dans son ouvrage le nouvel état industriel (1967), a déclaré que les grandes entreprises allaient devenir l’unité économique stratégique la plus importante et la plus significative du monde. C’est fait. Nous sommes arrivés à un point de l’histoire où nous trouvons des entreprises dont la taille les rend économiquement plus fortes que des pays entiers. Par exemple, Exxon Mobil a plus d’argent que la Malaisie, le Pérou ou l’Ukraine.
Ce pouvoir économique conduit à une augmentation du pouvoir de décision, par le biais de la pression exercée sur la politique. Bien que ce ne soit pas directement, les multinationales des secteurs stratégiques contrôlent souvent la politique à tous les niveaux géographiques : local, national, régional et mondial. Les cas les plus connus sont ceux des sociétés transnationales (STN) dans les secteurs du pétrole, du gaz, de la finance, de l’informatique, etc… De grandes entreprises qui contrôlent des secteurs très importants pour le développement de la vie des gens et des pays.
Concentration de pouvoir
Stefania Vitali, James Glattfelder et Stefano Battiston, chercheurs à l’Université de Zurich, ont publié, en 2011, The Network of Global Corporate Control, dans la revue scientifique PlosOne.org. Dans la présentation de l’étude, les auteurs ont écrit : « La structure du réseau de contrôle des sociétés transnationales affecte la concurrence sur le marché mondial et la stabilité financière ».
L’étude prouve qu’un petit groupe d’entreprises – principalement des banques – exerce un pouvoir énorme sur l’économie mondiale. Le document a examiné un total de 43.060 sociétés transnationales, la trame de la propriété entre elles, et a cartographié 1.318 entreprises comme étant le cœur de l’économie mondiale.
Les recherches ont révélé que 147 entreprises ont développé une « super entité » en interne contrôlant 40 % de leur richesse. Elles possèdent toutes une partie ou la totalité des autres. La plupart sont des banques comme Barclays, Deutsche Bank et Goldman Sachs.
Selon Tim Koechlin dans son essai Les riches deviennent plus riches : Neolibéralisme et inégalité galopante (2012):
« Le club des personnes les plus riches du monde regroupe 40 millions d’adultes. Parmi eux, 6.000 individus, soit un millionième de la population mondiale, possèdent l’essentiel des richesses de la planète. Au cours des trente dernières années, ce club sélect a vu sa richesse augmenter de 275 %. Le résultat est accablant : 1 % de la population détient ce dont 99 % nécessitent. »
La puissance économique gigantesque des sociétés transnationales est évidente. Il suffit de voir, par exemple, comment l’une des plus grandes entreprises du monde, WalMart, gère un volume annuel de ventes qui dépasse la somme du produit intérieur brut de la Colombie et de l’Équateur, tandis que la compagnie pétrolière anglo-néerlandaise Shell a un revenu qui dépasse le PIB des Émirats arabes unis. Aussi les entreprises multinationales ont un pouvoir politique indéniable : Les relations étroites entre les gouvernants et les hommes d’affaires sont monnaie courante. Pour ne citer que quelques cas, les anciens présidents F. González, J. M Aznar, T. Blair et Schröder ont été nommés au conseil d’administration de sociétés telles que Gas Natural Fenosa, Endesa, JP Morgan Chase et Gazprom, respectivement ; de même que Mario Draghi et Mario Monti sont passés de Goldman Sachs à la présidence de la Banque centrale européenne et du gouvernement italien. Sans parler de l’embauche de l’ancien président de la Commission de Bruxelles, José Manuel Barroso, comme vice-président non exécutif et conseiller commercial de la multinationale financière Goldman Sachs International.
Violation des droits humains
Il existe en outre des situations de violations des droits humains résultant de l’action directe ou indirecte des STN ; il s’agit de situations de cas spécifiques, ou systémiques au niveau mondial, comme la responsabilité des STN dans le changement climatique, ou du capital financier mondial concentré dans les banques par la crise financière mondiale et ses conséquences. Ce débat international, qui a maintenant quelque 40 ans, est entré en force dans l’agenda par des cas paradigmatiques et graves de violations responsables. L’affaire qui ouvre ce récit est celle de l’ingérence politique exercée par l’entreprise américaine International Telephone and Telegraph Company (ITT) dans les années 1970 au Chili, qui s’est terminée par le coup d’État et la mort de Salvador Allende. Puis il y a eu des cas comme celui de Bophal en Inde en 1984, en raison du rejet de gaz toxiques provenant de l’usine de pesticides Union Carbide (rachetée plus tard par Dow Chemicals), qui a tué trois mille personnes directement et dix mille autres indirectement, touchant plus de cent cinquante mille personnes qui en subissent encore les effets aujourd’hui. Ou le crime contre les Indiens Ogoni au Nigeria. La pression de Shell et de son activité pétrolière a généré des situations d’oppression sur ce peuple, qui ont abouti à la mort de plusieurs de ses membres, et qui, à ce jour, affectent gravement l’environnement dans la région du delta du Niger.
Le massacre des Bananeraies perpétré en 1928 par la compagnie américaine United Fruit Company. Depuis lors, la multinationale, aujourd’hui Chiquita Brands, a accumulé les accusations d’accaparement de terres, d’utilisation de main-d’œuvre esclave, de subornation et de corruption politique. De même, la « bananeraie » a participé à la défenestration du président du Guatemala, Jacobo Arbenz, en 1954. En septembre 2007, la société a été condamnée par les États-Unis à une amende de 25 millions de dollars pour avoir financé des paramilitaires colombiens.
La guerre du Chaco entre le Paraguay et la Bolivie (1932-1935) a été catalysée par les intérêts des compagnies pétrolières Standard Oil Company (aujourd’hui Chevron-Texaco et Exxon Mobil) et Royal Dutch Shell.
L’Holocauste juif (1941-1945) a eu la complicité de sociétés allemandes (Krupp, Siemens, BMW et Wolkswagen, entre autres) et américaines telles que Ford et General Motors.
Pendant la guerre civile angolaise (1975-2002), une partie des bénéfices des compagnies pétrolières – BP, Exxon Mobil – a été utilisée pour financer l’achat d’armes.
Dans les années 1970, Peugeot, Ford et Mercedes Benz ont bénéficié de la persécution des militants syndicaux par la dictature militaire argentine.
Nestlé a fait l’objet de dénonciations concernant la promotion du lait en poudre comme substitut du lait maternel en Afrique, ce qui a déclenché des effets négatifs sur la santé et la sécurité alimentaire.
Plus récemment, nous avons constaté l’assassinat de Berta Cáceres et d’autres dirigeants du Conseil civique des organisations populaires et indigènes du Honduras (COPINH), qui résiste au projet hydroélectrique d’Agua Zarca ; ou Sikhosiphi « Bazooka » Radebe, militant anti-mines à Mdatya, Amadiba en Afrique du Sud ; o les assassinats de dirigeants syndicaux en Colombie et au Guatemala ; o la catastrophe dans la ville de Mariana, dans l’État brésilien du Minas Gerais, qui, en raison de la négligence criminelle des sociétés minières Vale, BHP et Samarco, a causé la mort de dix-sept personnes et la plus grande catastrophe environnementale que le Brésil ait jamais connue.
Ce sont là les cas extrêmes de violations des droits humains dont nous traitons actuellement et qui impliquent des initiatives de la part des STN. Il n’a pas été possible d’avancer de manière à offrir des conditions fiables et complètes d’accès à la justice pour des populations comme celles du Honduras, de l’Afrique du Sud, de l’Inde, du Guatemala, de la Colombie et de tant d’autres pays, généralement dans le Sud du monde, qui subissent les effets de l’action économique des entreprises.
Les entreprises sont motivées par le profit. Elles ne font pas preuve d’altruisme et ne pensent pas stratégiquement au bien de quelque société que ce soit sur la planète, à l’exception de leur « société anonyme ». Nous devons toujours garder cela à l’esprit lorsque nous analysons l’intérêt des investisseurs étrangers.
Tout d’abord, il faut penser que les entreprises étrangères viennent pour des avantages qu’elles n’ont nulle part ailleurs sur la planète : 1- des salaires plus bas, 2- des droits sociaux et des droits du travail réduits, 3- des impôts et des obligations fiscales peu élevés ou inexistants, 4- un accès facile et bon marché aux ressources naturelles et à l’énergie, 5- des normes environnementales, de travail et financières permissives ou inexistantes, et 6- des États faibles et vulnérables – et notamment leurs systèmes judiciaires.
Deuxièmement, l’accès à de nouveaux marchés pour leurs produits et services. Derrière chacun de ces avantages ou « opportunités » se cache un problème pour nos sociétés, car même les sociétés dont les États sont plus puissants – dont le grand avantage est la superficie ou le pouvoir d’achat de leur marché intérieur – finissent par être lésées par la concentration qui stimule l’entrée de grandes entreprises, ou l’encouragement à la création de grandes entreprises qui leur sont propres.
L’entrée d’entreprises étrangères n’entraîne généralement pas de grands avantages pour les pays d’accueil. Les cas les plus extrêmes font état d’une exploitation intense des ressources naturelles avec des impacts environnementaux élevés pour les communautés locales et d’un mouvement économique réduit au niveau régional, car il fonctionne comme une enclave fermée ; et une lutte constante pour l’appropriation des bénéfices, qui sont principalement entre les mains de l’entreprise plutôt que des États. Le sacro-saint cliché dit que les États pauvres ne pourraient exploiter leurs ressources naturelles sans l’aide d’investisseurs étrangers.
Tout ce qui précède a le corollaire suivant :
Le rapport de la Fondation Oxfam intitulé Rewarding Work, Not Wealth (2018) indique que « en 2017, le nombre de personnes dont la fortune dépasse un milliard de dollars a atteint un niveau historique, avec un nouveau milliardaire tous les deux jours. Cette augmentation aurait pu permettre de réduire jusqu’à sept fois l’extrême pauvreté dans le monde. Quatre-vingt-deux pour cent de la richesse générée au cours de l’année dernière est allée aux 1% les plus riches, tandis que la richesse des 50% les plus pauvres n’a pas du tout augmenté. L’extrême richesse de quelques-uns se fonde sur le travail dangereux et mal payé de la majorité ». Pour aggraver les choses, le rapport indique également que :
– L’effort au travail ne garantit plus nécessairement le progrès des classes laborieuses. 43 % des jeunes actifs sont au chômage ou, s’ils travaillent, vivent encore dans la pauvreté. Entre 1995 et 2014, dans 91 pays sur 135, l’augmentation de la productivité du travail ne s’est pas accompagnée d’une hausse des salaires.
– En résumé, les riches observent assis leur richesse s’accroître tandis que les travailleurs, malgré leurs efforts, n’améliorent pas leur niveau de vie.
Traduction de l’espagnol, Ginette Baudelet