Air France, Iberia, SAS : ces compagnies aériennes où on ne respecte pas la “distanciation sociale”

Par Thomas Rabino

Malgré l’épidémie de coronavirus, plusieurs compagnies aériennes continuent de faire voler des avions “bondés”. Interrogés sur une neutralisation des places centrales, les dirigeants refusent, pour des raisons financières.

Romain n’en revient toujours pas. Contraint de regagner Paris pour un rendez-vous médical de la plus haute importance, il prenait le 28 avril un vol Air France au départ de Nice. À sa grande stupeur, les 170 sièges de l’Airbus A320 étaient quasiment complets. « J’ai dû repérer, au maximum, moins d’une dizaine de places libres », assure-t-il. Et pour cause : « J’avais reçu un SMS me prévenant que le vol AF6205 était ‘‘complet’’ et que mon bagage devrait aller en soute. » À l’embarquement, la foule lui fait comprendre que les gestes barrières n’auront pas cours. Pour tous ceux qui ont en tête l’intervention du Premier ministre, dont le plan de déconfinement dévoilé la veille évoquait à treize reprises la « distanciation sociale », ce voyage confiné dans un avion presque plein est une aberration, doublée d’une mise en danger. « On n’a eu aucune consigne sur le Covid, ajoute Romain, d’autant plus remonté que son épouse, qu’il accompagnait, est immunodéprimée. Le seul moment où le contexte sanitaire a été évoqué par l’équipage, c’est pour nous expliquer qu’il n’y aurait pas de service à bord. »

Le 20 avril dernier, la compagnie nationale avait déjà défrayé la chronique après un Paris-Marseille également complet. Face à la polémique, Air France assurait dans un tweet que « sur la quasi-totalité des vols, les faibles taux de remplissage actuels permettent la mise en place d’une distanciation sociale. » Or, Ingrid (le prénom a été changé), personnel de cabine chez Air France, raconte à Marianne que la situation n’a rien d’exceptionnel : « Les passagers se tiennent à distance devant la porte d’embarquement, pour finalement se retrouver côte-à-côte sur certains vols. La première fois, ça m’a sidérée. Quand j’en ai parlé au commandant de bord, il m’a dit que la distanciation sociale dans les avions n’avait fait l’objet d’aucune loi ni d’aucun décret, et qu’on avait donc le droit de remplir l’avion. » C’est exact, et rien de tel ne semble prévu pour y remédier : si Édouard Philippe a bien fait état de la condamnation d’un siège sur deux dans le métro, l’avion, lui, n’est pas concerné.

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Siège du milieu “non-réservable”

Victime de pertes colossales, le secteur aérien est justement en pleine réflexion. Comment faire revenir des clients habités, peut-être pour longtemps, par la hantise du coronavirus ? En leur offrant un sentiment de sécurité, évidemment. Plus que des arguments sur la désinfection des avions ou leur système de ventilation similaire à celui d’un bloc opératoire, la condamnation du fauteuil central par rangée de trois sièges est en effet devenue un pis-aller autant qu’un argument marketing : depuis le 8 avril, la compagnie américaine Delta Airlines communique par exemple sur le « siège du milieu bloqué » et « non réservable », imité par American Airlines, où « 50 % des places centrales » sont neutralisées. Si Easyjet, dont tous les avions sont cloués au sol, étudie la possibilité de ne plus commercialiser la place du milieu à la reprise ses vols, Michael O’Leary, PDG de Ryanair, prévenait qu’il renoncerait à faire décoller ses avions au cas où la mesure, fatale aux bénéfices, venait à être imposée : « Même si vous faites cela, le siège du milieu n’apporte aucune distanciation sociale, donc c’est une sorte d’idée idiote qui ne marche pas de toute façon. »

Reste que le bon sens populaire aurait tendance à estimer que la distance minimale d’un mètre, devenue la norme au quotidien, devrait également s’appliquer dans un avion. D’où, on le comprend, l’incompréhension, voire l’exaspération, suscitée par les images de cabines bondées : au début de la crise, les médias espagnols révélaient notamment que les vols d’Iberia et Air Europa au départ de Madrid étaient complets. « Est-ce possible ? », questionnait le 23 avril dernier une grande chaîne de télévision norvégienne, qui diffusait une séquence filmée pendant un vol de la compagnie nationale SAS plein à craquer. Très critiquée, la compagnie mise en cause avait promptement réagi : «On a eu un (pas deux !) vols pleins, où justement, équipages et passagers ont été choqués, témoigne Kévin*, steward chez SAS. Depuis, le siège du milieu reste vide, et si on a la possibilité (ce qui est souvent le cas malheureusement), c’est une personne par banquette de trois et au siège près du hublot.»

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Tout le monde n’est pas prêt à consentir au même sacrifice : auditionnés le 22 avril par la commission de l’Aménagement du territoire et du développement durable du Sénat, quatre dirigeants d’Air France-KLM ont plaidé contre la disparition du fameux siège central, jugée « pas faisable » par Anne Rigail, directrice générale d’Air France. Au cœur du problème, la rentabilité, encore et toujours : « Il faudrait limiter à deux-tiers les cabines d’avion, et notre marge tomberait à moins 25 % », regrettait-elle. Une position partagée par l’ancien PDG d’Air France-KLM, Alexandre de Juniac, actuel directeur général de l’Association internationale du transport aérien (AITA), un lobby qui regroupe près de 300 compagnies aériennes : « Soit vous volez au même prix, en vendant le billet au même prix moyen qu’auparavant, et vous perdez d’énormes sommes d’argent, il est donc impossible de voler pour une compagnie aérienne, en particulier à bas prix. Ou vous augmentez le prix des billets d’au moins 50 % et vous pouvez voler avec un bénéfice minimum. Cela signifie donc que si une distanciation sociale est imposée, les voyages bon marché sont terminés. »

Billets modifiés

Dès lors, la question est posée : les vols complets malgré la pandémie relèvent-ils d’une stratégie commerciale visant à limiter les pertes économiques, quitte à risquer des pertes humaines ? C’est ce que laisse croire l’expérience vécue par Romain, à laquelle fait écho celle de nombreux autres passagers : « J’avais des billets pour le 29 qui ont été ‘‘modifiés’’ et Air France m’a placé d’office sur un autre vol. » Qui était, on le sait, presque plein. S’agissait-il de regrouper un maximum de passagers dans un seul avion ? « Vu le contexte, nous ne recherchons pas la rentabilité, ce serait vain », jure le service communication d’Air France. « Si le vol est complet, nous utilisons un autre avion, doté d’une capacité plus importante, mais ce n’est pas possible au départ de Nice », nous précise-t-on.

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Afin de parer à une neutralisation des places centrales instaurée par les États, certaines compagnies recommandent plutôt le port du masque obligatoire, prenant ici le contre-pied de l’AITA, qui pointe des différences « culturelles » pour l’écarter. Déjà mise en œuvre par la Lufthansa, la proposition a aussi été formulée par la directrice générale d’Air France lors de son audition devant les sénateurs. Prise dans la tourmente médiatique à la suite de son vol bondé du 20 avril, la compagnie assurait deux jours plus tôt que « dans les cas où la distanciation n’est pas possible, nos équipages distribuent désormais à la porte de l’avion des masques aux clients qui n’en possèdent pas déjà. » Un engagement qui, selon Romain, n’aurait pas été honoré : « Une dame portait un masque de sieste sur la bouche qui ne couvrait pas son nez, et plusieurs passagers n’avaient pas de masque du tout », s’étonne-t-il. Plus étrange : lors de son entrée dans l’avion, il a bien vu une hôtesse de l’air tenant un sac de masques, mais aucun n’a été proposé. « Les masques sont à disposition, nous répond Air France, mais en l’absence de texte légal, nous ne pouvons pas les imposer. »

Faute de décision claire des pouvoirs publics, l’enjeu des distances de sécurité dans le transport aérien pourrait faire des heureux, à commencer par les fabricants de sièges d’avion, prompts à ressortir de leurs cartons des projets d’aménagements en quinconce, avec des rangées de trois places dont le siège central serait tourné vers l’arrière. L’avantage est double : isoler les passagers, mais aussi gagner de la place et donc accroître la capacité des avions. Le Covid, futur accélérateur de bénéfices ?