« Ils nous ont tant volé qu’ils nous ont même dérobé notre peur » : insurrection populaire au Chili

Le Chili vit depuis quelques jours un soulèvement insurrectionnel d’une ampleur inédite. Partie de l’augmentation des prix du ticket de métro, la révolte s’est rapidement généralisée, prenant pour cible le système dans son ensemble – dans un pays qui, depuis le coup d’État mené par Pinochet en 1973, est un laboratoire du néo-libéralisme le plus féroce et où les inégalités sont parmi les plus fortes au monde. Alors que le gouvernement de droite à décrété l’État d’urgence et instauré un couvre-feu, alors que les militaires patrouillent dans les rues pour la première fois depuis la fin de la dictature en 1990, nous avons mené un entretien avec l’un de nos correspondants au Chili pour faire le point sur la situation. Il nous explique les enjeux de l’explosion sociale en cours, sa composition, ses méthodes de lutte et sa résonance avec les soulèvements parallèles en Amérique du Sud.

– Le Chili connaît des émeutes populaires d’une intensité jamais vue depuis des décennies. Quel a été l’élément déclencheur du soulèvement ?

– L’élément déclencheur du soulèvement, c’est la lutte contre l’augmentation du prix du métro à Santiago. Un journaliste de l’Agence France Presse, toujours aussi fin limier, vient de découvrir que le métro de Santiago du Chili était le plus étendu de toute l’Amérique latine, et que la capitale était surpolluée par les embouteillages. Il serait plus judicieux de dire que ce mouvement, initié par des étudiants, des précaires et des lycéens, est typique de la situation analysée par l’opéraïsme italien à travers le concept d’ouvrier social. Dans une époque où c’est la ville entière qui est devenue une usine, et donc où c’est l’ensemble de l’espace social urbain qui participe à la production de valeur, il est tout à fait logique que le prix du métro devienne un enjeu radical des luttes. Si l’on pense aux mouvements de ces derniers années en Amérique du Sud, on peut faire la comparaison avec les luttes de 2013 à São Paulo, revendiquant la gratuité du bus dans cette ville. Un peu comme au Brésil, le mouvement a commencé avec un groupe militant indépendant des partis et syndicats ouvriers, et s’est répandu de la capitale aux autres grandes villes de tout le pays. Le plus surprenant, c’est la rapidité de l’extension du mouvement dans le cas chilien. Vendredi, il a pris Santiago. Samedi, il s’est déployé dans toutes les grandes villes du pays, du Nord jusqu’au Sud.

– Comment la lutte contre la hausse des prix des transports s’est-elle muée en insurrection généralisée ?

– Ces formes de luttes contemporaines, où c’est la métropole elle-même qui devient un enjeu politique, sont de plus en plus présentes au Chili depuis ces dernières années. Ce n’est certes pas la première tentative de politisation du « droit à la ville » qui se passe au Chili, que ce soit à Santiago ou ailleurs. D’autres luttes antérieures ont déjà eu lieu, avec des résultats relatifs. De même, les pratiques émeutières ne sont pas nouvelles ici. Et il faut rappeler le courage des militantes féministes face à la répression policière, que ce soit lors du mouvement féministe de 2018, ou même lors de la marche du 8 Mars de cette année. S’il y a une explosion sociale d’une telle ampleur cette fois-ci, je crois que l’une des raisons se trouve dans les nouvelles formes de luttes, beaucoup plus offensives, qui ont été développées dès le premier jour à Santiago.

– Quelles sont ces formes de lutte pratiquées ?

– Le mouvement a commencé par l’idée d’une “fraude massive” (“evasión masiva“) de plusieurs métros de Santiago pour critiquer cette augmentation du prix. L’idée est simple, et rappelle bien sûr les pratiques d’autoréduction inventées par l’Italie des Settanta : si le métro devient trop cher, nous ne le payerons plus, et pour ce faire nous allons l’envahir à plusieurs centaines de personnes de telle manière qu’aucun agent de sécurité ne puisse nous empêcher d’entrer. Mais face à la répression, l’autoréduction s’est vite transformée en sabotage et en casse. Vitrines, distributeurs et publicités brisés, écran informatif jeté sur les rails, puis incendie des stations de métro, ainsi que de plusieurs bus. On voit la continuité entre autoréduction et sabotage : si l’on exclut les plus précarisés de l’usage du métro, et si le métro n’est pas pour tous, il n’est donc pour personne, et doit être détruit. Le refus d’une action de gratuité conduit directement au sabotage. À partir de ce moment-là tout s’est enchaîné. La police venant s’opposer à l’action dans le métro a fait surgir des émeutes. Les émeutes ont produit l’attaque et le pillage de supermarchés. Les manifestations du lendemain dans les différentes villes du pays ont également déclenché des émeutes et des pillages, auxquels l’État a répondu par la déclaration d’état d’urgence dans toutes ces villes, puis le couvre-feu militaire.

– Quelle a été le type de réponse répressive de l’État ?

C’est peut-être l’une des choses les plus surprenantes de cet événement, avec la rapidité de son extension. En déclarant l’état d’urgence, puis le couvre-feu militaire, le président de droite Piñera délègue le rétablissement de l’ordre (bourgeois) directement à l’armée, et non pas seulement à la police. Dans un pays comme le Chili, à jamais marqué par 15 ans de dictature du général Pinochet, cela a un sens bien particulier. Il me semble que c’est un pari dangereux qui est joué, car la droite au Chili, comme dans d’autres pays post-dictatoriaux (tel l’Espagne), est l’enfant direct de l’ancienne dictature. De même que les politiciens du Parti Populaire en Espagne sont d’anciens franquistes qui ont découvert au moment de la chute du régime qu’ils étaient finalement des démocrates conservateurs, de même la droite chilienne est composée essentiellement d’ex-pinochetistes. Certains des ministres de Piñera n’étaient ni plus, ni moins que les principaux leaders pour le “Si” au référendum de 1988, c’est-à-dire des politiciens militant contre la destitution de Pinochet et contre le retour à un régime démocratique parlementaire.

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Par conséquent, appeler l’armée dans cette situation, c’est évidemment menacer la population des mêmes méthodes que celle du coup d’État de Pinochet en 1973, et se revendiquer de ce putsch. Ce qui peut être dangereux pour la droite, car comme en Espagne, il y avait jusqu’ici une forme d’entente entre les ex-pinochetistes et la gauche. La droite a cessé d’être fasciste et a partagé le pouvoir avec la gauche à la fin des années 80, et la gauche a cessé d’être révolutionnaire, et a abandonné tout projet de jugement des crimes de la dictature. En outre, elle a accepté la constitution de Pinochet de 1980, qui est toujours celle en vigueur. Utiliser l’armée aujourd’hui, c’est briser ce consensus, et briser les attitudes hypocrites qui faisaient croire à la sincère conversion démocratique de la droite chilienne. Pour vaincre avec cette stratégie, la droite au pouvoir tente d’opposer les émeutiers et les pillards d’un côté, et les honnêtes citoyens de l’autre, c’est-à-dire de criminaliser ce soulèvement. On ne veut pas voir en quoi il exprime l’injustice permanente que subit une grande partie de la population, et on en fait une simple question de délinquance. Cela nous rappelle l’attitude du sarkozisme au moment de la Révolte des quartiers populaires en France en 2005. Je trouve que c’est un pari risqué pour le pouvoir dans un pays aussi inégalitaire, mais avec la propagande médiatique, il peut marcher pendant un temps

– Quels sont les segments sociaux les plus mobilisés ?

– Répondre à cette question permet de comprendre la stratégie répressive de l’État. Comme de nombreux soulèvements contemporains, le mouvement est inter-classiste. Pour l’instant, il va de la classe moyenne progressiste, aux travailleurs et précaires, aux étudiants et lycéens, jusqu’au lumpenprolétariat. Et c’est cette réalité typique de nombreux pays d’Amérique latine qui détermine ce mouvement, tant dans son extension soudaine que dans la répression militaire. La révolte a commencé avec les jeunes précaires, les étudiants et les lycéens. Une classe moyenne de gauche le soutient, comme les militants plus traditionnels du mouvement ouvrier. La présence ou l’absence d’une action des travailleurs organisés sera déterminante, je crois, pour contrer la tentative de criminalisation et de dépolitisation de la révolte opérée par la droite. La victoire de ce mouvement d’ores et déjà historique en dépend probablement pour partie. La présence ou l’absence d’autres réseaux de lutte dans cette situation sera également déterminante, je pense notamment aux groupes féministes, et aux militants mapuches ou sympathisants des Mapuches (les Mapuches sont la principale communauté indigène, en lutte depuis toujours avec l’État chilien pour la reconnaissance de leur droit et contre l’expropriation de leur terre). Sachant bien sûr que dans les organisations ouvrières ou des précaires, dans le combat féministe, et dans le soutien aux Mapuches, il y a souvent les mêmes personnes, puisqu’on peut être ouvrière féministe solidaire des Mapuches, par exemple.

L’une des spécificités sud-américaines, c’est l’existence et l’importance numérique d’un “lumprenprolétariat”, comme le disait Marx, ou d’un “sous-prolétariat”, comme le disait Pasolini, c’est-à-dire d’une classe sociale encore plus pauvre que les travailleurs, car moins intégrée dans un salariat permanent. Le terme d’ailleurs de “lumpen” est utilisé au Chili de façon courante pour les désigner, et n’est pas une expression des seuls marxologues. Il va de soi qu’il est péjoratif. La tentative de criminalisation de la droite est d’opposer les honnêtes citoyens travailleurs d’une part, et d’autre part les pratiques de sabotage et de casse des jeunes précaires, étudiants, lycéens, et la pratique de pillage de magasins des “lumpen”. Je crois que c’est cette contradiction sur laquelle la droite s’appuie avec la criminalisation du mouvement, et augmenter cette contradiction interne des classes populaires est le seul moyen pour elle de se sauver de la contestation. Il ne faut pas minorer l’importance de cette question et aussi sa complexité. Du point de vue de la conscience sociale, il y autant de différence entre le prolétariat et le sous-prolétariat qu’entre les ouvriers et les cadres en Europe. Un prolétaire se sent aussi éloigné d’un sous-prolétaire dans sa conscience sociale de soi qu’un ingénieur se sentirait différent d’un manœuvre. Il y a la même incompréhension entre eux, et souvent le même racisme de classe. À ceci près, et cela complique évidemment l’analyse, que dans un pays néolibéral où le travail n’a aucune protection sociale réelle, la frontière entre les deux est souvent floue. On peut avoir été prolétaire et devenir sous-prolétaire après un licenciement, ou bien être né sous-prolétaire et devenir prolétaire lorsqu’on entre dans un emploi fixe dans une fabrique.

Par conséquent, dans les classes populaires, on est souvent le sous-prolétaire de l’autre. Certains quartiers de travailleurs vont avoir peur des pillages des sous-prolétaires du quartier voisin, alors que ce quartier voisin considère les autres comme des sous-prolétaires, et ont donc peur des premiers. Ce qui est certain, c’est que la pratique des pillages est une pratique courante des sous-prolétaires en Amérique du Sud, comme aux États-Unis. Et quand on sait que revendre de l’électroménager volé rapporte bien plus que le salaire moyen chilien, on devine vite la raison de cette pratique. En elle-même, elle n’est pas spécifique aux émeutes sociales. On la retrouve à chaque coupure de courant massive lors des tremblements de terre importants du Chili. Dans cette situation de catastrophe naturelle, l’État déclare en général l’état d’urgence pour empêcher ces vols, comme il le fait aujourd’hui. Telle est bien la stratégie de la droite : faire croire que ce soulèvement populaire et spontané n’est finalement qu’une catastrophe naturelle, coutumière dans un pays qui s’étend tout le long d’une faille sismique. Et donc que la solution à cette catastrophe, c’est punir les voleurs de télévisions à écran plasma, et les incendiaires de supermarché. À ceci près que le tremblement de terre de cette semaine est social. Les plaques tectoniques qui s’entrechoquent, ce sont les rapports de classes antagonistes. Et jusqu’ici, il n’y avait pas de couvre-feu militaire pour des raisons politiques depuis la tentative d’assassinat de Pinochet par les révolutionnaires du FPMR (Front Patriotique Manuel Rodriguez, groupe armé clandestin du Parti Communiste Chilien) dans les années 80.

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– Quels sont les mots d’ordre, les énoncés qui rassemblent les gens ?

– Les mots d’ordre concernant le prix du métro ont été très vite remplacés par une critique générale du néolibéralisme, et ce, bien avant que le gouvernement abandonne cette augmentation pour essayer de calmer la population. Cela nous permet de comprendre la dimension nationale de ce mouvement, car il n’y a de métro qu’à Santiago et Valparaiso, et pas dans les autres villes du pays. Donc le simple fait que cette lutte se soit répandue en 24h dans toutes les grandes villes montre que la population s’est tout de suite reconnue dans ce cas particulier du prix du métro. Elle a tout de suite compris que ce n’était qu’un phénomène de plus de l’exploitation du capitalisme néolibéral, qui dirige tout dans ce pays depuis le renversement d’Allende et de l’Unité Populaire. Cet élément est important car il suggère une conscience commune des exploités de toutes les villes de cet immense pays, où les modes de vie géographiques sont tellement différents, depuis le désert du Nord jusqu’à l’Arctique, et même où les régions ont des différences culturelles assez fortes. En outre, à l’instar de la France, le Chili est un pays très centralisé, et malgré cela la différence entre la capitale et les provinces n’a pas été une limite. Au contraire, les provinciaux ont tout de suite répété le mouvement dans leurs villes et à leurs échelles. Il y a donc une conscience de classe commune des exploités, dans leur diversité sociale et leurs contradictions, et qui est transversale à l’ensemble du pays. La révolte a certes été fortes dans toutes les grandes villes : Valparaiso, Concepción, Valdivia, etc., mais elle semble l’être particulièrement dans les villes du Nord comme Iquique et Antofagasta, qui sont parmi les régions les plus pauvres du pays.

Les mots d’ordre commun, après les actions du métro de Santiago, expriment la critique générale du néolibéralisme chilien, de l’exploitation quotidienne qu’il inflige, de la négation de la dignité humaine, au regard de la corruption des élites. Donc toutes les raisons de critiquer ce système néolibéral apparaissent, et elles sont nombreuses : injustice sociale, corruption, népotisme, précarisation généralisée du travail, exploitation économique, inégalité radicale dans l’accès à la santé, à l’éducation, économie extractiviste qui détruit la nature et ne laisse que des ruines, etc. C’est tout le système néolibéral chilien dans son ensemble, et le système politique né avec le retour de la démocratie, qui sont refusés. L’un des slogans qui est parmi les plus explicites, c’est : “No es por 30 pesos, es por 30 años” – “il ne s’agit pas de 30 pesos (de plus à payer pour le métro), mais de 30 ans”. “30 ans”, c’est 1989, le moment du retour à la démocratie et du consensus entre les ex-pinochetistes et la gauche que j’ai évoqué précédemment. Il s’agit bien d’un système politico-économique qui est critiqué ici. De même, un autre des slogans particulièrement beaux que l’on voit dans les rues, c’est : “nos quitaron tanto que nos quitaron hasta el miedo” – “ils nous ont tant volé qu’ils nous ont même dérobé notre peur”. Certaines vieilles personnes le disent clairement : ils remercient les jeunes pour leur révolte, et pour l’absence de peur qu’ils manifestent face à un système post-dictatorial qui a paralysé la génération précédente. C’est cette peur que les jeunes ont perdue qui est visée dans l’usage des forces armées actuellement. Comme la dictature militaire est une sorte de traumatisme psychologique de masse, envoyer l’armée contre les manifestants, c’est essayer de réveiller le traumatisme, faire renaître les angoisses et les censures. À ces réveils des angoisses, les balcons ont répondu aujourd’hui comme à l’époque de la dictature dans les années 80 : par le « cacerolazo », le concert de casseroles, véritables percussions qui se répondent d’un immeuble à l’autre, pour faire comprendre aux militaires que si on n’a pas le droit de quitter sa maison lors du couvre-feu, on n’en manifeste pas moins son opposition, et son soutien aux manifestants dans la rue.