Par Olga Montseny
29 Mai 2019
Depuis plusieurs mois s’est mise en place à Berlin une lutte très forte contre la spéculation immobilière et les réaménagements urbains. Animée par une composition hétérogène et bigarrée, la mobilisation articule des formes d’organisation et des pratiques d’action capables de mettre en sérieuse difficulté les pouvoirs en place, jusqu’au point de démander un référendum qui vise à l’expropriation des grands propriétaires et à la socialisation des biens réquisitionnés.
– PEM : Berlin a longtemps constitué une des rares capitales européennes où l’on pouvait trouver assez facilement des grands appartements à loyer modéré. Depuis le déclenchement de la crise, les prix des biens immobiliers sont de plus en plus chers. Peux-tu reconstruire cette dynamique et nous expliquer sur quelles transformations urbaines elle débouche ?
– OM : Après la chute du mur en 1989, deux choses ont été importantes pour la dynamique que l’on observe aujourd’hui. Premièrement, les rapports de propriété n’étaient pas évidents pour pas mal de bâtiments, puisque la RDA cessait d’exister et que « l’Anschluss » au système capitaliste de l’ouest n’était pas encore achevé. Ce vacuum a laissé assez de place pour le mouvement autonome de squat à l’est de la ville, surtout à Friedrichshain. Et ce mouvement était vaste ! La fameuse Mainzerstraße et les combats violents autour de son expulsion en sont le symbole. Il y avait des rues entières squattées ! Les restes de ce mouvement, c’est-à-dire les anciens squats qui se sont faits légaliser (comme la Rigaerstraße 94 ou la Liebigstraße 34), jouent aujourd’hui dans les combats en cours un rôle important.
Le deuxième point important est la privatisation extrême des entreprises immobilières étatiques. Elle a tout de suite commencé après la chute du mur et est arrivée à son terme dans les années 2000, juste avant la crise. La ville de Berlin, sous la conduite notamment du parti social-démocrate et de « la gauche », a donc suivi dans ces 20 dernières années une politique néolibérale de privatisation et vendu environ la moitié des biens immobiliers qu’elle possédait. Quant aux entreprises étatiques qui restaient, elles ont changé leur fonctionnement : elles opèrent maintenant comme des entreprises privées, et donc essaient de tirer le plus de profit de leurs biens immobiliers. Cela a produit – bien avant la crise déjà – une augmentation énorme des loyers, surtout dans l’ancienne partie « Est » de la ville, car les entreprises privées de l’immobilier suivent bien sûr une logique d’exploitation maximale par le loyer, de transformation des appartements loués en copropriétés, ainsi que de spéculation immobilière. Avant cela, dans les années 90, les loyers étaient encore très bas, surtout dans l’ancienne partie « Est » de la ville. En comparaison avec d’autres capitales comme Paris, Londres ou bien New York, c’était une blague. Avec cette vague de privatisations, l’augmentation des loyers est alors parue d’autant plus brutale.
La crise mondiale de l’économie en 2008 a ensuite accéléré énormément ce processus et c’est à partir de là que ladite gentrification commence vraiment à éclater. En 2018, selon « The Guardian », Berlin était la ville avec la plus grande augmentation du prix des biens immobiliers au monde ! On s’approche alors maintenant des prix de Paris et de Londres.
Les processus de privatisation qui ont eu lieu jusqu’à ce moment jouaient bien sûr un rôle important et ils ont continué pendant et après la crise. En même temps, l’état a arrêté les aides pour des loyers modérés et n’a plus du tout construit de nouveaux immeubles avec des logements à loyers modéré. Le capital immobilier lui-même ne construit aucun logement à loyer modéré car les marges de profit ne sont pas assez élevés. C’est la loi du marché ! La construction (étatique et privée) des immeubles durant cette période est donc trop lente par rapport à la croissance de la population de Berlin. Car depuis la crise, la population de Berlin grandit à un rythme entre 10.000 et 20.000 personnes par an. Ce sont surtout des européens du Sud qui viennent habiter à Berlin car la crise a été beaucoup plus féroce en Grèce, en Espagne, en Italie ou au Portugal. Mais il y a aussi des personnes provenant d’autres régions allemandes où l’économie s’est écroulée, surtout des régions rurales. Cette croissance de la population renforce la concurrence sur le marché du logement – puisque, comme je viens de le dire, la construction des nouveaux immeubles est beaucoup trop lente, et puisqu’il est plus lucratif de laisser des immeubles vides et de les vendre plus tard à un prix plus élevé, surtout s’ils peuvent être utilisés pour des bureaux d’entreprises…
C’est surtout ce dernier point – la spéculation – qui s’est intensifié avec la crise. Comme le capital a du mal à se reproduire à des taux de profit convenables, il cherche des investissements à faible risque, qui lui garantissent un minimum de profitabilité. Et ce sont surtout les biens immobiliers qui possèdent cette valeur-refuge. Le logement est en effet un besoin élémentaire. En allemand, on appelle cette pratique le « Betongold » – l’or du béton ou les investissements dans la pierre. Donc ce ne sont plus seulement des banques et des agences immobilières qui se lancent dans le marché du logement, mais aussi des assurances, des fonds de retraites, etc. Cette dynamique a créé une spirale de spéculation et c’est d’autant plus fou que la crise a commencé à cause de l’éclatement de la bulle immobilière aux Etats-Unis. Dans « Rebel cities » David Harvey a très bien montré comment l’urbanisme moderne est liée à cette absorption des capitaux en surplus et que la ville a toujours été un terrain privilégié de la spéculation capitaliste.
Cette dynamique est encore renforcée par l’état fédéral de l’Allemagne et par le Land de Berlin. Le premier a commencé une politique de « zéro dette » sous le ministre des finances Schäuble – celui qui a écrasé la Grèce. Elle empêche l’état d’investir par exemple dans l’immobilier et renforce la privatisation. Le manque de logement est donc artificiel. Ensuite, les villes sont aujourd’hui rentrées dans une concurrence globale pour attirer le capital. La politique du gouvernement Berlinois est actuellement de faire de la ville une deuxième « Silicon Valley ». Comme Berlin n’a quasiment pas d’industrie, il ne reste que le tourisme et cette nouvelle « industrie » : le secteur des services et les start-up de la branche média, internet, etc. Le gouvernement essaye alors d’exploiter l’image de la ville comme libre, créative, extravagante et encore un peu « underground » pour attirer des investisseurs et des entreprises comme Google, Siemens, Zalando. Avec le tourisme, et l’explosion notamment des appartements RBNB, cela renforce le manque de logement et fait encore augmenter les prix.
– PEM : Contre ces transformations majeures et la spéculation immobilière s’est mise en place depuis le début de l’année une mobilisation d’ampleur : qui sont les personnes en lutte, de quels quartiers s’agit-il et quelles sont les revendications principales ?
– OM : La lutte contre la spéculation immobilière, et même contre les loyers en tant que tels, a toujours été très forte à Berlin. Il y a toujours eu des manifestations, des combats pour défendre des squats ou d’autres projets de lieux libres et non commerciaux. Mais c’est vrai que cette lutte s’est vite intensifiée et élargie depuis la crise. Elle a été jusqu’à présent assez diversifiée et a souvent démarrée à partir de combats très spécifiques, liés à un immeuble, un squat, un bar, une rue, un quartier, au point que ça devient presque difficile de pouvoir parler de « lutte » au singulier. Mais depuis les deux dernières années, il y a une tendance – non pas à l’unité – mais au moins à l’association des différentes luttes. Les différents groupes et initiatives ont de plus en plus commencé à agir ensemble, à coordonner leurs actions et leurs buts. La compréhension théorique de la situation s’est aussi approfondie. Il y a eu un déplacement de la critique de la spéculation immobilière vers une critique fondamentale du loyer, de la propriété privée et donc de l’économie capitaliste comme telle. Cela se voit très bien avec la manifestation contre le dit « Mietenwahnsinn » (la folie du loyer) et le combat réussi contre l’ouverture du campus de Google.
L’année dernière, une alliance de différentes groupes politiques gauchistes et d’initiatives citoyennes, sociales, culturelles de locataires, a organisé une manifestation contre le « Mietenwahnsinn » en avril. Cette alliance essaye de donner une expression politique cohérente aux différents groupes et initiatives et de concentrer leurs luttes. En terme de nombre, ça a été un vrai succès, puisque 25.000 manifestant.es environ sont descendu.es dans la rue. Mais les conséquences politiques ont été assez réduites et après la manifestation, les groupes n’ont pas réussi à mener un travail commun. Cette année, la manifestation a été encore encore plus vaste, avec 40.000 manifestant.es à Berlin et 55.000 dans la république entière. A Berlin, la connexion entre les principaux groupes organisateurs s’est approfondie, en radicalisant la critique : demande de socialisation du sol, expropriation des entreprises immobilières, etc. Et surtout, pour employer une terminologie marxiste, la critique est devenue pratique, en se concrétisant à travers une occupation à la fin de la manifestation soutenue par tous. Et cette année, pour la première fois les actions se sont coordonnées avec d’autres groupes européens, comme par exemple à Paris avec le DAL.
Il y a eu presque 300 groupes, initiatives et associations, qui, dans leur hétérogénéité, ont participé à la manifestation – ce qui a permis d’étendre les initiatives situées des locataires à des groupes et associations politiques plus larges. Mais ils se sont tous – à leur manière – engagés dans la lutte contre les loyers trop élevés et la spéculation immobilière. Leur forme de lutte est extra-parlementaire. Les partis politiques établis étaient explicitement exclus de la manifestation, en tant que partie du problème. À cet égard, il faut souligner la participation de quatre groupes organisateurs de la manifestation. Il y a un groupe qui lutte – avec assez de succès – contre les expulsions forcées. Puis il y a une association de lieux autonomes et de squats, donc les autonomes « classiques » qui ont lancé l’année dernière une vague d’occupations dont une tient encore (il faut savoir que l’état de Berlin poursuit une « ligne berlinoise » qui implique qu’aucun squat ne doit être toléré plus de 24 heures et et donc des expulsions très rapides par la police). Il y a eu aussi cette association qui demande l’expropriation de la « Deutsche Wohnen » – l’entreprise immobilière la plus grande d’Allemagne et la plus violente dans ses méthodes. Le référendum qu’elle demande sur l’expropriation est bien en route et le discours médiatique là-dessus ne s’arrête pas, même s’il a enfin pris des formes antagoniques. Enfin il y a le groupe dont je fais partie – la « TOP B3rlin » (une abréviation pour : « Théorie Organisation et Pratique ») – qui est un groupe communiste anti-autoritaire. Nous luttons entre autres contre la transformation néolibérale de la ville en une dystopie sortie tout droit de la vision cybernétique de la filiale de Google « Sidewalk Labs ».
Dans l’appel à la manifestation, ont émergé les revendications suivantes : « Nous désirons une ville » :
• Qui n’est pas un modèle économique mais un habitat pour toutes et tous – peu importe l’origine, la langue, le sexe, l’âge ou l’état de santé [Walter Benjamin disait qu’on ne sera pas encore sorti du mythe tant qu’il y a un seul sans-abri !] ;
• Dans laquelle les maisons ne sont pas construites pour tirer du profit mais pour être habitées ;
• Dans laquelle personne ne doit vivre dans une habitation de fortune, dans un foyer ou dans la rue ;
• Dans laquelle le logement, le sol et la nature sont des biens collectifs ».
On voit assez bien que la direction des revendications pointe clairement vers la socialisation du sol, ce qui est le produit d’une radicalisation du mouvement. « C’est pourquoi nous demandons un changement d’orientation radical dans la politique de logement et l’expropriation des Sociétés de logement axées sur le profit ». L’expropriation est vue maintenant comme un moyen légitime par la plupart des sujets en lutte, qu’ils soient individuels ou collectifs. En même temps, le mouvement est assez critique vis-à-vis de l’état et demande donc plutôt qu’une « simple » socialisation étatique de la propriété privée, une gestion démocratique des sociétés expropriées par les locataires mêmes. C’est vers une démocratie directe que le mouvement est orienté – démocratie directe qui constitue d’ailleurs d’ores et déjà sa forme d’organisation.
A côté de cette mobilisation contre les loyers en général et la marchandisation de la ville, il y a aussi eu la lutte contre l’ouverture du campus Google. Avec ce campus, Google voulait attirer et soutenir des start-up. Là aussi, c’est une association assez bigarrée qui a mené la lutte. Des anarchistes individualistes, des autonomes, puis des initiatives de citoyens et de locataires et notre groupe, TOP B3rlin, se sont coordonnés pour des manifestations régulières, toute une campagne médiatique contre Google en particulier et l’économie des start-ups en général (il y avait au moins trois brochures avec des analyses précises sur l’impact de cette forme d’exploitation sur la ville). Ce qui a débouché sur l’occupation du lieu. Bizarrement, cette hétérogénéité a très bien fonctionné, malgré d’assez grandes différences dans les objectifs et les formes d’organisation. On est arrivé à faire feu de tout bois et gagner la lutte. Pour la première fois, en effet, Google n’a pas ouvert son campus (il en y a six déjà). L’autre succès consiste dans le fait que les groupes ont su créer des liens à travers leurs différentes identités politiques, en devenant capables d’agir ensemble, de se confronter à d’autres points de vue politiques, à composer, etc. Ce qui a enrichi et renforcé d’un point de vue théorique les perspectives critiques sur le sujet.
– PEM : Quelles sont les formes d’organisation et les modalités d’actions dont se sont dotés une telle pluralité de sujets, de groupes et de collectifs ?
– OM : Par rapport à la taille et aux buts, les formes d’organisation sont assez variées : il y a plusieurs groupes gauchistes Berlinois, dont certains ont une échelle fédérale, puis des associations et des initiatives locales, différents lieux politiques comme des squats, des bars ou des clubs de jeunes. Une belle chose qui se multiplie depuis une année, ce sont les initiatives de locataires. Les gens commencent à s’organiser de façon autonome dans leurs immeubles, parfois aussi dans des assemblées de rues ou de quartiers, où ils analysent leur situation, font des recherches concernant les propriétaires, et puis ils s’expriment dans des tracts, des sites internet ou bien lors des manifestations. Ils se politisent donc par eux-mêmes et ils politisent leurs situations économiques. Ça veut dire qu’ils commencent à comprendre leur situation comme changeable et pas comme un factum brutum, comme une nécessité de nature sans alternative. C’est dans ce processus, qu’ils créent la forme d’organisation de leur lutte : on pourrait appeler ça un conseil fondé sur le principe de la démocratie de base. En fait, ce qu’ils demandent le plus souvent – l’organisation démocratique du logement sans soumission aux intérêts du profit – ils le pratiquent déjà dans leurs petites initiatives de locataires. Voilà, ce qu’on peut appeler un début d’émancipation. Après la partie est ouverte : il faut voir si on arrivera à généraliser vraiment les luttes au-delà d’un immeuble ou d’un quartier.
Malgré les différences assez importantes dans les formes d’organisation, il y a des traits communs partagés par tous les groupes. Comme nous l’avons dit : aucun groupe n’a de visées électorales. Donc il s’agit dans tous les cas d’une forme d’organisation extra-parlementaire et non-étatique. Après, les liens avec des parti politiques établis varient beaucoup. Les initiatives de citoyens ont tendance à coopérer au moins avec le parti vert et le parti de gauche et formuler des revendications « réalistes » adressées à l’état. D’autres groupes, par contre, comme le nôtre, en tant qu’organisations strictement antiétatiques, luttent contre toutes les tendances aux petits compromis, au « partenariat social » et au réformisme.
Une autre caractéristique partagée, c’est la démocratie de base. Chaque organisation – toutes tendances confondues – ont normalement une assemblée générale ou un conseil comme forme principale de décision. Après, les groupes sont plus ou moins ouverts, mais c’est plutôt à cause de la répression que quelques-uns préfèrent maintenir un moindre degré d’ouverture.
Un nouveau – et je dirais bon – développement, c’est la multiplication des alliances et des associations à travers les différents groupes. Cela est en train de briser un peu les identités assez figées des groupes gauchistes, ce qui a toujours été très largement répandu à Berlin. Jusqu’à présent, chaque courant et chaque milieu avait son propre lieu, restait chez soi et ne parlait pas aux autres – avec tout un habitus exclusif qui allait avec. Maintenant, les regroupements se font plutôt autour des luttes et des objectifs partagés au lieu de privilégier les identités et les idéologies politiques. Bien sûr, cela a produit dans un premier temps des énormes disputes et des confrontations dures. Mais puisqu’il s’agit non pas de pure théorie, mais de situations concrètes de lutte, ces confrontations sont stimulantes. Elles bouleversent les structures encroûtées et incapables d’agir, et créent de nouveaux liens, de nouvelles connaissances qui partent d’une expérience concrète et pas de positionnements théoriques.
Les formes d’action sont aussi diverses que les groupes. Il y a des groupes qui agissent toujours dans un cadre légal et d’autres, qui adoptent aussi des pratiques illégales, comme le squat. Mais les formes les plus utilisées sont les formes classiques : l’éclaircissement et le débat politique par des conférences, des tracts, des brochures, des articles, des sites internet ; il y a les luttes contre les expulsions violentes (environ 10.000 par an à Berlin), mais aussi les tentatives de blocage par exemple des livraisons d’Amazon ou des conférences immobilières et économiques ; bien sûr la manifestation, soit de masse soit sauvage, reste une pratique très diffuse ; les occupations sont beaucoup plus répandues qu’auparavant ; et plus clandestine, il y a aussi la destruction de la propriété privée, comme la casse de vitres ou des attaques de bâtiment à la peinture.
Après, il y a là aussi une évolution dans la légitimation des moyens de lutte. L’année dernière, pendant cette vague d’occupations tout au long de l’été, beaucoup de gens et de groupes, qui sont normalement légalistes, ont soutenu les occupations et les ont considérées publiquement comme un moyen légitime dans une situation si grave. Même discours pour l’expropriation. Il y a un an, le mot même était encore associé soit avec un communisme étatique, qui est médiatiquement diabolisé en Allemagne, soit avec des positions d’ultra-gauchiste. Aujourd’hui, après un sondage, plus de la moitié des Berlinois appuient l’expropriation de la « Deutsche Wohnen » et même dans quelques médias bourgeois on parle d’une réforme de la propriété. Cela a un effet : même dans des groupes et initiatives de citoyens, le squat et l’expropriation apparaissent de plus en plus comme des moyens légitimes.
– PEM : Est-ce qu’il y a des structures ou des coordinations préexistantes à la lutte – associationnistes, syndicales ou autonomes – qui sont en train de jouer un rôle important dans la mobilisation ? Et quels sont les rapports ? On pense notamment à DeutscheWohnen enteignen…
– OM : Oui, absolument. Il y a plusieurs structures préexistantes, mais il faut dire que la mobilisation en cours les a toutes transformées. Premièrement, il y avait bien sûr les autonomes, qui sont apparus dans les années 80 et ont toujours lutté contre les loyers. Ce des groupes ou des structures pour lesquels le logement constitue le terrain politique principal : « Häuserkampf » (lutte pour les maisons). Dans les dernières années, ils étaient plutôt en retrait, à cause d’un manque d’idées nouvelles et de méthodes efficaces, mais aussi parce qu’ils étaient (et sont) jusqu’à présent la cible principale et l’ennemi privilégié du gouvernement. Surtout les squats à Friedrichshain, contre lesquels le gouvernement – qu’il soit conservateur ou socio-démocrate – a mené une guerre féroce avec des sièges policiers de plusieurs mois, accompagnés par une diabolisation médiatique. Mais cela n’a pas très bien marché, parce que les autonomes ont réussi à créer des liens de solidarité avec les gens dans leurs quartiers par des discussions et des assemblées ouvertes et régulières. Et puis, comme la situation du logement s’aggrave sans cesse, les gens sympathisent de plus en plus avec les autonomes. On le voit lors des manifestations : les locataires et les citoyens n’ont plus peur des « gauchistes » ou des « casseurs », ils marchent désormais avec eux. Les autonomes, eux, sont sortis de leur bulle, de leurs squats isolés et ont commencé à s’associer entre eux, à élargir leurs perspectives de lutte pour une « ville d’en bas » et à dialoguer avec les habitants des quartiers. La réponse enthousiaste à la vague des occupations montre bien qu’ils sont sur un bon chemin.
L’association « Deutsche Wohnen enteignen » repose principalement sur la « Interventionistische Linke » (la gauche interventionniste : IL) – un des plus grands groupes gauchistes en Allemagne – , mais aussi sur des initiatives de locataires. La IL – qui est déjà une alliance des groupes gauchistes à la base – est une organisation post-autonome dont le but est d’élargir le potentiel d’action en cherchant des alliances plus larges. Jusqu’à présent ils ont été assez efficaces dans cette stratégie, même si elle peut mener à une perte de radicalité dans les pratiques et les revendications. Mais pour la mobilisation en cours, cette stratégie des alliances larges semble idéale car il faut organiser et regrouper toutes ces petites initiatives non-gauchistes. L’année dernière, la IL a publié une brochure avec le titre « Das rote Berlin » (le Berlin rouge, une allusion au « Vienne rouge » des années 20) dans laquelle elle demande la socialisation du logement par l’état et une démocratisation de son administration. Le résultat « pratique » de ces revendications, c’est maintenant la campagne pour l’expropriation [enteignen] de la « Deutsche Wohnen ». La constitution allemande permet des expropriations dans l’intérêt général et ce mouvement est en train d’organiser un référendum sur l’expropriation à Berlin. Il faut voir comment ça va finir, mais c’est bien parti. Ils ont déjà obtenu un succès sur le plan médiatique qui, jusqu’à présent, a eu deux résultats : la légitimation de l’expropriation comme moyen politique soutenu par la majorité (au moins à Berlin) et par conséquent la division du champ politique en deux camps antagoniques (pour et contre l’expropriation). Les adversaires de cette campagne ont – par peur – laissé tomber tous les masques et révélé l’intérêt du capital pur et net. L’agence de rating « Moodies » a par exemple déjà menacé de dégrader la solvabilité de Berlin en cas d’expropriation effective. A côté de la IL, il y a d’autres groupes gauchistes et anarchistes préexistants – comme la « TOP B3rlin » – qui essayent plutôt de radicaliser le mouvement en le portant sur des positions de critique radicale du capitalisme. Surtout la « TOP B3rlin », qui reposait sur une critique théorique assez développée et des actions radicales, mais plutôt symboliques. Il y avait un refus des revendications concrètes et « réalistes » parce qu’on voulait révolutionner l’ensemble de la société capitaliste. Mais dans les dernières années, le groupe est entré de plus en plus dans des luttes concrètes, surtout sur le terrain du développement urbain. Il a commencé à former des alliances aussi avec des groupes non-gauchistes tout en essayant de les radicaliser par une série de conférences, de brochures et d’actions conjointes. Et cette tactique a très bien marché dans certains cas, comme avec le combat gagnant contre Google.
– PEM : Une dernière question : quel est le rapport vis-à-vis des grands propriétaires et vis-à-vis de l’État ?
– OM : Vis-à-vis des grands propriétaires, la position du mouvement est assez claire : globalement hostile. Les revendications indiquent que la mobilisation demande de plus en plus une expropriation, une socialisation et une démocratisation de ces entreprises. Mais il reste encore des différences dans l’analyse et dans les buts. Pour beaucoup, le problème est seulement « l’excès » de spéculation et la convoitise des grands propriétaires. Avec un peu de régulation étatique, on pourrait les gérer. C’est là que réside aussi le danger d’une personnalisation de la critique : l’augmentation des prix serait la faute des hipsters, des gens (étrangers) qui arrivent en ville ou bien de l’immoralité des grandes « pieuvres ».
De même pour le rapport envers l’état. Ils restent des tendances dans le mouvement qui continuent à voir l’état comme un moyen, qu’on peut utiliser pour réglementer le marché du logement. La campagne « Deutsche Wohnen enteignen » en est un exemple. On reste dans le cadre constitutionnel en acceptant la solution référendaire. Mais il y a aussi un courant dans le mouvement – notamment notre groupe et les autonomes – qui pense l’état comme « l’état du capital » (Johannes Agnoli) et donc surtout comme l’appareil répressif et idéologique qui protège les rapports de propriété et qui est donc une précondition pour le mode de production capitaliste. Ce courant est aussi en train de développer des formes d’organisation et d’association non-étatiques, mais c’est encore vraiment rudimentaire – aussi, parce que la répression est énorme.