Special Gilets Jaunes

Les « gilets jaunes » ou l’enjeu démocratique

AOC, 12 décembre 2018
par Michèle Riot-Sarcey, historienne

Ronds points, parkings de supermarchés, voies routières, carrefours déshumanisés : les « gilets jaunes » investissent des lieux où, d’ordinaire, ne passent que des ombres et des anonymes. Alors, tout un monde se révèle, un monde d’oubliés qui s’auto-organisent pour leurs droits, refusant de déléguer leur pouvoir à des gouvernants plus gestionnaires que démocrates.

L’avènement d’unévénement historiqueest toujours inédit, quelle que soit sa forme. Celui des « gilets jaunes » l’est sans douteencore davantage. Les rapprochements, les analogies, les similitudes avec les événements d’hier : révoltes, insurrections, soulèvements ne sont recherchées que dans le but de donner un sens à l’événement qui intrigue et inquiète. Toujours les mouvements firent l’objet d’un enjeu interprétatif au terme duquel l’une ou l’autre signification l’emportaet détermina, après l’avoir construit, le sens de l’histoire. Mais le mouvement qui fait l’histoire est bien différent.Contradictoire, avec des protagonistes insaisissables, aux expressions conflictuelles,il se présente, inattendu et sans devenir apparent. Aussi l’analysede sa complexitéest-elle d’autant plus importante que sa réalité,aux multiples facettes, est masquée par les discours partisans quirecouvrentles actes et les paroles singulièresdont l’expression s’estompe. De ce point de vue le soulèvement des « gilets jaunes » ne fait pas exception.

Si nous acceptons de saisir l’événement tel qu’il se donne à voir, le mouvementest parfaitement intelligible. Prévisible,il l’estcomme symptôme des échecs passés ; celui des organisations « ouvrières »politiques et syndicales, dépossédées de leur puissance d’agir etréduites à l’incapacité de conserver les droits acquis ;mais aussi celui d’un État « libéral » dont les promesses de justice sociale n’ont cessé d’être reportées. La cohérence, souvent contestée du mouvement,n’en est pas moins lisible. Mises bout à bout, avec des nuances, les revendications convergent vers beaucoup plus d’équité. Cependant,en l’absence de leader identifiable,la peur,que le soulèvement suscite,brouille les cartesdes commentateurs qui n’y voient que des expressions « gazeuses » ou chaotiques. Parce que rien n’est comme avant, tout devient trouble. L’irruption de la protestation est d’autant plus déstabilisante que la population qui l’exprime expose des gens mal aimés, écartés des débats etdes bénéfices d’une économie financiarisée. Une population sans tradition politique, mal désignée par ce terme de « peuple » toujours commode, maisqui ne dit rien de sa spécificité sociale.

Les lieux de rassemblement d’abord : ronds points, parkings de supermarchés, voies routières, carrefours déshumanisés, autant d’endroits d’un monde falsifié où,d’ordinaire, ne passent que des ombres et des anonymes. En revêtant ce vêtement fluorescent, les « gilets jaunes »donnent une visibilité manifeste à leur présence en même temps qu’ils avertissent de l’imminence de l’accident ou de la catastrophe, si le monde tel qu’il va, ne marque pas un coup d’arrêt.

Les formes de regroupement ensuite, par petits collectifs qui se connaissent, ou se reconnaissent, habitants d’un même territoire, ou vivant la même galère, à leur manière réinventent une sociabilité qui s’efface après la désertion des centres-villes et l’abandon des services publics.Tout un monde se révèle, un monde d’oubliés,à travers l’accélération de la précarité et de la misère.

En 1808 Charles Fourier, utopiste fameux,sans cesse redécouvert,constatait déjà que « la civilisation de l’abondance engendre la misère ». Bientôt, disait-il en s’adressant aux révolutionnaires vainqueurs de 1789, « si la civilisation se prolonge seulement un demi-siècle, combien d’enfants mendieront à la porte des hôtels habités par leurs pères. Je n’oserais présenter cette affreuse perspective ». La perspective a été atteinte, au-delà des craintes du grand réformateur.

Le refus de toute « représentation »de la part des « insurgés »agace le monde politique et surprend par sa résistance. Comment ne pas voir, derrière ce rejet, le voile de l’illusion de la délégation de pouvoirse déchirer aux yeux de tous. Les mots en usage dans la sphère des pouvoirs ont un contenu toujours différent de celui qui dit la volonté d’améliorer le sort des recalés du progrès social. Le vocabulaireest si bien travesti, que la distance entre le discours et le réel s’est élargie au pointde rendre impossible la compréhensiond’autres significations à l’œuvre dans le passé. Détournés de son sensréellement réformateur, par exemple, le mot réforme désormais s’entend commeune adaptation à l’économie ultralibérale, avide de productivité en dépit de seseffetsdestructeurs. Or, au début du xixe siècle avant que la révolution industrielle ne confisque l’idée de progrès, mis au service des privilégiés, le mot réforme, dans l’esprit du moment « utopique », annonçait la transformation des rapports sociauxjugée nécessaire à la « classe la plus nombreuse et la plus pauvre »,selon l’expression de Saint-Simon. Cette dernière avait ététenue éloignée jusqu’alorsdes promesses des Lumières. Il est vrai que nous étions au temps où l’on croyait encoreà la marche irréversible du progrès humain, l’humanité tout entière, dont le destin était le bonheur commun, devait s’organiser en ce sens, selon le souhait d’un autre utopiste nommé Condorcet.

Le temps a passé et,au cours du siècle dernier en particulier, l’efficacitéde la représentation par délégation de pouvoirfut jugée pertinente parce qu’elle recueillait l’assentiment apparent du plus grand nombre. Or, à l’aube du xixe siècle, les classes ouvrières naissantes sans droit politique,en l’absence de toute protectionsociale, avaient appris à s’auto-organiser, tels les canuts en 1831 quisurprirent la bourgeoisie lyonnaisedécouvrant dans les rues de sa ville, un monde nouveau composé de « prolétaires » ; mot nouveau, mais mot vilain qu’il s’agissait de rayer de la carte du vocabulaire politique, selon l’expression d’Alphonse de Lamartine, futur ministre des Affaires étrangères du gouvernement provisoire de la IIe République de 1848. Mal payés, mal nourris, ces « prolétaires », compagnons et chefs d’ateliers, osèrent récidiver trois ans plus tard, en 1834, malgré les répressions, particulièrement violentes. Les réseaux sociaux n’existaient pas et pourtant les canuts étaient parvenus à se concerter et à manifester leur existence dans les rues de Lyon. Dans les années 1840, à nouveau, des ouvriers parisiens et de sa régionconvergèrent en masses au centre de la ville. Aucun observateur ne comprit comment ils parvinrent à se concerter tandis que les réunions de plus de vingt personnes étaient interdites depuis 1834. Étonnamment, toujours sans droits,ils s’organisèrent et présentèrent des revendications identiques à celles qui seront à l’origine de la Révolution de 1848. Insurrection d’anonymes également.

L’histoire qui va suivre s’écrivit sous un autre jour, celle desdroits acquis, sans réel pouvoir de les exercer directement. C’est l’histoire d’une démocratie singulière qui fut fondée sur la permanence d’une délégation de pouvoir du citoyen. Les femmes étant exclues de la sphère publique.

Les élections ponctuelles tissèrentles éléments structurantde ladite démocratie représentative. L’écart entre social et politique fut alors comblé par l’organisation partisane et la représentation syndicaleavec son pendant politique, à l’origine de l’État providence. Là encorele monde du travail, dans son ensemble, apprit largement à remettre son pouvoir souverain à ceux qui étaient censés savoir les représenter. Les avant-gardes révolutionnaires n’échappèrent aucunement à cette désormais pratique de direction des hommes, quel que soit le discours émancipateur ou libérateur qui l’accompagnait. Peu à peu l’idée d’une liberté conquisepar soi-même,se perdit. Repris par la Ire Internationale(1864),le projet d’émancipation de tous ceux qui étaient assujettisauxcarcans doctrinaux, aux tutelles de tous ordres comme aux pouvoirs économiques des structures capitalistes ne pouvait être que l’œuvre des intéressés eux-mêmes. Malgré son évidencel’idée fut abandonnée au profit des programmes des organisations dont l’idéologie déterminait le temps de la lutte autant que celui des échéances révolutionnaires.L’auto-organisation fut reléguée au rang des utopies, elles-mêmes, par conséquent,classées parmi les chimères et évacuées de l’histoire.On oublia, par exemple, que dès les années 1830, des femmes affirmaient : « Les femmes ne devront qu’à elles-mêmes leur émancipation définitive. »

L’échec de ce monde construit sur l’illusiond’une représentation des intérêts de tous,aujourd’hui s’effondre, devantlaténacité d’une catégorie sociale ignorée. Le système, dit représentatif, apparaît tel qu’il était mais ne se disait pas. Nous vivons une épreuve particulièrement révélatrice des mensonges du passédiffusés dès les lendemains de la Révolution française. Le progrès devait bénéficier à tous et à chacune. Or, le progrès industriel, puis technologique, seul triompha,et on oubliala dimension humaine du devenir des sociétés.La technique fut d’abord mise au service de la force des choses. Ce processus lent s’est accéléré ; il aboutit aujourd’hui non seulement à la catastrophe écologique mais laisse sur le bord du chemin une large partie de la population mondiale dont les « gilets jaunes » figurent, en France et en Belgique, une fraction.

La résistance des « gilets jaunes » à toute idée de délégation ou de médiation pour obtenir une réelle justice sociale, toujours remise à des temps ultérieurs, est d’autant plus pertinente que les commentateurs de presse ou d’ailleurs s’évertuent à déplorer la perte de capacité d’intervention des syndicats et des corps intermédiaires. Tous l’expriment sans détour : les organisations traditionnelles manquent aux pouvoirs en place parce qu’ellessont censées apaiserou réguler un mouvement incontrôlable. En clair,ce ne sont pas les représentants des oubliés de la modernité qui sont attendus maisce sont les auxiliaires de la discipline libéralequi sont requis afinde « calmer le jeu ». On laisse au passé, désormais dépassé, le rôle important du syndicalisme dans les luttesd’hier auprès des travailleurs. En ces temps de démantèlement de l’État social, face aux gouvernants au service des investisseurs financiers, où les lobbys prennent plus de place que les représentants syndicaux,quand la démocratie est devenue synonyme du gouvernement des hommes, on comprend que les espoirs confiés aux porte-paroleordinairesn’aient plus cours. Le progressisme s’est révélé un piège pour la plupart des humiliés des temps modernes. L’échec des mouvements de grèves préparéssous la contrainte des règles de l’économie libérale achève le délitement d’un mouvement ouvrier défait. La régression des droits sociaux, le mépris dans lequel est tenu le monde des petits et des « riens » pour reprendre les expressions du président de la république, laisserait croire à la fin de la lutte des classes. Serait-cele retour du soulèvement des pauvres contre les riches ? Comme s’il était possiblede nier la réalité,en rayant d’un trait l’idée d’hier, celle d’une démocratie attendue, au xixe siècle –réalisée pendant la Commune de Paris –, et qui fut pensée comme l’avènement logique du communisme, lequeldésignait, avant que le totalitarisme ne s’en mêle, la conquête d’une liberté individuelle nécessairement compatible avec l’organisation collective d’une sociétégérée par chacun en étant au service de tous. La République n’en était que l’avant-courrière. L’époque était alors hantée par le « spectre du communisme ». Écrasées, les révolutions de 1848, en Europe, la Commune à Paris, furentécartées de l’histoire qui fait sens selon la vision linéaire de l’évolution du passé.

Aujourd’hui l’ordre du jour est bien la fondation d’une véritable démocratie à laquelle chacun de nous aspire, à condition que celle-ci soit conçue et organisée par tous et chacune. Une forme de « démocratie insurgeante » comme l’a nommée Miguel Abensour. À condition que le mouvement des « gilets jaunes » rallie l’ensemble du monde du travail dont les revendications restent en suspend depuis plusieurs décennies. Hier le thème était utopique, aujourd’hui l’histoire inachevée resurgit et nous permet de rendre des comptes à nos ancêtres vaincus qui n’ont pu obtenir ce pourquoi ils se battaient : « Vivre en travaillant ou mourir en combattant. »

Or, dans ce néant démocratique, la violence,inévitablement, accompagne le mouvement des « gilets jaunes ». Une violence relayée par tous ceux qui rêvent non d’un avenir libertaire mais d’un régime d’ordresous la protection d’un leader charismatique ou d’un pouvoir « fort ». La menace du devenir exclusif d’un mouvement dont certains protagonistes manifestent le désirdu rejet de l’autre, de l’étranger en particulier, n’est pas à écarter. C’est pourquoi l’heure est à l’écoute de tous ceux qui, dans les petits collectifs locaux des « gilets jaunes », en appellent aux assemblées citoyennes, à la manière des assemblées de communes dont l’histoire regorge d’exemples. Tout est à repenser et vite. L’histoire ne se répète pas, elle s’accomplit dans l’élan du mouvement, ou régresseà l’issue du rapport de forcesdontl’événement chargé de possibles est l’enjeu.

Quelleque soit l’issue du conflit, l’urgence,dont les organisations de la gauche critique doivent se saisir, consiste à repenser la forme d’organisations démocratiques, en lien direct avec les pratiques de collectifs en mouvement.


https://blogs.mediapart.fr/les-invites-de-mediapart/blog/121218/avec-les-gilets-jaunes-contre-la-representation-pour-la-democratie#_ftn1

Avec les gilets jaunes: contre la représentation, pour la démocratie

12 déc. 2018
Par Les invités de Mediapart
Blog : Le blog de Les invités de Mediapart

Pierre Dardot, philosophe et Christian Laval, sociologue invitent à s’engager dans le mouvement des gilets jaunes pour s’assurer que «l’esprit profondément démocratique du mouvement » se perpétue et éviter les «les tentations fascisantes qui pourraient se développer en cas d’échec et de pourrissement».

Rarement dans l’histoire un président de la République n’a été à ce point haï comme l’est aujourd’hui Emmanuel Macron. Son intervention télévisée du 10 décembre, solennisée à souhait, et les miettes qu’à cette occasion il a distribuées avec « compassion » aux plus pauvres, sans revenir en aucune façon sur les mesures les plus injustes encouragées ou décidées par lui-même, d’abord en tant que conseiller de Hollande puis comme ministre de l’économie et enfin comme président, ne changera rien à ce fait.

L’explication de ce rejet massif, on la connaît : le mépris de classe dont il  a fait preuve, à la fois dans ses actes et dans ses paroles, lui revient violemment, avec toute la force d’une population en colère, et il n’y a là rien que de très mérité. Avec le soulèvement social des gilets jaunes, le  voile se déchire, au moins pour un moment. Le « nouveau monde » c’est l’ancien en pire : tel est le message principal envoyé par les porteurs de gilet jaune depuis novembre dernier. En 2017, Macron et son entreprise « En marche » se sont servis de la profonde détestation des classes populaires et moyennes envers des gouvernants qui n’avaient eu de cesse jusque-là que d’aggraver leur situation au travail et dans leur vie quotidienne pour s’imposer contre toute attente dans la course à la présidence.

Dans cette conquête du sommet des institutions,  Macron n’a pas hésité à utiliser cyniquement le registre populiste du dégagisme et de la table rase pour l’emporter, lui qui ne fut jamais que le « candidat de l’oligarchie », et notamment de sa corporation d’élite, l’inspection des finances [1]. La manœuvre était grossière mais elle a fonctionné par défaut. Il a gagné, avec des idées minoritaires, par un double vote de rejet,  au premier tour celui des partis néolibéraux-autoritaires (les jumeaux du Parti socialiste et des Républicains)  et au second tour, celui de la candidate du parti néofasciste français. En guise de renouveau, depuis le printemps 2017, les électeurs ont eu droit à une aggravation et à une accélération sans précédent de tout ce qu’ils avaient rejeté auparavant. Ils ont subi, sidérés,  un déferlement de mesures qui, l’une après l’autre, affaiblissaient le pouvoir d’achat et le pouvoir d’agir des classes populaires et moyennes, et ceci au profit des classes les plus favorisées et des grandes entreprises.

Les sondages récents sur ce point ne trompent pas : le clivage de classe apparaît au grand jour dans les condamnations de la politique macronienne. Que le rétablissement de l’ISF, l’augmentation des minima sociaux et du SMIC et le rétablissement de l’indexation des retraites sur l’inflation se retrouvent dans les principales revendications des gilets jaunes qui vont bien au-delà de la suppression de la hausse de la taxe sur les carburants et le moratoire sur le coût de l’électricité et du gaz, en dit long et beaucoup sur la signification sociale du mouvement. Seule la propagande éhontée du gouvernement sur les Ligues de 1934, les « séditieux » et les « factieux », complaisamment relayée par les médias inféodés et par quelques « personnalités médiatiques » ou par quelques dirigeants syndicaux dévoyés, a pu faire croire à certains que le mouvement était intrinsèquement fasciste.

Il faut le dire et le redire ici avec force : si l’extrême droite a tenté de récupérer cette colère populaire, et si elle y parvient éventuellement, ce ne sera  que par la faillite de la gauche politique et des syndicats  dans leur fonction de défense sociale des intérêts du plus grand nombre. Les gilets jaunes, que cela plaise ou non, ont réussi ce que trente ans de luttes sociales n’ont pas réussi à faire: mettre au centre du débat la question de la justice sociale. Mieux, ils ont  imposé on ne peut plus clairement la question fondamentale pour toute l’humanité du lien entre justice sociale et justice écologique.

Une révolte anti-néolibérale

On ne peut comprendre cette révolte sociale qu’en la mettant en rapport avec le type de transformation que l’actuel pouvoir entend renforcer par l’acharnement fiscal et la brutalité réglementaire. La « révolution » macronienne n’est jamais que la mise en œuvre sur un mode radical et précipité d’une conception dominante de la société fondée sur la concurrence, la performance, la rentabilité et le « ruissellement » de la richesse depuis son sommet. Prolongeant une politique constante de défiscalisation du capital et des entreprises, il a continué et amplifié le transfert de la charge fiscale et sociale vers les ménages, surtout les plus modestes, en augmentant les impôts les plus inégalitaires qui portent sur la consommation au nom de la « compétitivité ».  En d’autres termes, c’est en choisissant la voie la plus purement néolibérale que Macron a cherché à transformer la France, voulant ainsi, par cette « révolution » qui lui servait de programme, se faire le bon élève tout à la fois du patronat, des commissaires européens, et des « investisseurs internationaux ». Il n’était pas le premier, il ne sera sans doute pas le dernier, mais il a voulu exceller dans le genre, mieux que Sarkozy et Hollande réunis.

Mais il n’a sans doute pas eu les épaules assez larges ni toute l’adresse requise  pour transformer les « gaulois réfractaires », les « illettrés » et les « gens de rien » en adeptes de la « start up nation » et en partisans de la baisse du coût du travail. Gérer l’État et diriger le gouvernement comme un grand patron le ferait dans une multinationale, selon les nouvelles normes d’une haute fonction publique convertie aux idéaux capitalistes, n’y a pas suffi. La centralisation et la verticalité de la Ve République, la répression policière tous azimuts, l’enrégimentement, jusqu’à la néantisation, d’une majorité parlementaire composée de fades néophytes et d’opportunistes patentés, ont été jusqu’à ce jour des moyens institutionnellement puissants mais néanmoins insuffisants pour faire accepter à la population la dégradation de ses conditions de vie et la réduction de ses moyens d’agir, aussi bien à l’échelle communale qu’au niveau des lieux de travail. La vie réelle l’a emporté sur les illusions d’une oligarchie aveuglée par sa « vérité » et qui avait cru son heure venue par la miraculeuse élection d’un président  infantilement ivre de la toute-puissance politique que lui donnaient des institutions foncièrement anti-démocratiques. Le soulèvement social des gilets jaunes, en enrayant la machine néolibérale de Macron, a montré les limites de ce qu’il faut bien appeler son bonapartisme managérial.

Une dernière manœuvre ?

Cette pratique autoritaire du gouvernement a fait que le néolibéralisme a atteint un point de rupture. Sans doute les actuels gouvernants, soutenu par le patronat, tentent-ils une dernière manœuvre dont on peut d’ores et déjà deviner la nature, et qui consiste à utiliser la crise sociale et politique pour renforcer la néolibéralisation de la société plus subtilement que le « Blitzkrieg » de la première saison de Macron. On en connaît déjà les principaux arguments. Le premier, avec l’appui sans aucun scrupule  déontologique de toutes les chaînes de télévision et de radio, c’est l’habituel appel à l’ordre devant les « violences » attribuées unilatéralement aux manifestants, naturellement complices des jeunes délinquants qui se sont livrés au pillage en fin de manifestation.

Faire peur et en même temps solliciter l’aide de toutes les forces « responsables », c’est non seulement exonérer le gouvernement de ses propres responsabilités, c’est aussi masquer toutes les violations des libertés les plus fondamentales comme celle de manifester (2000 interpellations  arbitraires), et justifier les méthodes violentes utilisées par les forces de police contre les manifestants (notamment l’usage dangereux de flash balls et de grenades dites de désencerclement). De ce point de vue, l’humiliation collective imposée aux lycéens de Mantes-la-Jolie rappelle les pires méthodes du colonialisme, dans la continuité du « traitement » de la révolte de 2005, et rend les propos de Ségolène Royal particulièrement révoltants.

Le second consiste à  reprendre aux manifestants tout ce qui, dans leurs revendications disparates, va dans le sens d’une réduction des dépenses publiques. C’est la tactique déjà choisie par Geoffroy Roux de Bézieux, porte- parole du MEDEF, n’hésitant pas à vanter l’efficacité de la baisse des taxes par Trump ! Faire de cette grande mobilisation sociale un mouvement néopoujadiste de petites entreprises écrasées d’impôts et de charges sociales, mus par le « ras le bol » fiscal plutôt que par  l’injustice sociale,  a l’avantage de faire croire que le seul moyen d’augmenter le pouvoir d’achat consiste  à réduire la part socialisée du revenu et à diminuer l’offre de services publics consécutivement à une baisse d’impôts (car il n’est pas question dans le contexte actuel de baisser dépenses militaires et policières). A moins que,  sur un mode plus sarkozien, et cela semble la voie choisie par Macron qu’il s’agisse d’inciter aux heures supplémentaires défiscalisées, comme en rêve là encore le MEDEF. Cela évite évidemment de toucher  aux privilèges fiscaux des plus riches,  à la liberté accordée à l’évasion de la richesse, aux scandales du CICE et du CIR, dispositifs qui,  sans aucune contrepartie, ni contrôle ni contrainte, consistent à transférer des dizaines de milliards aux entreprises dont la plupart n’ont pas besoin.

Cette manœuvre obligera à désigner des boucs émissaires, évidemment. Pourquoi ne pas cibler, non les « riches » comme le voudraient sans doute la majorité des gilets jaunes, mais les fonctionnaires de la base, trop nombreux, trop bien payés, pas assez productifs ? Pourquoi ne pas leur demander quelques sacrifices supplémentaires au nom de la solidarité avec les plus pauvres ?  On sait que parmi  « les corps intermédiaires » syndicaux, il y en a qui ont déjà le stylo à la main pour entériner les reculs sociaux les plus flagrants. A moins encore, et ce n’est pas le moins scandaleux de l’allocution présidentielle, qu’il ne s’agisse de remettre la « question de l’immigration », voire de l’islam,  au centre du débat, alors même qu’elle n’est pas du tout au cœur des discours des gilets jaunes.

Les deux voies

Cependant rien n’est joué avec l’intervention télévisée de Macron du 10 décembre. Rien ne dit que la colère ne rentrera dans son lit rapidement. Ce serait bien étonnant tant le pouvoir est ébranlé. Deux autres voies s’ouvriront bientôt à la société française comme elles s’ouvrent à toutes les sociétés du monde. La voie nationaliste, protectionniste, hyperautoritaire, anti-écologiste, celle des Trump, Bannon, Salvini, Le Pen, Bolsonaro, Orban ou Erdogan, qui prospère un peu partout dans le monde en exploitant toutes les frustrations et ressentiments engendrés par le néolibéralisme. Loin d’être une alternative à ce dernier, cette voie en est une version historique nouvelle, radicalement anti-démocratique, à un moment où les conséquences sociales, politiques et environnementales posent la question du changement de fond en comble du système économique et politique. Il s’agit de faire croire que la restauration d’un État-nation gouverné d’une main de fer, doté de tous ses attributs de souveraineté interne et externe, capable de fermer ses frontières aux migrants, d’imposer à la population les lois les plus dures de la finance et du  marché et de refuser tous les accords de coopération internationale sur le climat, est la seule manière d’améliorer la situation sociale de la grande majorité de la population. Trump est aujourd’hui le champion toute catégorie de cette ligne et il est grandement aidé dans ce rôle par Macron.

La voie démocratique, écologique et égalitaire, qui s’est affirmée depuis plusieurs décennies dans toutes les luttes sociales et les résistances au néolibéralisme,  dans l’altermondialisme, dans le mouvement des places, dans les multiples laboratoires des communs, est la seule capable d’éviter l’effondrement des écosystèmes et le délitement et la fragmentation des sociétés. Elle a pour seul défaut de n’avoir pas encore d’expression majoritaire et de forme politique nouvelle. C’est qu’elle a d’abord pâtie de la trahison de la gauche gouvernementale, notamment « sociale-démocrate », et qu’elle est aujourd’hui tragiquement  affaiblie par les divisions de dirigeants d’organisations plus soucieux de leurs intérêts de boutique que par leur responsabilité historique.

La question la plus actuelle est donc de savoir si le soulèvement des gilets jaunes permettra ou non de faire que la ligne démocratique, écologique et égalitaire, l’emporte sur la ligne identitaire, nationaliste, aux relents fascistes qui a gagné en Italie et aujourd’hui au Brésil.

Le refus de la représentation politique et l’auto-organisation du mouvement

On l’a souvent observé, le mouvement réunit des individus de différentes classes, d’âges différents, d’opinions différentes. Certaines dérives de type raciste, misogyne ou franchement fasciste ont eu lieu, et peuvent encore survenir ici et là, et même se développer. Des pillages et des cassages de boutiques par des bandes de jeunes ont eu lieu dans certains quartiers de la capitale et dans plusieurs centres-villes, qui ont servi d’alibi pour discréditer le mouvement social. Ce n’est pourtant pas la logique profonde du mouvement,  divers, pluriel et souvent animé à la base par des femmes. Si un illuminé isolé a appelé un général au pouvoir, il n’est en rien le représentant légitime d’un mouvement qui refuse justement toute usurpation par la représentation.

La logique actuelle et profonde du mouvement n’est pas de s’en remettre à un leader incarnant le peuple, n’en déplaise aux théoriciens du populisme pour qui c’est le représentant qui fait le peuple et lui donne son unité. Il n’est pas non plus de renouveler la « représentation nationale » après dissolution, n’en déplaise aux dirigeants de la France insoumise ou du Rassemblement national qui cherchent à canaliser le mouvement sur le terrain parlementaire. Chacun sait, ou devrait savoir, qu’à ce jeu là, c’est le parti néofasciste qui raflera la mise. Sans préjuger du dénouement du mouvement des gilets jaunes, la première leçon qu’on peut en dégager est la capacité instituante dont ils ont fait preuve, en refusant d’avance toute récupération et en ne se fiant qu’à leur force collective pour se faire entendre et formuler leurs revendications sans calcul tactique d’appareil,  en partant des seules conditions insupportables vécues par des individus réels et jusque-là invisibles.

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Ce qui a été à longueur d’antennes et de plateaux de télévision présenté comme la principale faiblesse du mouvement, son « incapacité » à se faire représenter, est pourtant sa caractéristique la plus remarquable, dont il faut comprendre la portée : ce n’est pas d’une « incapacité » dont il faut parler, c’est d’un refus de principe de toute représentation. Et ce refus est pleinement justifié. Qu’il y ait là une conséquence d’une profonde crise de légitimité des gouvernements,  des élus, des médias et même des syndicats, crise provoquée et accentuée par la radicalisation néolibérale des oligarchies, cela ne fait guère de doute. Mais il y a un autre aspect, qui n’est guère relevé par le commentaire et qui est pourtant la contrepartie positive de ce refus de toute représentation. C’est que face à cet évidement d’une démocratie représentative qui ne représente plus la société, la réponse la plus spontanée des gilets jaunes a été l’auto-organisation des actions, des barrages, des blocages et des manifestations,  jusqu’à l’élaboration collective, au cours de réunions et d’assemblées, des revendications collectives.

Formidable leçon pour les partis et les organisations syndicales dont le réflexe traditionnel est d’encadrer les masses et de faire descendre du haut vers le bas les demandes, les consignes et les mots d’ordre. Ce n’est plus Nuit debout sans doute, mais le point commun avec l’occupation des places est bien le désir mis en action de prendre les affaires collectives en mains propres. L’appel des gilets jaunes de Commercy est exemplaire de l’esprit de démocratie directe qui anime les comités de base. Il vaut la peine d’en citer de larges extraits  :

« Ici à Commercy, en Meuse, nous fonctionnons depuis le début avec des assemblées populaires quotidiennes, où chaque personne participe à égalité. Nous avons organisé des blocages de la ville, des stations services, et des barrages filtrants. Dans la foulée nous avons construit une cabane sur la place centrale. Nous nous y retrouvons tous les jours pour nous organiser, décider des prochaines actions, dialoguer avec les gens, et accueillir celles et ceux qui rejoignent le mouvement. Nous organisons aussi des « soupes solidaires » pour vivre des beaux moments ensemble et apprendre à nous connaître. En toute égalité. Mais voilà que le gouvernement, et certaines franges du mouvement, nous proposent de nommer des représentants par région ! C’est à dire quelques personnes qui deviendraient les seuls « interlocuteurs » des pouvoirs publics et résumeraient notre diversité. Mais nous ne voulons pas de « représentants » qui finiraient forcément par parler à notre place ! (…)  Ce n’est pas pour mieux comprendre notre colère et nos revendications que le gouvernement veut des « représentants » : c’est pour nous encadrer et nous enterrer ! » Comme avec les directions syndicales, il cherche des intermédiaires, des gens avec qui il pourrait négocier. Sur qui il pourra mettre la pression pour apaiser l’éruption. Des gens qu’il pourra ensuite récupérer et pousser à diviser le mouvement pour l’enterrer.

« Mais c’est sans compter sur la force et l’intelligence de notre mouvement. C’est sans compter qu’on est bien en train de réfléchir, de s’organiser, de faire évoluer nos actions qui leur foutent tellement la trouille et d’amplifier le mouvement ! Et puis surtout, c’est sans compter qu’il y a une chose très importante, que partout le mouvement des gilets jaunes réclame sous diverses formes, bien au-delà du pouvoir d’achat ! Cette chose, c’est le pouvoir au peuple, par le peuple, pour le peuple. C’est un système nouveau où « ceux qui ne sont rien » comme ils disent avec mépris, reprennent le pouvoir sur tous ceux qui se gavent, sur les dirigeants et sur les puissances de l’argent. C’est l’égalité. C’est la justice. C’est la liberté. Voilà ce que nous voulons ! Et ça part de la base !

« Si on nomme des « représentants » et des « porte-paroles », ça finira par nous rendre passifs. Pire : on aura vite fait de reproduire le système et fonctionner de haut en bas comme les crapules qui nous dirigent. Ces soi-disant « représentants du peuple » qui s’en mettent plein des poches, qui font des lois qui nous pourrissent la vie et qui servent les intérêts des ultra-riches ! Ne mettons pas le doigt dans l’engrenage de la représentation et de la récupération. Ce n’est pas le moment de confier notre parole à une petite poignée, même s’ils semblent honnêtes. Qu’ils nous écoutent tous ou qu’ils n’écoutent personne !

« Depuis Commercy, nous appelons donc à créer partout en France des comités populaires, qui fonctionnent en assemblées générales régulières. Des endroits où la parole se libère, où on ose s’exprimer, s’entraîner, s’entraider. Si délégués il doit y avoir, c’est au niveau de chaque comité populaire local de gilets jaunes, au plus près de la parole du peuple. Avec des mandats impératifs, révocables, et tournants. Avec de la transparence. Avec de la confiance. »

Quiconque a vu les auteurs de cet appel se relayer à tour de rôle devant le micro pour éviter toute captation de la parole par un « représentant » comprend instantanément la profondeur de l’exigence démocratique qui anime ce mouvement. Encore une fois c’est beaucoup plus qu’une défiance, c’est un refus de la substitution en vertu de laquelle une minorité s’arroge le droit de parler et d’agir à la place du plus grand nombre. Il faut saluer la grande clairvoyance de cette déclaration : dès le 6 décembre, les « représentants » syndicaux, à l’exception notable de Solidaires, se sont empressés de venir au secours d’un Macron totalement isolé et sonné, ce qui n’a pas manqué de susciter une réaction de révolte à l’intérieur même de la CGT.  Les fameux « corps intermédiaires » relèvent pleinement de la logique de la représentation et c’est bien pourquoi ils ne peuvent qu’aider Macron à reprendre la main, bien loin de pouvoir incarner une issue positive à la crise du régime.

Bien évidemment, rien ne garantit que les possibles ouverts par cette démocratie en action se réaliseront. La seule chose qui importe en cet instant, c’est qu’il vaut la peine de lutter pour cette réalisation. Laissons aux néoblanquistes de « l’insurrection qui vient » et aux autres célébrants de la « violence pure » leur mépris pour l’invention démocratique. Les casseurs qui se greffent sur les manifestations et qui ne participent en rien aux décisions collectives contribuent également à déposséder le mouvement de sa démocratie interne. Toute la question est de savoir si l’esprit profondément démocratique du mouvement sera assez profond pour se perpétuer et immuniser la société des tentations fascisantes qui  pourraient se développer en cas d’échec et de pourrissement. Et cette seule question engage bien évidemment notre responsabilité, toute notre responsabilité.

Le quiétisme politique est une faute

Un étrange raisonnement révèle bien l’embarras profond d’une partie de la gauche dite « radicale » face à ce mouvement singulier et inédit qui déjoue toutes les catégories de son lexique politique conventionnel. Il consiste à faire valoir qu’un tel mouvement « risque » de dériver dans un mauvais sens, réactionnaire ou fascisant, dans la mesure où il ne présente pas toutes les garanties requises pour nous rassurer sur son avenir politique. C’est cette appréciation du risque qui commande une attitude de prudence, quand ce n’est pas un refus de se commettre avec ceux qui ne satisfont pas aux critères qui permettent de reconnaître qu’on a bien affaire au « peuple », au vrai, à celui qui porte les authentiques valeurs de la gauche, s’identifie à ses objectifs et à ses combats et, qui, lui, ne risque pas d’être entraîné sur la pente du fascisme.

Ce raisonnement appelle deux remarques. La première concerne l’usage du mot « peuple ». Manifestement, il est ici investi d’un sens tout idéal : il est « le » peuple au singulier, auprès duquel le peuple réel, nécessairement impur et bigarré, fait pâle figure, sommé qu’il est de se conformer à cet idéal afin de mériter cette dénomination prestigieuse. S’il n’y parvient pas, il justifie par cet échec qu’on s’écarte de lui et qu’on le laisse à lui-même. Malheureusement, ce peuple idéal n’existe pas, si ce n’est dans le ciel quasi platonicien du gauchisme inaltérable. Pas plus que « le » peuple entendu comme « communauté des citoyens », si cher à la tradition dite « républicaine » et rituellement ressuscité à chaque grande élection en même temps que la mystification de l’« intérêt général », qui n’est jamais qu’« un » peuple construit sur mesure par les institutions politiques existantes pour le plus grand profit de l’oligarchie.

Il faut s’y résoudre : le peuple réel n’est jamais le peuple idéal. Laissons aux bureaucrates et autres avant-gardistes patentés le rêve du peuple idéal. Au lendemain du soulèvement populaire du 17 juin 1953 à Berlin Est Brecht demandait déjà : « Ne serait-il pas plus simple alors pour le gouvernement de dissoudre le peuple et d’en élire un autre ? [2] » Sauf à verser dans une demande non moins extravagante du type « changeons de peuple ! », qui met assurément à l’abri de toute déception, il faut se résoudre à la l’hétérogénéité et à l’impureté du peuple réel. Tout le reste n’est que diversion. Faut-il pour autant renoncer à distinguer entre le « peuple social » et le « peuple politique » ? Le peuple social se définit par opposition aux élites ou à l’oligarchie, par la pauvreté et la misère, mais il n’est rien moins qu’homogène et unifié, tant il est traversé de tensions et de contradictions, comme on le voit justement aujourd’hui. Le vrai peuple politique n’est pas le peuple des électeurs, ni le peuple sociologiquement défini par la pauvreté ou la misère, il est le peuple qui agit, le peuple-acteur qui invente dans l’action de nouvelles formes d’auto-organisation.

Ce peuple-là n’est jamais « le » tout, il n’est toujours qu’une partie, mais il est cette partie qui ouvre de nouvelles possibilités au « tout », c’est-à-dire à toute la société. C’est cette partie qui est aujourd’hui en mouvement, et cela suffit pour se déterminer. Le « peuple de gauche » n’est qu’une invention mensongère des vieux partis dont la seule fonction est de remobiliser leur base électorale à l’approche de certaines  consultations ou lorsqu’ils sont mis en difficulté. De manière plus générale, il n’y a que « des » peuples, dont l’irruption est imprévisible et à chaque fois singulière, et l’Un-Tout n’est qu’une illusion mortifère. La coïncidence du peuple social et du peuple politique dans un « grand soir » fantasmé n’est qu’un mythe dont la gauche critique doit se défaire une fois pour toutes.

La seconde remarque est relative à la conclusion pratique que cet argument est destiné à justifier. Aussi surprenant que cela puisse paraître, pareil raisonnement n’est pas sans présenter une certaine similitude avec un argument très ancien, connu de la philosophie grecque sous le nom d’« argument paresseux » ou encore « inerte ». Cicéron l’expose dans son Traité du destin en indiquant que si nous l’admettions, nous resterions toute notre vie dans une complète inaction. Il dit en substance à peu près ceci : si tu es malade et que ton destin est de guérir, tu guériras, que tu appelles le médecin ou que tu ne l’appelles pas ; mais si ton destin est de ne pas guérir, que tu appelles ou non le médecin, tu ne guériras pas. Or ton destin est de guérir ou de ne pas guérir. Il est donc vain que tu appelles le médecin [3]. On voit en quoi cet argument mérite bien son nom d’argument paresseux : il justifie l’abstention de toute action et incline au quiétisme (de quies qui signifie repos en latin). On se récriera contre un tel rapprochement en arguant que ceux qui mettent en garde contre un danger de dérive droitière du mouvement refusent d’invoquer le destin ou la fatalité et se bornent à supputer des risques, c’est-à-dire de simples possibilités. Mais toute la question est justement de savoir quelle attitude adopter à l’égard de ce qui n’est pour l’heure que des « possibilités ».

La vertu du rapprochement proposé est de faire ressortir l’attitude quiétiste qui découle de cette supputation distante des possibilités. On raisonne comme si la réalisation de telle possibilité plutôt que de telle autre était complètement indépendante de notre propre action. On se dit sans vraiment oser se l’avouer : si la pire des possibilités se réalise, elle se réalisera, que nous intervenions ou non pour tâcher de la prévenir. C’est par là que l’on retrouve le « sophisme du paresseux ». On se place dans la position de celui qui dégage par avance sa propre responsabilité. La prémisse sur laquelle repose cette attitude est la suivante : quelle que soit la possibilité qui finira par advenir, même si c’est la pire, nous n’y sommes pour rien. Ou bien cette possibilité adviendra, ou bien elle n’adviendra pas, mais dans les deux cas il est vain d’intervenir. Si d’aventure elle advient, on en rejette par avance la responsabilité sur les insuffisances et les ambigüités du mouvement.

Or s’abstenir d’intervenir pratiquement, ce n’est pas simplement observer de l’extérieur le cours d’une évolution, c’est, qu’on s’en défende ou non, favoriser la réalisation de la possibilité la plus inquiétante et la plus menaçante, celle qui était précisément chargée de justifier le refus d’agir. Il est d’autant plus facile après-coup de dire « on vous l’avait bien dit » que l’on a soi-même directement contribué à faire de cette possibilité négative une réalité. Aujourd’hui, tout particulièrement, il convient de mettre en garde contre une telle attitude : le quiétisme politique fait le jeu de l’adversaire, et c’est en quoi il est impardonnable.  L’urgence commande d’agir dans le mouvement tel qu’il est et avec les gilets jaunes en les prenant tels qu’ils sont et non tels que nous voudrions qu’ils soient, en appuyant résolument tout ce qui va dans le sens de l’auto-organisation et de la démocratie. Répétons-le, rien n’est encore joué. Le présent est neuf, l’avenir est ouvert et notre action importe, ici et maintenant. Acte V.

[1] Laurent Mauduit, « Emmanuel Macron, le candidat de l’oligarchie », 11 juillet 2016.

[2] Bertolt Brecht, « La solution », in Anthologie bilingue de la poésie allemande, 1993, La Pléiade, p. 1101.

[3] Cicéron, Traité du Destin, Les Stoïciens, 1978, La Pléiade, p. 484.


http://www.contretemps.eu/gilets-jaunes-macron/

Le fond de l’air est jaune

Cédric Durand 11 décembre 2018 Le fond de l’air est jaune2018-12-12T14:18:23+00:00

 

Soulèvement populaire pour la justice fiscale et le pouvoir d’achat, les gilets jaunes cristallisent la convergence de toutes les colères contre Emmanuel Macron et, au-delà, le capitalisme néolibéral mondialisé dont il est le nom. De l’événement gilets jaunes ou de la structure du macronisme, qui va digérer l’autre ? Le simple fait que la question se pose est déjà extraordinaire. Un examen de clinique politique rudimentaire ne peut que renforcer le constat. L’arrogance de classe présidentielle et sa proximité avec les milieux financiers ont beaucoup contribué à faire monter la pression dans la cocotte-minute qui explose aujourd’hui. Mais la question politique posée par les gilets jaunes dépasse le cas Macron. Une fissure historique est ouverte. La tâche de toutes les forces anticapitalistes est d’élargir la brèche.

Coup d’arrêt

Arrière-garde du néolibéralisme triomphant des années 1990, Emmanuel Macron et ses soutiens ont hérité du pouvoir par un concours de circonstance. Qu’en ont-ils fait ? Sans coup férir, ils ont engagé le programme d’ajustement structurel que des décennies de résistances sociales n’ont eu de cesse de ralentir. La blitzkrieg fut un succès. Droit du travail, fiscalité, privatisations… Jouant sur l’avantage psychologique d’une victoire électorale surprise, la nouvelle équipe avança simultanément sur tous les fronts, déroulant sans ménagement un agenda entièrement structuré par les mots d’ordre éternels du capital que sont la compétitivité et l’attractivité pour les investisseurs.

Les réformes s’enchainaient à un rythme si effréné que, par l’effet domino des complémentarités institutionnelles, on pouvait craindre qu’elles ne fassent éclater ce qui reste du compromis social qui singularise l’hexagone depuis le milieu du XXe siècle. D’ailleurs, c’était l’objectif. Emmanuel Macron avait fait d’une détermination totale sa marque de fabrique. Au printemps dernier, il déclarait sur Fox News qu’il n’y avait « aucune chance » qu’il recule sur la réforme de la SNCF car, disait-il, « si j’arrête, comment pensez-vous que je serai en mesure de moderniser le pays ? ».

Eh bien c’est chose faite ! Emmanuel Macron a été arrêté. Il a un genou à terre. Pour la première fois du quinquennat, le pouvoir a cédé à la rue. En décidant d’abord d’annuler les hausses prévues sur les carburants puis de prendre une série de mesures limitées sur le pouvoir d’achat,  il a concédé sa subordination en dernier ressort au mouvement populaire. Et, comme Macron l’avait justement anticipé, la signification principale de ce coup d’arrêt, c’est que la normalisation néolibérale de la France qu’il s’était donné pour mission d’accomplir ne pourra pas avoir lieu dans l’immédiat.

Montée des profondeurs du pays, la colère des gilets jaune a brutalement donné corps à L’illusion du bloc bourgeois identifiée par Bruno Amable et Stefano Palombarini[1]. Faire de la France une Start-up Nation, mobiliser la finance pour sauver le climat et jouer les premiers de cordée… les signifiants positifs auxquels se rattache la feuille de route macroniste sont très minoritaires dans le pays. Et ils le sont d’autant plus qu’à l’heure des premiers bilans ils n’ont pas trouvé de confirmation dans le mouvement réel du revenu disponible et de l’emploi.

En haut, les firmes et les très riches ont tout de suite perçu les dividendes de l’élection de leur candidat. Mais en bas, les classes moyennes et populaires ont pris de plein fouet les politiques de la nouvelle majorité. Ces politiques ont accru la pression fiscale à laquelle la fraction de droite des classes moyennes et populaires est particulièrement sensible et, en même temps, mis en joue les garanties collectives, les services publics et la protection sociale auxquelles les fractions de gauche tiennent par dessus tout. Le mouvement des gilets jaunes est une contre-attaque sur ces deux fronts ; et de droite et de gauche donc, il a brutalement siphonné le carburant politique du pouvoir qui se retrouve en panne sèche sur la bande d’arrêt d’urgence.

Le temps de la discorde

En quatre semaines, la révolte des gilets jaunes est devenue un événement politique majeur, peut-être même le plus importants des cinquante dernières années en France. Sa puissance proto-révolutionnaire est le produit d’une combinaison inédite.

La géographie d’abord est très particulière. Il s’agit d’un mouvement périphérique qui, de péages en ronds-points, a tissé un maillage serré sur tout le territoire.  C’est ainsi qu’il s’est donné une grande visibilité,  une forte transversalité sociale – agrégeant de multiples catégories – et une puissante capacité de diffusion. Le fait que 20 % de la population française se considère comme « Gilet Jaunes »[2] est significatif.  Une fois le gilet jaune comme signifiant flottant de la révolte fixé, la structure en réseau permet toutes les appropriations et toutes les déclinaisons, favorisant ainsi l’agrégation des colères et leur convergence en plein Paris, au plus près des lieux de pouvoir.

Initiée sur les réseaux sociaux, la mobilisation des gilets jaunes ne fait l’objet d’aucun encadrement syndical ou politique. Cela ne veut bien entendu pas dire que les ressources militantes ne s’y déploient pas. Souvent, parmi les groupes qui entrent en action, quelques individus ont eu des expériences syndicales, politiques, associatives ou  furent impliqués dans des luttes citoyennes, dans des ZAD. Surtout, cette lutte produit une nouvelle synthèse dans laquelle l’accumulation de rage contenue pendant trop longtemps et d’expériences des combats de ces dernières années sonnent ensemble l’heure de la revanche.

En haut ça tangue. Très fort… Le fait que le premier recul consenti se soit fait dans la cacophonie – plus de 24h d’ambigüité les 4 et 5 décembre sur le caractère pérenne de la non-application de la taxe sur les carburants – est un symptôme du désarroi qui s’est emparé des plus hauts cercles du pouvoir. Au moment où la crise éclate, il ne reste plus rien de l’élan de la fulgurante victoire présidentielle. Le gouvernement s’est rétréci, la hiérarchie policière est fragilisée par l’affaire Benalla, la jeune garde de conseillers présidentiels sourde aux remontées de ses administrations est aveugle sur la situation politique, les parlementaires déboussolés sont aux abonnés absents, le parti présidentiel inarticulé, sans ancrage territorial s’avère complètement inopérant pour endiguer la vague. Échaudé par l’accueil reçu au Puy en Velay, Emmanuel Macron se terre dans son palais. Il est « un peu perdu » nous dit un conseiller. En réalité paniqué, craignant pour sa vie.

Tous ces éléments participent de l’isolement de l’exécutif. Un isolement qu’il s’efforce de briser à partir du 5 décembre. D’abord en constituant une coalition contre « les désordres » et les  « violences », ce qu’il est parvenu à réaliser avec un certain succès pour la journée du 8 décembre. Le premier ministre se payant le luxe de remercier tous les responsables politiques, syndicaux et associatifs qui ont accepté de rejoindre son appel au calme. Un moyen d’essayer de contrebalancer une réalité contrariante. En dépit d’une stratégie de la tension maximale et d’une répression à la fois brutale et massive, la mobilisation ne faiblit pas mais s’enracine. Il y a toujours autant de monde dans la rue et des jonctions s’opèrent avec les écologistes des marches pour le climat et avec la jeunesse scolarisée.

Au lendemain du 8 décembre, l’exécutif poursuit sa manœuvre de désencerclement, se met en quête d’une nouvelle combinaison politique qui lui permette de renforcer son assise. Consultant tous azimuts, il lâche un peu de lest sur le pouvoir d’achat et cherche de nouveaux appuis, au-delà d’une majorité parlementaire numériquement forte mais socialement très étroite. C’est à ce stade des développements politiques que correspond l’intervention présidentielle du 10 décembre. Quelques rodomontades sur l’ordre républicain, un acte de contrition forcé et des concessions calculées au plus juste pour espérer faire baisser la pression. Rien de plus.

C’est un aveu de faiblesse et un encouragement à la poursuite de la mobilisation. Mais cela ne doit pas faire oublier qu’il reste encore au pouvoir de nombreuses cartes en main, jusqu’à la suspension complète des libertés démocratiques ordinaires. La constitution donne la possibilité au Président de la République de recourir aux pouvoirs exceptionnels. Si, en 1958, De Gaulle pouvait tenter de rassurer en déclarant : « Pourquoi voulez-vous qu’à soixante sept ans je commence une carrière de dictateur ? ». Maintenant c’est Emmanuel Macron qui dispose de l’article 16 et lui n’a que 40 ans… L’ombre d’un devenir autoritaire plane sur un régime entré dans une crise existentielle.

Des contradictions au sein du peuple gilets jaunes

Une des singularités de ce mouvement est de poser frontalement la question du pouvoir : « Macron démission ! » est un mot d’ordre unanime qui sature tous les autres. Mais le contenu social de cette revendication reste indéterminé. Une bataille qui se joue sur les réseaux sociaux, dans les prises de parole, sur les chasubles jaunes, sur les pancartes, sur les murs… C’est évidemment une difficulté majeure.

Dans ce mouvement cohabitent, dans une grande confusion, des affects de gauche et des affects de droite, une grande masse de gens peu politisés, des militants anticapitalistes et des fascistes. De plus, il est impossible d’ignorer que les accessions au pouvoir de Bolsonaro au Brésil, l’alliance M5S–Legga en Italie et même, à la limite, Trump aux États-Unis sont, à des degrés divers, des répliques de mobilisations sociales au contenu initialement indéterminé : contre la hausse du prix des transports au Brésil, contre la corruption et contre des impôts considérés comme injustes en Italie ou encore, même si là l’ancrage côté républicain était plus évident, contre les sauvetages bancaires avec le Tea Party étatsunien.

Pour le dire vite, il y a dans les mouvements décadrés qui caractérisent cette décennie 2010 la recherche d’une issue hors du néolibéralisme. Une sortie qui peut se faire dans deux directions. La première est celle d’un réencastrement dans la communauté nationale : il s’agit alors de tenter de colmater la polarisation de classe à coup de panique identitaire. Si l’ennemi principal devient le migrant ou l’importateur chinois, une autre politique pro-capitaliste est possible.

C’est la stratégie Trump-Salvini-Wauquiez-Le Pen qui rompt avec l’idéologie de la mondialisation heureuse pour mieux consolider les acquis politiques arrachés par les classes les plus riches ces dernières décennies. Mais cette ligne inspire jusqu’au gouvernement. En témoigne la manipulation grossière tentée par le Ministre de l’Action et des Comptes publics, Gérald Darmanin, lorsqu’il répond aux questions du Figaro le 7 décembre:

« Il ne s’agit pas seulement d’un ras-le-bol fiscal, mais d’une crise identitaire. (…)  ils se posent la question de l’avenir de nos enfants, s’interrogent sur la place des religions et notamment de l’islam. ».

Mêler l’Islam au prix de l’essence et le pouvoir d’achat, il fallait oser ! Malheureusement, cette réaction résonne avec les efforts de l’extrême droite pour mettre la question du pseudo « pacte de Marrakech » sur les migrations au cœur des discussions des gilets jaunes. La lucidité oblige à s’en inquiéter. A l’échelle internationale, les droites nationalistes ont une longueur d’avance. Et, du point de vue du capital, c’est aussi le chemin qui est le moins dangereux.

La seconde voie, est celle de la gauche et des mouvements sociaux. Une direction solidement élaborée dans la critique du néolibéralisme depuis les années 1990. Au sein des gilets jaunes, les demandes de justice sociale, de hausse des salaires, de défense des services publics et d’hostilité à l’oligarchie se nourrissent de plusieurs décennies de critique du capitalisme mondialisé et financiarisé. La centralité des revendications sur le rétablissement de l’ISF, la circulation des vidéos de François Ruffin ou d’Olivier Besancenot témoigne de la vitalité de cette main gauche du mouvement.

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Mais le fait que ces demandes prennent corps hors des cadres de la gauche et des mouvements et que la mobilisation pose abruptement la question du pouvoir, est aussi un désaveu. La dénonciation du néolibéralisme par la gauche ne s’est pas imposée comme une perspective stratégique clairement articulée. Si l’on veut faire une autre comparaison internationale, l’émergence de Podemos en contrepoint au mouvement espagnol des places, apparaît comme l’exemple d’un débouché politique à gauche. Mais, hélas, un débouché qui est déjà acculé à un accord de soutien d’un gouvernement socialiste PSOE et semble toucher ses propres limites.

Il ne s’agit pas de détailler les circonstances, batailles et bifurcations qui singularisent les différentes trajectoires évoquées. Il s’agit seulement de se souvenir de ces expériences récentes pour souligner que l’énergie politique formidable déjà dégagée par les gilets jaunes ne restera pas sans lendemain. Aujourd’hui,  l’urgence c’est de tenir et d’élargir le front, d’arracher tout ce qui est possible au gouvernement, de tenter de le déstabiliser jusqu’à le faire chuter, d’apprendre et de découvrir ensemble de nouveaux horizons politiques. Mais c’est aussi, dans le même mouvement, d’anticiper sur la bataille qui viendra  après. Et là, c’est déjà une polarisation entre droite extrême et gauche conséquente qui se profile.

Questions de fins

Bien sûr, le fait que la hausse des prix des carburants ait mis le feu à la plaine de l’exaspération sociale n’a rien d’anecdotique. C’est même le symptôme d’une discordance des temps bien plus profonde que l’aporie du macronisme. Cela a été répété sur tous les tons, un des aspects clés des turbulences actuelles, c’est la désarticulation du temps long du réchauffement climatique et du temps court des fins de mois difficiles. Mais il n’est pas moins important de noter que la conflagration actuelle résulte aussi de la collision entre la discipline de fer de la mondialisation et les aspirations démocratiques.

À ce propos, Olivier Blanchard, l’ancien économiste en chef du FMI postait le 6 décembre ce tweet surprenant :

« Se pourrait-il que, compte tenu des contraintes politiques pesant sur la demande de redistribution et les contraintes liées à la mobilité des capitaux, nous ne soyons pas en mesure de réduire suffisamment les inégalités et l’insécurité pour prévenir le populisme et les révolutions ? Qu’est-ce qui vient après le capitalisme ?« .

Qu’est-ce qui vient après le capitalisme ? C’est bien l’éléphant dans la pièce où se bousculent exigences populaires, crise écologique et impasses économiques.

Le philosophe Fredric Jameson écrivait qu’il est aujourd’hui « plus facile d’imaginer la fin du monde que d’imaginer la fin du capitalisme ». Enfermées dans l’éternel présent du néolibéralisme, assignées à résidence par le tourbillon incessant des injonctions marchandes, nos sociétés ont perdu le sens de l’histoire. Le futur se réduit à deux options également déprimantes : la répétition éternelle de ce qui est déjà ou bien l’apocalypse. Pour Jameson, ce qui importe vraiment c’est que le temps recommence à transmettre les signaux de l’altérité, du changement, de l’utopie :

« Le problème à résoudre est celui de sortir du présent sans vent du postmoderne pour revenir à un temps historique réel, à une histoire faite d’êtres humains »[3].

Une histoire faite d’êtres humains. Pour que cela advienne, la colère qui fait monter les barrages et les barricades est une énergie indispensable. Mais elle ne suffira pas. Il lui faudra aussi l’ambition collective d’inventer un futur qualitativement différent de l’éternité marchande.

Notes

[1] Bruno Amable et Stefano Palombarini, L’iIllusion du bloc bourgeois, Raisons d’agir, 2017.

[2] http://premium.lefigaro.fr/vox/societe/2018/12/06/31003-20181206ARTFIG00255-gilets-jaunes-un-mouvement-en-voie-de-durcissement.php

[3] Fredric Jameson, « Future City », New Left Review, May-June 2003


https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/041218/sophie-wahnich-la-structure-des-mobilisations-actuelles-correspond-celle-des-sans-culottes?onglet=full

Sophie Wahnich: «La structure des mobilisations actuelles correspond à celle des sans-culottes»

4 décembre 2018 Par Joseph Confavreux

L’historienne Sophie Wahnich confronte la période actuelle avec la Révolution française, de La Marseillaise au portrait de Macron en Louis XVI : parallèles possibles, comparaisons outrées et potentialités à l’œuvre.

Sophie Wahnich est historienne, directrice de recherche au CNRS, spécialiste de la Révolution française, à laquelle elle a consacré de nombreux livres, le dernier étant La Révolution française n’est pas un mythe, qui vient de paraître aux éditions Klincksieck. Dans cet ouvrage, elle poursuit la réflexion déjà à l’œuvre dans son précédent ouvrage, L’Intelligence politique de la Révolution française (Textuel, 2012), où elle jugeait qu’il ne fallait pas aller puiser dans le passé des « modèles », mais plutôt des « lumières », afin de transmettre « un esprit et des outils plus que des modèles ».

Pour Mediapart, elle confronte les mobilisations actuelles, où La Marseillaise ne cesse d’être chantée et la référence à 1789 est assumée, avec la période révolutionnaire. Entretien.

Comment une historienne de la Révolution française regarde-t-elle ce qui est train de se passer en France ?

Sophie Wahnich : La scénographie qui se déploie ressemble sans doute davantage aux séditions décrites en son temps par Machiavel dans les Discorsi qu’aux émeutes révolutionnaires dont le projet politique, même immanent, est sans doute plus clarifié. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de potentialités révolutionnaires dans ce qui se passe, d’autant que les raisons desdites séditions sont à chercher du côté d’une sorte de lutte de classe entre popolo minuto et popolo grosso et qu’elles sont déclenchées par les excès du popolo grosso, des grands.

« Le plus souvent, nous dit Machiavel, les troubles sont causés par les possédants, parce que la peur de perdre engendre chez eux la même envie que chez ceux qui désirent acquérir. En effet, les hommes ne croient pas posséder en toute sécurité s’ils n’augmentent pas ce qu’ils ont. En outre, possédant déjà beaucoup, ils peuvent plus violemment et plus puissamment susciter des troubles. » À force de vouloir toujours dominer davantage et accumuler davantage et ainsi appauvrir et exaspérer le petit peuple qui, lui, veut simplement vivre dignement.

Car selon Machiavel « le peuple désire n’être ni commandé ni opprimé par les grands, tandis que les grands désirent commander et opprimer le peuple ». Si, pour lui, tous les hommes sont « méchants », ils ne le sont donc pas à parts égales. Les grands ou la noblesse le sont par nature bien davantage que les autres car leur désir vise leur bien particulier tandis que le désir du peuple vise par nécessité un « bien » universel – la liberté de tous identifiée à leur sécurité.

Cette dissymétrie des désirs n’est de fait pas réductible à un antagonisme ordinaire, à un simple conflit d’intérêts, ce qui s’y joue à chaque fois, c’est la possibilité d’inventer une conception de la liberté comme non-domination. Et cela, oui, a des potentialités révolutionnaires.

Mais les données structurelles entre la période actuelle et la période révolutionnaire ne sont pas les mêmes. Entre la fin du XVIIe siècle et 1789 existe un processus d’élaboration de la liberté, une critique de l’autoritarisme, une acculturation aux Lumières qu’on retrouve aussi bien dans les couches populaires, avec les idées véhiculées dans les almanachs et les encyclopédies populaires, que dans les cercles lettrés qui fréquentent les académies et les salons.

Le moment actuel paraît plus ambivalent. Bien sûr, les gens sont éduqués, et les lieux d’éducation populaire se sont multipliés, mais ils ne sont pas tous outillés de la même manière, les buzz sur les réseaux sociaux et la téléréalité ne préparent pas à résister à l’air du temps délétère, mais encouragent à se manifester.

Le sentiment que nous avons d’une grande hétérogénéité politique du mouvement vient sans doute de là. Il n’y a pas de formation idéologique discursive unifiée, chacun a sa propre grammaire. Dans ce contexte de déréliction, les luttes se mènent dans l’événement et la contre-hégémonie culturelle d’extrême droite est loin d’avoir gagné la partie. C’est une bonne nouvelle d’avoir affaire à des gens « fâchés mais pas fachos ». Même si on voit un effort de l’extrême droite, en Allemagne ou aux Pays-Bas, de ramener les gilets jaunes de ce côté.

Cela dit, la structure sociologique des mobilisations actuelles est très intéressante car elle correspond à celle des sans-culottes, en plus féminin. On a affaire, aujourd’hui comme hier, à des « hommes faits », pour reprendre l’expression de l’historien Michel Vovelle : des pères de famille, avec un travail, qui ne veulent pas que les générations suivantes vivent plus mal qu’eux. C’était en tant que tels, en tant qu’ils avaient fondé une famille et qu’ils voulaient une vie bonne que les sans-culottes faisaient la révolution.

Ainsi le journal Le Père Duchesne d’Hébert interrogeait-il : « Braves sans-culottes, pourquoi avez-vous fait la révolution ? N’est-ce pas pour être plus heureux, foutre ? » Il jugeait qu’il « y a trop longtemps que les pauvres bougres de sans-culottes souffrent et tirent la langue. C’est pour être plus heureux, qu’ils ont fait la révolution ». C’est comparable aujourd’hui et, en cela, ce qui se passe en ce moment est très différent des émeutes de 2005 qui réclamaient la fin de l’invisibilisation, le respect et l’inclusion des habitants des banlieues ghettoïsées.

L’autre point de comparaison, banal mais qu’il faut répéter, c’est l’inégalité de l’assiette de l’impôt. Les gravures de l’époque révolutionnaire montrent des figures populaires écrasées par des nobles et des clercs. Aujourd’hui, ce serait la même chose avec des banquiers ou des actionnaires, et les gouvernants qui les protègent. Le sentiment de commune humanité suppose une égalité devant l’impôt.

Les gens aujourd’hui sont suffisamment conscients par expérience des dégradations du niveau de vie pour se rendre compte que la facture de l’écologie est inégalement répartie. Et ils refusent non pas la transition écologique, mais le fait que cela pèse inégalement sur les citoyens.

Le troisième point de comparaison possible serait dans le fait que le pouvoir a été trop loin, et a perdu beaucoup de crédibilité. Avec une configuration particulière à notre époque, qui est que Macron a fait des promesses à droite et à gauche, donc que certains ont cru qu’il ferait une politique de père de famille, et qu’une partie d’entre eux est d’autant plus fâchée qu’il prend les traits d’un tyran.

On entend aujourd’hui les mots « émeute », voire « insurrection », mais encore peu celui de révolution… Une révolution commence-t-elle toujours par des émeutes ?

Non. La Révolution française n’a pas commencé par une émeute, mais comme une subversion, si on considère qu’elle débute avec les États généraux. Le 14 juillet, le peuple est dans la rue pour défendre ce qui a lieu de mai à juillet.

Mais il peut y avoir des apprentissages qui circulent rapidement dans des périodes pré-révolutionnaires. Même si la plupart des gens qui manifestent aujourd’hui n’ont pas participé aux luttes contre la loi sur le travail, même si c’est pour beaucoup la première fois qu’ils manifestent, ils ont pu voir circuler des répertoires et n’arrivent pas dans la rue en toute naïveté.

«Il n’y a pas de possibilité d’adresse au pouvoir, sinon les manifestations»

Êtes-vous surprise de la place que tient La Marseillaise dans les mobilisations de ces dernières semaines ?

Je pense que c’est grâce/à cause du foot. Cela permet d’être ensemble, de chanter à l’unisson, d’être dans la joie du chœur. C’est une manière de produire des effets de foule, au sens traditionnel du terme. C’est un objet qui fait le lien entre chacun et permet à chacun de se sentir plus fort. S’il n’y avait pas le foot, et seulement l’école, les gens ne sauraient pas La Marseillaise et n’en auraient pas un tel usage.

Mais c’est un usage dialectique. Il se trouve qu’en France, l’hymne national, contrairement à d’autres pays, est aussi un chant révolutionnaire. D’ailleurs, il me semble qu’il ne faut pas entendre les mots de ce chant du XVIIIe siècle avec les cadres d’aujourd’hui. Le fameux « sang impur », à l’époque, désigne la question du sacré et de la liberté qui est sacrée. Le sang impur est ainsi celui de ceux qui refusent la liberté. Peut-être qu’aujourd’hui, certains disent « sang impur » parce qu’ils sont fascistes, mais ce n’est pas le sens initial.

Ce qui est vrai est que la mobilisation actuelle n’a pas de vision autre que nationale. Elle ne s’intéresse ainsi pas du tout à ce qui s’est passé récemment en Grande-Bretagne, avec le mouvement Extinction Rebellion. Toutefois, même si l’extrême droite est présente dans les manifestations, il y a une hétérogénéité des manifestants qui me paraît, factuellement, contraire à ce que veulent les mouvements d’extrême droite.

Depuis samedi dernier, existe une focalisation sur la « violence » des manifestations, mais elle semble moins choquer que dans d’autres situations où le niveau de violence semblait pourtant moins fort. Comment l’expliquer ?

Domine le sentiment que la violence produite dans les mobilisations est une violence retournée. Il y a là quelque chose de révolutionnaire, dans cette manière de retourner la violence subie. Pour que la violence puisse paraître acceptable, voire légitime, aux yeux de beaucoup, il faut qu’il y ait eu beaucoup de retenue avant.

Ce qui se passe ressemble à la prise des Tuileries, qui ne se situe pas au début de la Révolution française, mais arrive après des tentatives calmes de réclamations en faveur de la justice, après que cela n’a pas marché. Cela crée une forme de violence qui rend quelque peu hagard, parce qu’on sent que c’est inévitable. Cela fait vingt ans qu’on répète que cela ne peut que « péter », donc quand ça pète, on ne peut trouver ça complètement illogique ou illégitime.

Pendant la Révolution, le citoyen Nicoleau, de la section de la Croix-Rouge, avait défendu l’idée d’un peuple « véritable souverain et législateur suprême » qu’aucune autorité ne pouvait priver du droit d’opiner, de délibérer, de voter et par conséquent de faire connaître par des pétitions le résultat de ses délibérations, les objets et motifs de ses vœux. Il espérait « que les Français ne se trouvent pas dans la fâcheuse nécessité de suivre l’exemple des Romains, et d’user contre les mandataires, non du droit humble et modeste de pétition, qu’on a cherché à leur ravir, mais du droit imposant et terrible de résistance à l’oppression, conformément à l’article 2 de la déclaration des droits ».

. L’abbé Grégoire disait également : « Si vous ôtez au citoyen pauvre le droit de faire des pétitions, vous le détachez de la chose publique, vous l’en rendez même ennemi. Ne pouvant se plaindre par des voies légales, il se livrera à des mouvements tumultueux et mettra son désespoir à la place de la raison… » Nous y sommes.

En France, il n’y a que le droit de vote et pas de possibilité d’adresse au pouvoir, sinon les manifestations. Macron n’aime pas les corps intermédiaires, mais sans corps intermédiaires le tumulte est vite là.

Comment comprenez-vous que les références à Mai-68, ou même à la Commune de Paris souvent citée dans les mobilisations contre la loi sur le travail, soient nettement moins présentes que celles à la Révolution française ?

La Commune demeure une référence du mouvement ouvrier et une référence intellectuelle. Elle intéresse certains groupes mais pas l’universalité des citoyens. Et puis elle n’est pas si joyeuse que cela, parce que la Commune demeure une défaite, tandis que la Révolution française est, au moins partiellement, une vraie victoire. Même si celle-ci n’a pas été totale, la Restauration n’a pas permis de retour à l’Ancien Régime pur et simple, et il est plus agréable de se référer à une victoire qu’à une défaite.

En outre, les gilets jaunes n’appartiennent pas au mouvement ouvrier, même s’ils peuvent être ouvriers. Beaucoup n’ont jamais manifesté auparavant, ce qui était aussi le cas dans les mobilisations contre Ben Ali en Tunisie.

Et, contrairement à 1968, l’enjeu n’est pas libertaire, il est familial. En 1968, il s’agissait d’inventer une vie fondée sur d’autres normes. Ici, il s’agit davantage d’une forme de lutte des classes, dans le rapport à l’État plus que dans les usines, qui fait que Mai-68 demeure une référence moins disponible que la Révolution.

Tout le monde se demande vers quoi on peut se diriger maintenant. Est-ce que l’historienne possède quelques éclaircissements ?

L’historien peut dire ce qui est nouveau dans le mouvement, faire le « diagnostic du présent », comme disait Michel Foucault, mais son travail n’est pas d’imaginer. Personne ne peut savoir où cela va, même pas ceux qui participent au mouvement. Même s’il est intéressant de voir que les gens assument ce qu’ils font, assument un geste politique et tragique, assument y compris l’impureté, alors que l’état ordinaire de l’époque est de ne plus assumer de gestes politiques.

Les deux hypothèses actuelles, l’état d’urgence et la dissolution de l’Assemblée, sont toutes deux cohérentes. La première signifierait plus d’autoritarisme. L’autre conduirait à reconnaître que la crise politique est réelle et qu’il faut de nouveaux représentants. Une telle option prendrait alors une vraie dimension révolutionnaire.

Mais si l’on veut défendre l’ordre néolibéral, il va falloir faire davantage de maintien de cet ordre aujourd’hui contesté, bien que cela semble compliqué, car ce qu’on vit, ce sont aussi les effets de la destruction progressive de l’appareil d’État, le fait qu’il y ait moins de policiers disponibles, et qu’il serait sans doute impossible de tenir en même temps Paris et la province.

D’autant qu’on voit bien que beaucoup de policiers en ont ras-le-bol, et partagent certaines colères qui s’expriment. Si l’appareil d’État qui a le monopole de la violence est susceptible de basculer du côté des insurgés, c’est vraiment une révolution. On n’en est pas là, mais cela peut aller vite.

Ce mouvement se place frontalement contre les lieux et symboles du pouvoir, que ce soit avec sa volonté d’atteindre l’Élysée ou de s’en prendre aux emblèmes du capitalisme mondialisé dans les quartiers huppés d’une métropole emblématique. Est-ce un indice du caractère révolutionnaire d’une lutte ?

Je n’en suis pas certaine. On peut imaginer que l’extrême gauche a ainsi exprimé son anticapitalisme. Mais si on prend du recul, au départ, la mobilisation se fait sur les ronds-points. Aujourd’hui, elle se rapproche des lieux du pouvoir, parce que ce dernier ne répond pas à la colère.

De ce point de vue, l’incendie de la préfecture du Puy-en-Velay me paraît davantage symptomatique. Elle a été attaquée comme on pouvait, à l’époque révolutionnaire, brûler les châteaux sans vouloir nécessairement tuer les châtelains. Ici, il me semble qu’on s’en prend davantage aux symboles d’un pouvoir républicain qui fabrique des mauvaises lois qu’aux lieux de l’argent.

L’abbé Grégoire disait également : « Si vous ôtez au citoyen pauvre le droit de faire des pétitions, vous le détachez de la chose publique, vous l’en rendez même ennemi. Ne pouvant se plaindre par des voies légales, il se livrera à des mouvements tumultueux et mettra son désespoir à la place de la raison… » Nous y sommes.

En France, il n’y a que le droit de vote et pas de possibilité d’adresse au pouvoir, sinon les manifestations. Macron n’aime pas les corps intermédiaires, mais sans corps intermédiaires le tumulte est vite là.

Comment comprenez-vous que les références à Mai-68, ou même à la Commune de Paris souvent citée dans les mobilisations contre la loi sur le travail, soient nettement moins présentes que celles à la Révolution française ?

La Commune demeure une référence du mouvement ouvrier et une référence intellectuelle. Elle intéresse certains groupes mais pas l’universalité des citoyens. Et puis elle n’est pas si joyeuse que cela, parce que la Commune demeure une défaite, tandis que la Révolution française est, au moins partiellement, une vraie victoire. Même si celle-ci n’a pas été totale, la Restauration n’a pas permis de retour à l’Ancien Régime pur et simple, et il est plus agréable de se référer à une victoire qu’à une défaite.

En outre, les gilets jaunes n’appartiennent pas au mouvement ouvrier, même s’ils peuvent être ouvriers. Beaucoup n’ont jamais manifesté auparavant, ce qui était aussi le cas dans les mobilisations contre Ben Ali en Tunisie.

Et, contrairement à 1968, l’enjeu n’est pas libertaire, il est familial. En 1968, il s’agissait d’inventer une vie fondée sur d’autres normes. Ici, il s’agit davantage d’une forme de lutte des classes, dans le rapport à l’État plus que dans les usines, qui fait que Mai-68 demeure une référence moins disponible que la Révolution.

Tout le monde se demande vers quoi on peut se diriger maintenant. Est-ce que l’historienne possède quelques éclaircissements ?

L’historien peut dire ce qui est nouveau dans le mouvement, faire le « diagnostic du présent », comme disait Michel Foucault, mais son travail n’est pas d’imaginer. Personne ne peut savoir où cela va, même pas ceux qui participent au mouvement. Même s’il est intéressant de voir que les gens assument ce qu’ils font, assument un geste politique et tragique, assument y compris l’impureté, alors que l’état ordinaire de l’époque est de ne plus assumer de gestes politiques.

Les deux hypothèses actuelles, l’état d’urgence et la dissolution de l’Assemblée, sont toutes deux cohérentes. La première signifierait plus d’autoritarisme. L’autre conduirait à reconnaître que la crise politique est réelle et qu’il faut de nouveaux représentants. Une telle option prendrait alors une vraie dimension révolutionnaire.

Mais si l’on veut défendre l’ordre néolibéral, il va falloir faire davantage de maintien de cet ordre aujourd’hui contesté, bien que cela semble compliqué, car ce qu’on vit, ce sont aussi les effets de la destruction progressive de l’appareil d’État, le fait qu’il y ait moins de policiers disponibles, et qu’il serait sans doute impossible de tenir en même temps Paris et la province.

D’autant qu’on voit bien que beaucoup de policiers en ont ras-le-bol, et partagent certaines colères qui s’expriment. Si l’appareil d’État qui a le monopole de la violence est susceptible de basculer du côté des insurgés, c’est vraiment une révolution. On n’en est pas là, mais cela peut aller vite.

Ce mouvement se place frontalement contre les lieux et symboles du pouvoir, que ce soit avec sa volonté d’atteindre l’Élysée ou de s’en prendre aux emblèmes du capitalisme mondialisé dans les quartiers huppés d’une métropole emblématique. Est-ce un indice du caractère révolutionnaire d’une lutte ?

Je n’en suis pas certaine. On peut imaginer que l’extrême gauche a ainsi exprimé son anticapitalisme. Mais si on prend du recul, au départ, la mobilisation se fait sur les ronds-points. Aujourd’hui, elle se rapproche des lieux du pouvoir, parce que ce dernier ne répond pas à la colère.

De ce point de vue, l’incendie de la préfecture du Puy-en-Velay me paraît davantage symptomatique. Elle a été attaquée comme on pouvait, à l’époque révolutionnaire, brûler les châteaux sans vouloir nécessairement tuer les châtelains. Ici, il me semble qu’on s’en prend davantage aux symboles d’un pouvoir républicain qui fabrique des mauvaises lois qu’aux lieux de l’argent.


http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article387

supplément #2 au numéro 19

Sur cette révolte en général et sur celle des Gilets jaunes en particulier

décembre 2018 , Temps critiques

1 Nous l’avons déjà men­tionné dans notre supplément1 au no 19 de la revue Temps cri­ti­ques, la Révolu­tion de 1789 est une référence du mou­ve­ment2. Mai-68 apparaît aussi en fili­grane à tra­vers des références au caractère d’événement que cons­ti­tue­rait le mou­ve­ment des Gilets jaunes comme on a pu parler de « l’événement 68 ». En effet, il marque les esprits par sa sou­dai­neté et son imprévisi­bi­lité, par le fait. Il trans­paraît comme une mémoire des scènes de l’époque et de la vio­lence qui y est attachée. De là à penser que « la casse » puisse être pro­duc­tive, il n’ y a qu’un pas : « Il n’y a que la casse qui permet de nous faire enten­dre » dit un lycéen du lycée pro­fes­sion­nel Lurçat à Lyon (mer­credi 5 décembre 2018, Le Progrès), mais c’est une réflexion lar­ge­ment enten­due ailleurs et partagée par un nombre de plus en plus impor­tant de Gilets jaunes qui s’aperçoivent que c’est cela qui a déjà fait bouger un peu les lignes. Après déjà plu­sieurs semai­nes de mou­ve­ment, est fréquem­ment exprimée l’idée générale que ce n’est pas le dia­lo­gue qui est pro­duc­tif, mais le blo­cage. Le 1er décembre a d’ailleurs un cer­tain nombre de points com­muns avec la journée du 24 mai 1968. En effet, alors que les mani­fes­ta­tions de 1968 sem­blaient se conten­ter d’une ter­ri­to­ria­li­sa­tion étudiante de la lutte en tour­nant tout autour du Quartier latin et en ne s’en éloi­gnant que pour y reve­nir, la mani­fes­ta­tion du 24 avait rompu avec cette logi­que pour irra­dier toute la ville et se répandre dans les quar­tiers bour­geois, celui de la Bourse, etc. C’est bien ce qui s’est passé les 1er et 8 décembre ; pour les mani­fes­tants c’était une évidence. Les bar­ri­ca­des mêmes sym­bo­li­ques comme celles de l’avenue Foch vont de soi comme les caillas­sa­ges de ban­ques qui ont accom­pagné cer­tai­nes actions à Paris ou en régions. Les mani­fes­tants, au moins dans les grands cen­tres urbains, n’ont pas de ter­ri­toire à conser­ver, de base arrière où se replier car ils sont littérale­ment étran­gers aux cen­tres-villes et sur­tout aux quar­tiers du pou­voir et aux quar­tiers du luxe exhibé (Étoile, bou­le­vard Haussmann). Et ce sont ces quar­tiers qui sont jus­te­ment pris comme cibles ou objec­tifs loin des sem­pi­ter­nels défilés syn­di­caux Bastille-Nation, répétitifs et tris­tes à pleu­rer.

La représentation démystifiée

2 Et dire que Macron vou­lait commémorer Mai-68 ! En tout cas et contre tous ceux à l’extrême gauche qui pen­saient que tout ce fatras commémora­tif, c’était se rouler dans des his­toi­res d’anciens com­bat­tants, il n’est pas impen­sa­ble que cela ait réveillé cer­tai­nes cons­cien­ces ou sim­ple­ment donné quel­ques idées. C’est d’ailleurs ce que nous pen­sons et deux ex-soixante-hui­tards trans­formés en aco­ly­tes de Macron, Romain Goupil et Cohn-Bendit sont montés en première ligne pour bien signa­ler la différence, séparer le bon grain de la révolte de l’ivraie de la dérive auto­ri­taire. Le pre­mier, dans une émis­sion de Pujadas, « La Grande expli­ca­tion », le 27 novem­bre, accuse un représen­tant des Gilets jaunes de ne pas être élu (de qui est l’élu Goupil ?), de ne représenter per­sonne (que représente Goupil ?), avant de dire qu’une mani­fes­ta­tion qui ne fait pas l’objet d’une décla­ra­tion préalable et d’une désigna­tion de trajet par la préfec­ture, est en soi un acte illégitime qui néces­site la répres­sion de l’État (les mani­fes­ta­tions du 24 mai 1968 en France ont-elles res­pecté cela ? Non). Quant à Cohn-Bendit, il fait fort dans la mys­ti­fi­ca­tion  : «  En 68, on se bat­tait contre un général au pou­voir. Les gilets jaunes aujourd’hui deman­dent un général au pou­voir  » (France Inter, le 4 décembre) et encore « Le type de société qui peut émerger de ces ten­dan­ces, ça me fait peur. On n’est pas dans une période révolu­tion­naire, arrêtez. Mais on est dans une période de ten­ta­tion auto­ri­taire, […] une ten­ta­tion auto­ri­taire tota­li­taire ». Plus tard, au cours de l’entre­tien, il assène : « Je n’accep­te­rais jamais un mou­ve­ment qui me dit “tu passes, si tu mets ton gilet” ».

3 Il ne s’agit pas de dire que cette pra­ti­que est la bonne, mais l’ex « Dany le Rouge » dénie-t-il le droit aux Gilets jaunes de faire ce que tous les ouvriers depuis cent cin­quante ans ont fait aux « jaunes » qui vou­laient briser leur grève ou qui, de fait, la bri­saient ? Les argu­ments employés par Goupil et Cohn-Bendit, ces soixante-hui­tards ultra-mino­ri­tai­res deve­nus conseillers du Prince3 repren­nent en fait les cri­ti­ques qu’Adorno et Horkheimer, les phi­lo­so­phes cri­ti­ques de l’École de Francfort, adres­saient au mou­ve­ment étudiant alle­mand en 1967-68 en se posant en garants des ins­ti­tu­tions démocra­ti­ques faute de mieux, face au manque de réflexi­vité (encore bien plus fort il est vrai aujourd’hui) du mou­ve­ment. Le mou­ve­ment contre la démocra­tie libérale serait fon­da­men­ta­le­ment auto­ri­taire, voire fas­ciste. Comme si la démocra­tie libérale n’était pas elle-même auto­ri­taire.

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4 Le gou­ver­ne­ment s’est cru un temps au-dessus de tout soupçon, car il était censé représenter la « société civile » comme alter­na­tive à la poli­ti­que poli­ti­cienne d’un per­son­nel spécialisé déconsidéré, cor­rompu et cumu­lard, mais le mou­ve­ment actuel a achevé de détruire cette image de l’exis­tence d’une société civile, déjà sup­primée réelle­ment depuis le milieu du siècle der­nier. Si la « société civile » est donnée comme « démocra­ti­que » ou « sociale » c’est par ana­chro­nisme, par détour­ne­ment de l’his­toire. Dans la phi­lo­so­phe poli­ti­que clas­si­que et notam­ment chez Hegel (grand admi­ra­teur de la Révolu­tion française), la société civile c’était la classe des propriétaires, la classe bour­geoise qui était por­teuse de progrès et de puis­sance pour l’État-nation car elle a vaincu la noblesse et le clergé. La société civile ce n’était pas bien sûr la classe du tra­vail, les salariés, etc. Nous ne sommes plus dans la société bour­geoise depuis long­temps, mais cette idéologie est encore diffusée par la caste poli­tico-média­ti­que.

5 La société capi­ta­lisée d’aujourd’hui est jus­te­ment la société dans laquelle il n’existe plus de société civile, ni d’ailleurs de « société poli­ti­que » et où le rap­port des « masses » à l’État devient direct. En effet, il s’exprime de plus en plus en dehors des fameux corps intermédiai­res dont le rôle s’efface pro­gres­si­ve­ment, à l’instar de celui des syn­di­cats. En période calme, c’est un rap­port indi­vi­duel à l’État qui, forcément, s’exprime plus par la récri­mi­na­tion que par la reven­di­ca­tion, parce que la première tra­duit mieux une frus­tra­tion. C’est jus­te­ment ce qui change quand un mou­ve­ment de lutte prend forme. Il est d’ailleurs piquant de cons­ta­ter que nombre de socio­lo­gues et poli­to­lo­gues, et bien évidem­ment les médias, crai­gnent que le mou­ve­ment ne bas­cule vers un popu­lisme du type de celui du Mouvement Cinq Étoiles en Italie, alors que ce der­nier mou­ve­ment a été en grande partie la conséquence de l’action menée par les médias contre les partis poli­ti­ques ita­liens, par­ti­culièrement cor­rom­pus. Médias qui ont alors reporté leurs espoirs sur le gou­ver­ne­ment d’experts de Rienzi comme en France ils le font avec Macron. Les ser­gents-four­riers du fameux popu­lisme sont ceux qui main­te­nant crient au loup !

De la revendication particulière à une révolte plus générale

6 À l’ori­gine, le mou­ve­ment a fait apparaître des reven­di­ca­tions qui sem­blaient fis­ca­lis­tes, anti-étati­ques telles qu’elles s’expri­ment par­fois aux États-Unis, mais nous n’avons pas en Europe et par­ti­culièrement en France les mêmes références his­to­ri­ques à l’aide des­quel­les même l’anti-fis­ca­lisme peut revêtir l’aspect d’une révolte popu­laire contre les puis­sants comme avant la Révolu­tion française de 1789. Mais sa dyna­mi­que l’a porté assez loin de son ori­gine et de façon assez nette, le mou­ve­ment s’affirme aujourd’hui autour de reven­di­ca­tions sim­ples qui réintro­dui­sent la « ques­tion sociale », même si c’est en dehors de sa référence prolétarienne : retour de l’ISF, aug­men­ta­tion conséquente du SMIC (de 1180 à 1300 euros nets), échelle mobile des pen­sions et allo­ca­tions, réallo­ca­tion des sub­ven­tions aux gran­des entre­pri­ses pour l’inves­tis­se­ment vers les ser­vi­ces publics de proxi­mité dans la France rur­baine, etc. Conditions de vie et pou­voir d’achat sont au cœur des exi­gen­ces de la révolte d’indi­vi­dus qu’on pour­rait définir comme sans qualités, alors que les syn­di­cats sont inca­pa­bles de se posi­tion­ner sur un ter­rain qui pour­tant est censé être le leur. Même ceux qui regar­dent avec plus de bien­veillance le mou­ve­ment (cer­tai­nes sec­tions syn­di­ca­les de SUD et de la CGT) sont désorientés parce que, jus­te­ment, leur nature première, syn­di­ca­liste, qu’elle soit « dure » ou réfor­miste, est de qua­li­fier les indi­vi­dus, uni­que­ment à partir de leur iden­tité de tra­vailleurs ou retraités-tra­vailleurs, avec leur statut, leur niveau hiérar­chi­que, sans jamais rien mettre en cause de cet ordre-là et à for­tiori le tra­vail lui-même.

7 C’est sur ce point que le mou­ve­ment des Gilets jaunes met le doigt, là où cela fait mal. D’une part il pose la ques­tion de la représen­ta­ti­vité à un niveau général, c’est-à-dire à celui de tous les niveaux de pou­voir et pas sim­ple­ment celui du gou­ver­ne­ment et de l’État, même si son hétérogénéité ne lui fait pas cri­ti­quer la petite propriété des moyens de pro­duc­tion et encore moins l’idéologie du tra­vail ; d’autre part, il énonce en creux, parce que c’est contra­dic­toire, que le tra­vail ne déter­mine plus tout et que la ques­tion du revenu et du pou­voir d’achat est de plus en plus déconnectée de celle du salaire. Il s’ensuit que la lutte pour le salaire n’est plus une prio­rité ou du moins n’est plus la voie privilégiée de la lutte. Un autre point qui met hors jeu l’action syn­di­cale.

8 Le revenu étant de plus en plus global, aussi bien du côté des coti­sa­tions et dépenses contrain­tes que des pres­ta­tions, la lutte pour le pou­voir d’achat doit elle aussi être élargie (cf. par exem­ple, le poids exor­bi­tant de la TVA par rap­port à l’impôt en France qui accen­tue le caractère inégali­taire des taxes).

9 Paradoxalement, le mou­ve­ment ne met pas en tête de ses griefs la Commission européenne, pour­tant il ne fait pas de doute que quel­que chose se joue à ce niveau. Si on replace tout cela par rap­port à notre ana­lyse d’une restruc­tu­ra­tion en trois niveaux du capi­ta­lisme4, on peut dire que dans le niveau I, celui de l’hyper-capi­ta­lisme du sommet, l’action de la Commission européenne visait à main­te­nir une concur­rence entre firmes mul­ti­na­tio­na­les (FMN) garan­tie, pour elle (théorie libérale de la concur­rence par­faite) d’une baisse cons­tante des prix et, en conséquence, source d’amélio­ra­tion du pou­voir d’achat sans inter­ven­tion d’aug­men­ta­tions de salaire, qui vien­draient grever la poli­ti­que de l’offre des entre­pri­ses mise en place depuis les années 1980-19905. Mais cette poli­ti­que ne pou­vait tenir que si les dépenses contrain­tes qui se situent au niveau II de la domi­na­tion, celui du ter­ri­toire natio­nal, n’aug­men­taient pas, or c’est pour­tant ce qui s’est passé avec l’explo­sion des prix de l’immo­bi­lier et les taxes nou­vel­les, rognant les marges de réserve des salariés.

10 En répon­dant, avec beau­coup de retard, à ce qui fut la première expres­sion de la révolte des Gilets jaunes, c’est-à-dire le volet fiscal, l’État démontre son inca­pa­cité à anti­ci­per la dyna­mi­que interne du mou­ve­ment et à lui reconnaître sa dimen­sion de mou­ve­ment social. En effet, si on observe la genèse des mou­ve­ments his­to­ri­ques de révolte, le fait est que la plu­part sont partis d’une ou deux deman­des précises, que le pou­voir juge donc anec­do­ti­ques ou peu impor­tan­tes. De ce fait, il tarde à y répondre et quand il prend des mesu­res pour apai­ser la révolte, il s’aperçoit que ce n’était que l’étin­celle qui a mis le feu aux pou­dres. Les termes utilisés sont d’ailleurs éclai­rants puis­que Macron « entend la souf­france des Français » (il a « ses let­tres » donc il a lu Christophe Dejours). C’est certes un pre­mier pas car aujourd’hui, dans la délégiti­ma­tion qui a été pro­duite de toute « la ques­tion sociale », au sens noble du terme du XIXe siècle, être vic­time reste la seule base ou posi­tion indi­vi­duelle qui donne droit à l’atten­tion. Mais en contre­par­tie, cela impli­que de la part des supposées vic­ti­mes, une posi­tion de requérants res­pec­tueux de l’État et de ses dis­po­si­tifs. Or, c’est bien ce que l’État et tous ses suppôts de différentes sortes et obédien­ces repro­chent à ce mou­ve­ment, celui de dépasser le stade du « On n’est pas content » et qu’il risque, si on n’y prend garde, de passer au « On a la haine », même si ce n’est plus la haine de classe de la « rude race païenne » dont par­lait Mario Tronti6. Une haine qui jusqu’à là sem­blait cir­cons­crite, par le pou­voir, aux nou­vel­les clas­ses dan­ge­reu­ses des ban­lieues. Le mou­ve­ment ne joue donc pas sur cette idée de vic­ti­mi­sa­tion, d’autant plus que les médias et la plu­part des poli­to­lo­gues le ren­voient à une situa­tion de basse classe moyenne, bien moins à plain­dre que la popu­la­tion des ban­lieues ou des migrants. Certes, les Gilets jaunes décri­vent par­fois indi­vi­duel­le­ment leur misère sociale, mais l’action col­lec­tive leur donne les res­sour­ces pour dépasser les plain­tes et poser des exi­gen­ces qui ne sont pas non plus réduc­ti­bles aux 42 reven­di­ca­tions du cahier cen­tral de doléances qui a été présenté publi­que­ment et dont beau­coup de Gilets jaunes ne connais­sent pas le contenu. Ils ne se concen­trent, à la base, dans les lieux de ras­sem­ble­ment, que sur quel­ques unes jugées non négocia­bles.

Le retour des « lascars » de banlieue

11 Cette dimen­sion de mou­ve­ment social n’a pour­tant pas échappé au mou­ve­ment lycéen. Celui-ci est aujourd’hui tiré par les lycéens de ban­lieue inver­sant ainsi la ten­dance qui exis­tait depuis les années 2000 d’une jeu­nesse coupée en deux qui avaient vu sévir la « dépouille » au sein de cer­tains cortèges et la révolte des ban­lieues de 2005 être qua­si­ment ignorée par la lutte étudiante de 2006… et récipro­que­ment. Pendant toutes ces années, ce sont sou­vent les établis­se­ments des cen­tres-villes avec des lycéens rela­ti­ve­ment cons­cien­tisés qui se sont prin­ci­pa­le­ment mobi­lisés, mais sont restés isolés sur leurs objec­tifs pro­pres ou des posi­tion­ne­ments idéolo­gi­ques généraux aux­quels les autres lycéens res­taient insen­si­bles. Ce ne semble plus être le cas aujourd’hui où on retrouve dans le mou­ve­ment lycéen qui se mani­feste depuis fin novem­bre, des aspects de la lutte contre le projet de loi sélectif de Devaquet en 1986, dans lequel les « las­cars » des lycées pro­fes­sion­nels avaient joué un grand rôle et du mou­ve­ment lycéen-étudiant contre le CIP en 1994 où là aussi de nom­breux établis­se­ments de ban­lieue avaient joué un rôle et où les mani­fes­ta­tions et affron­te­ments avec la police avaient été mas­sifs et récur­rents, à Lyon, Nantes et Paris par­ti­culièrement. Et ces élèves des établis­se­ments de ban­lieue ou de la « périphérie », sont aujourd’hui ceux qui se sen­tent les plus pro­ches de la misère sociale que res­sen­tent aussi les Gilets jaunes et aussi du plus grand mépris dans lequel ils sont tenus7.

12 Au grand dam de la plu­part des ensei­gnants, leurs élèves, certes encore mino­ri­tai­res, réagis­sent comme les Gilets jaunes, c’est-à-dire en désobéissant, en ne disant rien de leurs inten­tions jusqu’au der­nier moment, en ne cher­chant pas à s’orga­ni­ser ou à se coor­don­ner, même si l’idée d’un ras­sem­ble­ment cen­tral, sou­vent en fin de matinée, com­mence à se des­si­ner avec éven­tuel­le­ment des assemblées générales de lutte que sou­hai­tent d’ailleurs les syn­di­cats ensei­gnants car, dans ce cas, ils les enca­drent du fait de leur présence. Certains lycéens s’étaient bien glissés dans les « cortèges de tête » depuis les mani­fes­ta­tions contre la loi tra­vail, mais là il s’agit d’autre chose. Plus per­sonne ne veut de tête. Jusqu’à quel point cela peut-il cons­ti­tuer une limite ? C’était déjà une caractéris­ti­que du mou­ve­ment des places et de Nuit debout, mais là cela ne cor­res­pond pas à une volonté idéolo­gi­que, initiée en sous-main par les tenants de l’action hori­zon­tale, les Fakir et Lordon de ser­vice, repris par des étudiants et autres tra­vailleurs intel­lec­tuels. Il s’agit d’une exi­gence générale… qui n’est pas sans risque car la nature a hor­reur du vide si on ne lui donne pas un contenu conséquent.

Un corps collectif en formation

13 Que ce soit les Gilets jaunes ou les lycéens, il y a l’expres­sion nou­velle d’un corps col­lec­tif en cons­truc­tion dans la lutte ; un col­lec­tif formé par les sub­jec­ti­vités qu’il dégage malgré ses frag­men­ta­tions objec­ti­ves. Il n’est pas un néo-prolétariat et on ne peut non plus l’appe­ler « peuple » car ces deux référents his­to­ri­ques ne lui cor­res­pon­dent pas. C’est ce corps col­lec­tif qui peut se passer d’une conver­gence abs­traite des luttes quand on voit par exem­ple de nom­breux che­mi­nots venir en sim­ples gilets orange, sans indi­ca­tion de syn­di­cat, même si par­fois on entre­voit quel­ques gilets CGT, sur ces points de ras­sem­ble­ment (ce ne sont pas des piquets de grève, Ô désarroi des « de gauche » !) qui ser­vent de camps de base aux Gilets jaunes. Et ils n’y vien­nent pas pour la défense d’un statut qui leur a valu de rester isolés il y encore quel­ques mois, mais pour tout autre chose, la soli­da­rité, un sen­ti­ment partagé d’exploi­ta­tion et de domi­na­tion au-delà des par­ti­cu­la­rités pro­fes­sion­nel­les ou génération­nel­les8.

14 Dans ses différentes formes d’action, ses ini­tia­ti­ves, sa spon­tanéité, il crée une brèche au sein de la société capi­ta­lisée, une brèche qu’il doit entre­te­nir et creu­ser sans que cela soit obéré par la stratégie d’oppo­si­tion fron­tale que lui impose l’État et les vio­len­ces qui lui sont inhérentes, vio­len­ces certes néces­sai­res pour mon­trer le niveau de déter­mi­na­tion et définir un rap­port de forces, mais qui ne peu­vent cons­ti­tuer une fin en soi.

15 Dans l’affron­te­ment avec la police envers laquelle aussi bien Gilets jaunes que lycéens sont divisés quant à l’atti­tude à avoir, c’est en fait un corps à corps qui se joue entre mani­fes­tants et l’État. Deux corps qui devien­nent anta­go­ni­ques jusqu’à se faire peur. Ainsi, avant les mani­fes­ta­tions du 8 décembre, les pou­voirs d’État ont diffusé par­tout la menace du vaste déploie­ment de forces policières prévues contre les mani­fes­tants et les médias ne se sont pas fait faute d’annon­cer des morts cer­tai­nes avec des prévisions complètement fan­tai­sis­tes sur ces pro­ba­bi­lités et en agi­tant la présence de blindés de l’armée qui se sont révélés être des blindés d’opérette.

16 Cette orches­tra­tion de la peur n’a pas empêché une déter­mi­na­tion tou­jours au moins égale à celle de la semaine précédente. Et le lan­gage du pou­voir poli­ti­que et de l’État, comme celui des médias, à savoir le lan­gage qui oppose gen­tils mani­fes­tants en gilets jaunes et « cas­seurs » cagoulés ou habillés de noir tombe par­ti­culièrement à plat. D’abord parce que n’importe qui peut mettre un gilet jaune et que tout Gilet jaune sait à sa seconde mani­fes­ta­tion ou d’après les images de la télévision qu’il vaut mieux se protéger, se cagou­ler, se cou­vrir le visage avec un fou­lard ou un masque, etc., bref res­sem­bler à un méchant. Ensuite, le recen­se­ment des per­son­nes arrêtées et par­fois déjà condamnées est sans appel : la plu­part des per­son­nes inter­pellées n’avaient jamais été aupa­ra­vant arrêtées (c’est encore le cas pour Paris ce 8 décembre) et les jeunes inter­pellés devant les lycées sont tous lycéens même s’ils ne sont pas forcément inter­pellés devant leur établis­se­ment d’ins­crip­tion.

Que faire ?

Quelques constatations

17 — Remarquons tout d’abord que cette demande de démocra­tie directe est sûrement plus for­melle qu’athénienne et que les Gilets jaunes n’arri­vent même pas à s’y tenir puisqu’ils inva­li­dent en fait leurs pro­pres représen­tants dès qu’ils les ont nommés ou plus précisément dès qu’ils se sont auto-désignés « représen­tants ». C’est que le mou­ve­ment n’est pas sur le ter­rain de la représen­ta­tion ou du moins que ce n’est pas son objec­tif prio­ri­taire puisqu’il ne veut pas négocier. Donc ce qui s’impose immédia­te­ment c’est plus des décisions sur le quoi faire et pour­quoi le faire sur les bar­ra­ges ou les blo­ca­ges en semaine et le week-end et cela ne passe pas par un vote, mais par une esti­ma­tion du rap­port de force, de sa propre déter­mi­na­tion, etc.

18 — le second point s’enchaîne puis­que beau­coup de mili­tants issus de l’ultra-gauche ou du gau­chisme se posent la ques­tion de savoir quelle parole com­mu­niste dévelop­per sur le ter­rain. C’est le même for­ma­lisme que celui de la démocra­tie directe qui a été le problème cons­tant (et sans solu­tion sur ces bases) des différentes varian­tes de conseillisme ; problème bien concentré dans les échan­ges Chaulieu-Pannekoek des années 50.

19 Il n’y a rien de par­ti­cu­lier à appor­ter ou à intro­duire de l’extérieur, les Gilets jaunes et autres pro­ta­go­nis­tes lycéens et demain d’autres catégories, sont nom­breux à par­ti­ci­per pour la première fois à une expérience de lutte col­lec­tive. Dans la mesure où cette dimen­sion col­lec­tive se ren­force par la durée et l’exten­sion du mou­ve­ment (rien n’est joué, mais c’est la condi­tion) elle aura ten­dance à balayer les sco­ries indi­vi­dua­lis­tes, cor­po­ra­tis­tes, iden­ti­tai­res, récri­mi­na­toi­res qui par­ti­ci­pent de refoulés res­sen­tis dans l’indi­vi­dua­li­sa­tion des condi­tions de vie qui pous­sent à cher­cher des boucs émis­sai­res. Mais cela ne veut pas dire qu’on doive garder sa langue dans sa poche.

20 Prenons, un exem­ple. Figurent sou­vent sur les bar­ra­ges ou sur des ban­de­ro­les l’allu­sion au « peuple français ». Il semble évident que dans ce cas, il faut essayer d’en com­pren­dre le sens. L’appel au peuple français n’est pas forcément un référent iden­ti­taire. On peut très bien le com­pren­dre comme une remise en cause d’un pro­ces­sus de représen­ta­tion imposé par les élites poli­ti­ques et cau­tionné par les médias, qui leur fait dire que toute contes­ta­tion d’un pou­voir issu des urnes se pro­dui­sant dans la rue serait anti-républi­caine (Joffrin dans les édito­riaux du jour­nal Libération et Fottorino dans le jour­nal le Monde). C’est une interprétation par­ti­culièrement res­tric­tive de la Républi­que et en tout cas pas celle que prônaient les révolu­tion­nai­res de l’an III dans la Décla­ra­tion des droits de l’homme et du citoyen9.

21 Mais en appe­ler au peuple français c’est aussi ne pas sup­por­ter le fait qu’au 2e tour Macron fût en fait élu par une mino­rité des élec­teurs (43,6 % du corps élec­to­ral ; abs­ten­tions, nuls et blancs représen­tant 34 % ; Le Pen 22,4 %). La for­mu­la­tion « peuple français » peut se référer à cette réalité élec­to­rale tronquée. Mais sur­tout et au-delà de cela, en quoi le « nous sommes le peuple français » sup­po­se­rait-il impli­ci­te­ment l’exclu­sion des immigrés de différentes générations, alors que la France est une terre his­to­ri­que de migra­tion poli­ti­que et écono­mi­que. Et pour­quoi La Marseillaise, qui nous a fait si sou­vent grin­cer des dents, tant elle a servi les différentes formes de domi­na­tion de la bour­geoi­sie, ne rede­vien­drait-elle pas un chant révolu­tion­naire, puisqu’à l’ori­gine elle a été chantée aussi bien par les petit-bour­geois jaco­bins que par les « bras nus » de 1793, que des ver­sions ont été réécrites et détournées par les anar­chis­tes his­to­ri­ques, comme plus récem­ment par Gainsbourg (en réponse aux anciens para­chu­tis­tes ou légion­nai­res qui vou­laient se l’appro­prier) ? Certes, le mou­ve­ment n’en est pas encore là, mais « le sang impur » des nobles10 de l’époque n’est-il pas rem­placé par celui des riches, dans la sombre colère qui se développe aujourd’hui ?

22 — le troisième point porte sur la vio­lence et ça concerne aussi les lycéens qui la subis­sent sur­tout depuis plus d’une semaine. Ce n’est pas une ques­tion qui doit être traitée abs­trai­te­ment. D’abord il faut partir de la réalité qui est que la vio­lence est celle du capi­tal et qu’elle s’exerce tous les jours (exploi­ta­tion, chômage, acci­dents du tra­vail, misère, etc.), que c’est tou­jours le pou­voir qui impose son niveau de vio­lence, le mou­ve­ment n’impo­sant que sa déter­mi­na­tion. Par exem­ple, le fait que le mou­ve­ment ne res­pecte pas la décla­ra­tion offi­cielle de mani­fes­ter et n’annonce pas ou ne res­pecte pas de trajet prévu à l’avance n’est pas en soi une vio­lence contrai­re­ment à ce que dit Goupil. Face à cette déter­mi­na­tion, l’État ne peut que céder ou répondre par la vio­lence. Ce qu’il fait puis­que la répres­sion est féroce avec l’usage de cer­tai­nes armes qui ne sont utilisées que dans ce pays, en Europe du moins. Qu’il y ait ensuite des « dérapa­ges » ne doit pas dicter la conduite du mou­ve­ment sous prétexte que cela le décrédibi­li­se­rait, mais il ne doit pas non plus se fixer sur ces gran­des mani­fes­ta­tions de gran­des villes, l’impasse de la « montée » systémati­que à Paris se fai­sant jour au fur et à mesure des échecs à pren­dre une nou­velle Bastille ou un palais d’Hiver. Maintenir et mul­ti­plier la pres­sion dans tout le pays pour que la police, requise par­tout, ne soit en fait pres­que nulle part est une stratégie déjà plus effi­cace. On a pu le cons­ta­ter lors de la journée du 8 décembre, mais cela ne règle pas tout. Tout ne se joue pas dans le blo­cage des flux et des nœuds de connexion. Dans le procès de capi­ta­li­sa­tion, pro­duc­tion et cir­cu­la­tion ont ten­dance à être « tota­lisées », alors il faut aussi que cela soit effec­tif dans les luttes. Les che­mi­nots battus il y a quel­ques mois dans leur grève, mais présents sur les ronds-points ont peut-être quel­ques idées à nous sou­met­tre…

Temps cri­­ti­­ques, le 10 décembre 2018

Notes

1 – http://temps­cri­ti­ques.free.fr/spip….

2 – C’est d’ailleurs la seule référence expli­cite à une révolu­tion avec celle sur la Commune ou des doc­tri­nes com­mu­na­lis­tes (cf. L’Appel de Commercy https://manif-est.info/L-appel-des-gilets-jaunes-de-Commercy-853.html) qui appa­rais­sent par­fois sur quel­ques écri­teaux dans les mani­fes­ta­tions. Aucun dra­peau rouge. Très peu d’Internationale, même chez ceux qui l’enton­nent systémati­que­ment d’habi­tude.

3 – Cohn-Bendit encore, en par­lant de Macron : « Il n’a pas le choix, il faut qu’il reconnaisse que le problème vient aussi de lui […] Il a trahi sa pro­messe, celle d’une démocra­tie bien­veillante et par­ti­ci­pa­tive » (Libération du 5 décembre).

4 – cf. http://temps­cri­ti­ques.free.fr/spip.php?arti­cle206

5 – Si on veut schémati­ser, Trente glo­rieu­ses : aug­men­ta­tion générale des salai­res et baisse des prix ; années 1980-1990 : sta­gna­tion des salai­res moyens et baisse des prix ; depuis les années 2000, les indi­ces de prix ont été complètement faussés, d’abord par le pas­sage à l’euro qui a créé de gros écarts entre pays européens et par l’aug­men­ta­tion des dépenses contrain­tes qui ne sont que très peu comp­ta­bi­lisées dans l’indice des prix. D’où des décala­ges impor­tants entre sta­tis­ti­ques, situa­tions concrètes et res­sen­tis. Un aspect nul­le­ment pris en compte par l’État et les « par­te­nai­res sociaux ».

6 – Mario Tronti, Nous opéraïstes, L’éclat, 2013.

7 – L’image des 200 élèves d’un lycée de Mantes-la-Jolie mis à genoux (sans jeu de mots) et les mains entravées dans le dos ou sur la tête, dans leur établis­se­ment, représen­tent un « mes­sage fort » comme le disent les gens au pou­voir quand ils par­lent des signaux qu’ils envoient à la popu­la­tion. Gageons que pour les jeunes et moins jeunes celui-ci, sera entendu et com­pris. Il y a des mala­dres­ses sur le ter­rain qui tra­his­sent des pra­ti­ques plus générales de domi­na­tion.

8 – Avec l’entrée en lutte des lycéens et la forte présence des retraités sur les points de blo­cage, le mou­ve­ment concerne toutes les clas­ses d’âge.

9 – « Quand le gou­ver­ne­ment viole les droits du peuple, l’insur­rec­tion est, pour le peuple et pour chaque por­tion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indis­pen­sa­ble des devoirs » (arti­cle 35). Ce droit n’exis­tait pas dans la première décla­ra­tion de 1789 et il sera sup­primé en 1795 mar­quant le triom­phe de la bour­geoi­sie.

10 – Contrairement à toutes les interprétations anti-his­to­ri­ques post­mo­der­nes et décolo­nia­les, ce « sang impur » n’a jamais été celui des « non-blancs ».


L’envoi est trop lourd – du moins pour certaines adresses – Je me permets de vous conseiller “lundi matin” : il y a de nombreux articles très intéressants et l’accès est libre  ; voici quelques exemples

https://lundi.am/Que-veulent-les-gilets-jaunes
Que veulent les gilets jaunes ? – Jacques Fradin

Une seule chose, une simple chose : la démocratie

paru dans lundimatin#169, le 14 décembre 2018


https://lundi.am/Interpele-par-5-voitures-de-la-DGSI-place-36h-en-garde-a-vue
Interpelé par 5 voitures de la DGSI, placé 36h en garde à vue
Il mangeait des croissants avec Julien Coupat, deux gilets jaunes dans le coffre

paru dans lundimatin#169, le 14 décembre 2018


https://lundi.am/Pour-une-nouvelle-nuit-du-4-aout-ou-plus

Pour une nouvelle nuit du 4 août (ou plus)

– Jérome Baschet


La Grande Peur des gouvernants

« Tout atteste que le point de bascule est proche »

paru dans lundimatin#169, le 14 décembre 2018


https://lundi.am/Ne-demeurons-pas-a-genoux-cependant-que-le-roi-est-nu
Ne demeurons pas à genoux cependant que le roi est nu

Retour sur les images de Mantes-la-Jolie à l’aune des concepts d’exception et de vie nue.

paru dans lundimatin#169, le 13 décembre 2018


https://lundi.am/Toulouse
Toulouse implose

1-8 décembre, retour sur une folle semaine

paru dans lundimatin#169, le 13 décembre 2018


https://lundi.am/L-ecologie-du-mensonge-a-terre
L’écologie du mensonge à terre – Jean-Baptiste Vidalou

« Elle pourrait bien ne plus s’en relever. Et avec elle un pouvoir qui n’a plus que ses infrastructures médiatiques comme légitimité face à l’urgence d’un monde qui va au gouffre. »

paru dans lundimatin#169, le 13 décembre 2018


https://lundi.am/Prochaine-station-destitution

Prochaine station : destitution

« Contrairement à tout ce que l’on peut entendre, le mystère, ce n’est pas que nous nous révoltions, mais que nous ne l’ayons pas fait avant. »

paru dans lundimatin#168, le 7 décembre 2018


https://lundi.am/Contribution-a-la-rupture-en-cours

Contribution à la rupture en cours

« Viser juste, donc, mais aussi durer, avant toute chose. »

paru dans lundimatin#168, le 7 décembre 2018