Par 22 novembre 2018
Ce texte est une intervention dans la conjoncture, à chaud. Il se situe entre deux temps forts de la mobilisation dite des « gilets jaunes », la journée du 17 novembre 2018, qui a regroupé dans l’action, sur près de 2000 barrages routiers dans toute la France, près de 280 000 personnes ; d’autre part, la journée du 24 novembre 2018, prévue pour être un acte II du mouvement, cette fois centré sur Paris. Entre ces deux étapes des initiatives perlées ont rythmé le temps social et politique, certaines relevant du meilleur (tentatives de blocage de raffineries par exemple) d’autres du pire (attitudes racistes lors des barrages filtrants, récupérations par l’extrême droite et dénonciation de migrants à la douane). Les quelques remarques ci-dessous tentent de penser le sens et la portée d’un tel mouvement dans une période de défaites du mouvement ouvrier et de recul général des capacités de mobilisation des forces militantes.
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1/ Le mouvement des gilets jaunes, sa réponse médiatique et politique, indiquent une crise profonde de régime. Cette crise, on l’a pressentie cet été quand éclatait l’affaire Benalla, puis que l’exécutif devait affronter des démissions en série. Évidemment, le lancement et la diffusion de la mobilisation actuelle ont des raisons indépendantes, mais il n’est pas fortuit qu’elles succèdent à une puissante délégitimation du bloc au pouvoir. Le caractère social et politique des gilets jaunes, qu’on peut décrire (de façon neutre) comme un « populisme par le bas », correspond à une donnée fondamentale de la période : à la fois la montée en puissance des « affaires », de la mise en évidence de la corruption du bloc au pouvoir, mais aussi l’impunité du personnel politique, et la progression dans toute l’Europe d’un « dégagisme » relayant cette délégitimation du corps politique traditionnel. Il s’agit d’un mouvement dont les caractéristiques sont floues par définition et dont le caractère inquiétant a d’ors et déjà été souligné (parfois à raison) au sujet des gilets jaunes par la gauche sociale et politique. Ces explosions populaires aux mots d’ordre ambivalents et dépourvus de structuration politique ou syndicale ne sauraient être isolés d’une crise d’ensemble des organisations traditionnelles du mouvement ouvrier. Tant du point de vue de la capacité de mobilisation que des concessions obtenues à la faveur des luttes, les organisations syndicales, collectifs et partis qui se réclament de l’émancipation sont dans une impasse. En ce sens, même si la situation semble ouverte et même si les « gilets jaunes » sont encore traversés par des contradictions entre des éléments de conscience de « gauche » (justice fiscale, pouvoir d’achat, retraites) et des éléments issus de la « droite » (sympathie de principe envers les forces armées et les forces de l’ordre, mots d’ordre anti-assistanat, anti-migrants, anti-fonctionnaires, anti-taxes), il faut se rappeler que les forces réactionnaires partent avec un rapport de force d’emblée favorable pour donner un débouché à ces mouvements.
2/ Néanmoins, ce à quoi on assiste, et nonobstant les explosions scandaleuses de racisme, de sexisme et d’homophobie (inévitables du fait du caractère spontané du mouvement), n’est pour l’instant pas hégémonisé par des affects, des gestes, des tactiques et des idéologies de droite. Pour le comprendre, il faut saisir que ce mouvement, s’il a pris de court toutes les forces de la gauche sociale et politiques confondues, des réformistes (d’ailleurs assez fins à la FI pour ne pas le condamner allant même jusqu’à l’encourager) jusqu’aux autonomes (hormis Nantes révoltée, dont l’implantation et l’expérience expliquent la clairvoyance sur ce point), on peut faire l’hypothèse que cette lutte se situe inconsciemment en continuité avec les mobilisations des printemps 2016 et 2018. Il y a évidemment des antagonismes qui séparent ces moments – sans doute la plupart des manifestants et manifestantes ne se reconnaissent pas dans le mouvement ouvrier, la fonction publique, le syndicalisme, les « casseurs », la « racaille », etc. Néanmoins, la diffusion des gestes antagoniques, la banalisation de l’émeute et du blocage, leur médiatisation, ont instillé ces représentations dans l’inconscient collectif, et un imaginaire antagonique vient spontanément en réponse à la répression policière. Il n’est pas rare de voir des vidéos amateurs où un groupe de gilets jaunes hurle à la police « avec nous ! avec nous ! on vous comprend vous faites votre boulot ! », puis se met à lancer des projectiles et à renvoyer des lacrymos. Pour finir par dire : « on les a faits reculer ! les gens du voyage avec nous ! » En pratique, l’objectif de chacun et chacune est d’avancer, d’aller quelque part, comme à l’Élysée, sur un rond-point, et l’affrontement avec l’État devient un enjeu essentiel : d’où les scènes de liesse quand un groupe force un barrage policier ou quand on érige des barricades place de l’Étoile.
3/ Cette séquence illustre de façon éclatante ce que Poulantzas voulait faire comprendre au sujet de l’impact des luttes populaires sur l’État. Même si nous ne gagnons pas, que nos grèves et nos manifestations sont défaites, les luttes ne sont pas sans effet sur l’État. Depuis le printemps 2016, les recompositions dans les manifs, dans les ZAD, les liens tissés entre secteurs stratégiques (raffineries, cheminots) et secteurs combatifs du mouvement social et l’inconnue des quartiers et lycées populaires, engendrent une certaine fébrilité au sein des institutions : on en prend la mesure quand on observe les tergiversations des préfectures en matière de maintien de l’ordre, des méthodes musclées de 2016 aux stratégies plus discrètes de 2017-2018, en passant par les atermoiements sur les ZAD, jusqu’aux perquisitions musclées à la FI. À cela s’ajoutent les paniques morales autour du féminisme et de l’antiracisme, qui agitent surtout, pour celles-là, les franges les plus réactionnaires du bloc au pouvoir (accusant le « gender » de déstabiliser toute identité constituée et stable) et pour celles-ci les franges les plus libérales du bloc au pouvoir (dans la mesure où l’antiracisme politique implique la diffusion d’une culture de défiance systématique envers l’État et l’impérialisme, surtout au sein de la jeunesse).
4/ La stratégie macronienne est de garder le cap, de ne surtout pas faire de politique, au sens où toutes les interventions du camp macronien ne servent qu’à défendre l’agenda de l’exécutif, et la rationalité des réformes. En ce sens, l’équipe gouvernementale cherche à n’être qu’une pure élite technocratique, dont la mission est de réformer le pays coûte que coûte, sans rien négocier, sans attachement idéologique superflu ou irrationnel (pas de républicanisme en excès, juste ce qu’il faut de conservatisme pour ne pas froisser les « catholiques zombies », et un discours social quasi inexistant et totalement indexé à la réussite individuelle et au marché). Cette stratégie permet aux contre-réformes de se poursuivre tout en épargnant au personnel politique des fractures politiques et idéologiques inévitables dans un cadre parlementaire plus classique. De ce point de vue, le bloc au pouvoir peut apparaître d’autant plus puissant et inflexible face aux mouvements sociaux.
5/ Cette stratégie pouvait fonctionner un temps, mais elle omet le fait que les appareils idéologiques d’État fonctionnent… à l’idéologie. Hollande en son temps a pu compter sur Valls pour endormir le pays, en jouant la carte de l’état d’urgence et de l’ennemi intérieur, au prix certes d’un essoufflement considérable de l’exécutif en fin de mandat et d’un cinglant retour du refoulé sous la forme du printemps 2016, qui a certes échoué mais en forme de victoire à la Pyrrhus pour la social-démocratie, écrasée lors du scrutin suivant. Il est évident que Macron veut s’éviter une trajectoire hollandienne en s’écartant tant du vallsisme que du socialisme de façade. Mais le réel est là et Macron ne peut que s’y cogner : les rapports sociaux se brutalisent, le chômage augmente, la vie est de moins en moins vivable pour la majorité des gens. Sans idéologie, sans storytelling (qu’il soit social-démocrate ou conservateur), la réalité fait la grimace.
5bis/ Du côté de la droite, les gilets jaunes entrent aisément dans une narration politique sur les classes populaires de la périphérie, déclassées, abandonnées par les politiques publiques (centrées sur les métropoles et en particulier Paris), subissant un matraquage fiscal et une perte de repères culturels (sous les vagues de migrants, d’islamisation et autres chimères de « colonisation inversée »). Il va de soi que toute la gauche doit résister à cet imaginaire délétère et factuellement faux. Il s’agit bien évidemment d’un avatar de l’urbaphobie française, du type « la terre ne ment pas », dont les exemples historiques les plus marquants furent l’ascension au pouvoir de Louis Bonaparte décrite par Marx, ou encore le pouvoir de Vichy : schématiquement, l’alliance des classes dominantes parisiennes (ou versaillaises !) avec les provinces contre les faubourgs et les banlieues — le géographe Bernard Marchand montre à cet égard que ce bloc hégémonique est encore structurant aujourd’hui, dans la mesure où les grandes agglomérations sont contributrices directes en matière d’impôt (alors qu’elle contribuent massivement au PIB) tandis que la « ruralité » est nettement subventionnée.
5ter/ Cela signifie concrètement, puisque l’opposition de droite comme de gauche est en position de soutenir le mouvement, qu’en terme d’équation politique le pouvoir en place se trouve sur une ligne de crête pour faire face à la mobilisation qui se prépare le samedi 24 novembre à Paris. Cette fois, services de renseignement et préfecture de Paris seront sur le qui-vive, mais comment réprimer : trop ou pas assez ? Un excès de répression serait instrumentalisé par l’opposition contre l’exécutif (pour le « droit à manifester ») mais, à l’inverse, un dispositif de maintien de l’ordre laxiste aurait de fortes chances d’être débordé et de donner lieu à des scènes quasi-émeutières. De ce point de vue, on peut comprendre la communication médiatique et politique visant toujours à relativiser les débordements jusqu’ici inédits dans les mouvements sociaux récents en France (deux morts, des blessés et notamment du côté policier) : dramatiser les « dérapages », c’est aussi perdre la face, face à la surenchère régalienne de la droite et de l’extrême droite, sachant que les effectifs de police étaient de notoriété publique en sous-nombre le 17 novembre. Mais comment concilier impératif régalien et maintien du consensus ?
6/ Les gilets jaunes sont donc un retour du réel. Idéologiquement, socialement, le mouvement est ambivalent : il est par définition transclasse, tout en ayant une composante populaire, ouvrière et employée indéniable ; il met en mouvement les secteurs les moins « politisés » de la population ; il n’existe aucune instance d’auto-organisation ou d’assemblée permettant d’intervenir sur des bases politiques. Il s’agit d’un mouvement de masse comme le pays en a peu connu depuis longtemps. Il relève aussi d’une donnée structurelle du capitalisme tardif : dans un contexte de chômage de masse, de précarité grandissante, de baisse du salaire réel, le lieu de travail est de moins en moins aisément le lieu de mobilisation par excellence. On retrouve aussi ce que les post-opéraïstes ont dit de la métropole comme hyper-usine, ou comme usine sociale, le poids de la logistique dans le fonctionnement du capital contemporain. On pourrait aussi souligner le fait qu’avec le libéralisme autoritaire que nous connaissons, avec la financiarisation voulue et mise en œuvre par l’État, les luttes populaires sont surdéterminées par l’élément politique. Il n’est en ce sens pas étonnant qu’une lutte de classe puisse avoir une revendication fiscale et non pas directement salariale. La conscience spontanée perçoit que le pouvoir n’y est pas pour rien dans l’ordre économique et social actuel.
7/ Il est ironique qu’après plusieurs années de controverses parmi les Insoumis, la théorie du populisme version Laclau et Mouffe s’incarne non pas sous la forme d’un programme ou d’un leader, mais qu’elle se fasse vivante et active dans un mouvement social sans précédent. Par un contresens absolu, populistes de gauche et de droite avaient une lecture de Laclau et Mouffe comme une tactique de com’, et se battaient pour savoir si la Marseillaise, le drapeau tricolore ou la sortie de l’euro était le meilleur « signifiant vide » à hégémoniser. C’était oublier que ni la Marseillaise, ni la république, ni le drapeau tricolore ne sont des signifiants vides : ils sont chargés de l’histoire coloniale et du « pétainisme transcendantal » français. Un gilet jaune est, de ce point de vue, un bien meilleur candidat : quoi de plus vide qu’un gilet jaune ? Un signe de reconnaissance visible, dont la seule définition légale est d’être obligatoire en matière de sécurité routière, ni un signifiant national, ni citoyen, ni racial, ni social, ni générationnel. Le gilet jaune réalise le rêve tant du populiste laclau-mouffien, de la démocratie rancièrienne (« l’égalité de n’importe qui avec n’importe qui »), du générique badiousien, voire la singularité quelconque du bloom agambenien.
7bis/ Il faut à cet égard éviter toute naïveté à l’égard de cette ambivalence, et donner toute l’épaisseur qu’il faut aux dérapages racistes sur les barrages routiers, ainsi qu’à l’omniprésence des drapeaux tricolores chez les manifestants et manifestantes. Malgré la présence de non-Blancs, surtout dans les grandes agglomérations, il y a lieu de considérer une revendication de blanchité et de francité dans les mobilisations actuelles. Il n’est pas question « d’insécurité culturelle » ou « d’abandon des périurbains profonds », mais de ce que W.E.B. Du Bois appelait le « salaire psychologique et moral » de la blanchité. Dans un tissu social de plus en plus ravagé par la désindustrialisation et la perte du travail comme vecteur de structuration socio-psychique, avec l’étiolement des services publics et l’essor des inégalités, c’est la « nationalisation des classes populaires » qui est en crise. La francité et la blanchité sont les dernières identifications disponibles à de larges franges de la population, pour qui le multiculturalisme spontané et populaire des grandes villes ne fait que rendre encore plus criant leur propre risque de déclassement. Autrement dit, si le statut de « Français » sert aujourd’hui à dire à l’État qu’il ne remplit plus son contrat social-racial (l’intégration des nationaux par des privilèges sociaux et symboliques), il autorise aussi le déni de toute affinité élective entre toute une partie de ce mouvement et la tradition émancipatrice (drapeaux syndicaux, partis de gauche, etc.)
8/ Dès lors, là est le danger. Un signifiant vide (ou flottant) doit être hégémonisé. Par qui le sera-t-il ? Que le mouvement s’essouffle ou qu’il dure, il faut que les composantes progressistes du champ social parviennent à hégémoniser (même et surtout après-coup) la signification du gilet jaune. Ce ne peut être qu’en associant ce signifiant à d’autres signifiants : lutte contre la répression, solidarité, blocage, sabotage. C’est aussi pourquoi il est essentiel qu’en parallèle, l’antiracisme politique continue à déstabiliser l’identité française et la blanchité, et mette en accusation la structuration raciste de l’État. À ce titre, il est heureux que la mobilisation Rosa Parks, celle du 30 et 1e novembre, ait lieu dans la même séquence que les gilets jaunes, avec des modes d’action qui y font écho : boycott, disparition, grèves, manifestation. Même si ces deux moments sont déconnectés (et ils le sont de ne pas être du même « espace-temps » comme dirait l’autre), les deux mouvements, dans leur disjonction, permettent une polarisation contre l’extrême centre d’un côté, et l’extrême droite de l’autre, deux faces d’une même pièce dont le libéral-étatisme autoritaire et l’état d’urgence permanent sont la figure commune. Il y a là, de toute évidence, un défi à relever face à l’extrême droite, qui saura exploiter cette conjoncture confuse à son avantage.
http://www.contretemps.eu/gilets-jaunes-signifiant-flottant/