YÉMEN – Reportage exclusif – Un autre Iran, en Péninsule arabique?

Dans la nuit du 25 au 26 mars 2015, la Coalition menée par l’Arabie Saoudite « déclare » sur la demande du président de la République du Yémen, Abdu Rabu Mansur Hadi, la guerre aux putschistes (inqilabiyoun) – un tandem alors formé par le mouvement Houthi et Ali Abdallah Saleh (l’ancien président de la République du Yémen, de 1978 à 2012).

Très rapidement après le début des combats, le pays est plongé dans une crise humanitaire sans précédent, déjà à l’époque la plus critique au monde selon les Nations Unies. La situation ne fera que s’aggraver avec les années de guerre. Aujourd’hui, les chiffres avancés par les Nations Unies sont alarmants. Le Yémen vit sa quatrième année de conflit armé et plus de 22 millions de Yéménites (soit 75% de la population) nécessitent une aide humanitaire ou une protection. Quelque 8.4 millions de personnes sont en insécurité humanitaire sévère et risquent la famine. Par ailleurs, 7.5 millions ont besoin d’une assistance alimentaire, dont 1.8 millions d’enfants et 1.1 million de femmes enceintes ou qui allaitent, en situation de malnutrition.

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Le Yémen, en 2018, est sous contrôle de différentes forces militaires. L’une des plus importantes est celle dirigée par les « Houthis » (Ansar Allah), qui se sont implantés dans une grande partie du territoire du Nord du Yémen. Depuis 2015 (et pour la première fois de l’histoire de leur mouvement), les Houthis ont pris les rênes du pouvoir politique dans les régions qu’ils contrôlent désormais, situées dans le nord et le centre du pays. Ainsi, le mouvement (né dans les années 2000) connaît une ascension rapide.

 

Les jeunes croyants (Al shebab al mu’min) ou le renouveau de la culture zaydite

Les Houthis sont de confession zaydite, une des doctrines juridiques (proche des) chiites (mais peu éloignée des écoles sunnites). Né au VIIIème siècle au Yémen et fondé par Zayd Ben Ali (le petit fils de Hussain, descendant du Prophète Mohamed), le zaydisme s’implante au cœur des Hautes Montagnes du Nord Yément. Il est considéré comme la doctrine chiite la plus proche des écoles sunnites (le sunnisme comporte les écoles juridiques suivantes : malékite, shaféite, hanbalite, hanafite et wahabite). Par exemple, contrairement aux autres doctrines chiites (les écoles chiites sont les suivantes : ismaéliens, duodécimains, zaydites), les zaydites ne sont pas dans l’attente du retour de l’Imam caché (le « mahdi » ; pour les chiites, l’imam caché est la croyance que l’imam – le guide de la communauté musulmane – est occulté : il vit dans un monde invisible et sera de retour à la fin des temps).

Le Yémen est le seul pays du monde arabo-musulman dans lequel cette tendance a survécu. Il n’existe pas de statistique officielle concernant la proportion de zaydites parmi la population du Yémen. Il est toutefois communément admis qu’ils représentent plus d’un tiers des Yéménites et certaines estimations affirment qu’ils pourraient atteindre 40% de la population. Par ailleurs, si l’Imam doit être un descendant de Fatima (fille du Prophète Mohamed) et d’Ali (gendre du Prophète – les deux enfants de cette alliance sont Hussain et Hassan ; l’Imam doit donc être le descendant des « deux ventres »), celui-ci est choisi chez les Zaydites par la communauté des croyants, parmi les hommes savants et les guerriers et pour ses qualités personnelles, qui sont définies au nombre de quatorze.

Dans la doctrine zaydite, l’Imam n’est pas le moyen par lequel Dieu se fait connaître, comme c’est le cas dans les doctrines chiites. Mais il est l’expression de la décision du peuple. Il représente donc un guide spirituel. Par conséquent, chez les zaydites, l’Imam n’est ni infaillible ni capable de produire des miracles. Ainsi, le zaydisme adopte une approche critique de l’imamisme : « Il paraît comme le premier shiisme dans le chiisme ouvrant la voie à une réconciliation avec le sunnisme. » (voir Latéfa Boutahar, « Le Zaydisme mouvement théologique et politique », in Le Yémen, victime collatérale de la crise systémique arabe). Enfin, le zaydisme se caractérise par son refus de l’oppression. L’appel (da’wa) au jihad contre l’injustice est un devoir chez les zaydites.

Les « Houthis » appartiennent à l’école juridique des zaydites. Ils ouvrent une nouvelle voie (tariq) dans l’école zaydite. Par conséquent, au Yémen la distinction entre sunnites (représentés par l’école juridique chaféite) et chiites (zaydites) ne s’exprime pas historiquement en termes de clivage religieux, mais plus volontiers dans d’autres sphères, sociales et politiques. En effet, depuis leur arrivée au pouvoir au IXe siècle et jusqu’en 2012, les zaydites occupent l’espace politique, alors que les chaféites s’illustrent dans le commerce : à partir des années 1980, Saleh (qui accède au pouvoir en 1978) permet une plus grande porosité entre ces groupes ; des chaféites occupent des positions politiques stratégiques, alors que les zaydites investissent les sphères économiques.

Depuis l’avènement de la République du Yémen (en 1962), le gouvernorat du nord a été marginalisé par l’État. Pour comprendre les raisons de cette politique menée par Saleh, il est indispensable de faire appel à l’histoire. En effet, après la révolution de septembre 1962 (qui met fin au règne de l’Imamat, en vigueur depuis plus de mille ans), une longue guerre civile oppose les républicains (soutenus par le président égyptien Gamal Abdel Nasser) et les royalistes (financés par l’Arabie Saoudite). Les tribus de Sa’ada (au nord) se rangent dans les rangs de la royauté ; ce qui explique la volonté de Saleh de refuser toute aide au développement de cette région. Peu de services publics (comme les hôpitaux, les écoles ou les infrastructures, les routes…) y sont développés. Sa’ada est abandonnée et son isolement encourage le commerce illégal avec le voisin frontalier saoudien (la ville de Sa’ada étant notamment un haut lieu de ventes d’armes, offrant un marché ouvert pour une large variété d’artillerie).

À cette précarité économique, s’ajoute une politique de dévalorisation de la culture zaydite, orchestrée par le président de l’époque, Ali Abdallah Saleh. En effet, en 1979, le premier enseignement salafiste, l’Institut Dar Al-Hadith, fondé par Muqbil Bin Hadi Al Wadi’i, s’implante au nord Yémen, dans le village de Dammag (gouvernorat de Sa’ada). Cet enseignement reçoit le soutien financier de Saleh. Il attire de nombreux étudiants venus de différentes régions du pays mais aussi de l’étranger (dont les pays européens).

Cette enclave salafiste est alors perçue par les zaydites comme l’expression d’une politique hostile à leur culture et à leur identité. Il n’est pas étonnant, dès lors, que les heurts entre les salafistes et les zaydites soient nombreux durant les années qui suivent la création du dar (un des points de désaccord profond du zaydisme avec l’approche sunnite est la capacité du sunnisme à excommunier des croyants de l’Islam : l’excommunication n’existe pas dans la doctrine zaydite ; et il est à noter que jamais les zaydites ou les « Houthis » n’ont été excommuniés par les différentes doctrines sunnites au Yémen).

La volonté politique de marginalisation de la région nord, la réticence à soutenir son développement économique ainsi que l’influence de l’enseignement wahhabite/salafiste ont encouragé six savants religieux à fonder le mouvement des Jeunes Croyants afin de sauvegarder ou de revitaliser la culture et la pratique zaydite dans les régions du nord.

La culture zaydite n’est pas seulement mise en danger par la présence d’un enseignement salafiste à Sa’ada, mais également par l’enseignement de l’Islam dans les programmes scolaires qui sont considérés par les zaydites comme contraires à leurs préceptes. De même, le financement des sheikhs du nord par l’Arabie Saoudite qui désire se rallier des chefs de tribus entraîne certains rapprochements de ces derniers vers les voies du sunnisme. Enfin, d’autres facteurs révèlent une certaine marginalisation des oulémas (savants religieux) zaydites lorsque l’État modifie les conditions à leur nomination, refusant qu’ils soient issus de la famille des Hachémites (la famille du Prophète). Comme mentionné plus haut, pour les zaydites, les Imams sont issus de Fatima et d’Ali, et ils doivent appartenir à la famille des Hachémites. En d’autres termes, les zaydites sont évincés de la liste officielle des oulémas.

Les oulémas zaydites ont alors ouvert des centres d’été d’enseignement zaydite. Avec le temps, attirant l’engouement de la population, ces centres ont proliféré dans différents districts des régions du nord (Sa’ada, Haggah, Sana’a, Jawf…) et accueillis des élèves venant de tout le pays. J’ai rencontré une des principales figures fondatrices des Jeunes Croyants, Ali Raze’. Selon lui, « vers la fin des années 1990, le nombre des étudiants atteint quinze mille ».

Si l’ambition des centres est de sauver une certaine culture zaydite, Ali Raze’ précise que l’enseignement (qui comprenait la langue arabe, les sciences de la pensée, l’explication du coran) ambitionnait également de transmettre aux jeunes certaines valeurs : les étudiants (et les étudiantes !) suivent cette éducation durant trois étés et la finalisation des cours est matérialisée par l’obtention d’un diplôme. Rentrés chez eux, les disciples discutent de leur enseignement avec leur entourage afin d’attirer de nouveaux étudiants ; mais ils ne sont pas formés pour devenir des prêcheurs.

Selon Ali Rase’, il existait dans certaines régions des centres dédiés uniquement aux femmes, notamment dans des lieux géographiques stratégiques. L’objectif était d’étendre le nombre des centres, mais cela n’a pu être le cas puisque le développement de ces espaces a été plus lent que pour ceux qui étaient réservés aux hommes. Lorsque les lieux d’enseignement n’étaient pas créés, alors les rassemblements s’effectuaient dans l’enceinte des maisons particulières.

Curieusement, ces centres furent aussi soutenus financièrement par l’État yéménite, dans ce qui semble avoir été une volonté politique d’incitation et d’alimentation des tensions internes à la région, poussant les zaydites contre les salafistes. Saleh accorda même des bourses aux étudiants, pour qu’ils puissent suivre des enseignements en Iran (où la doctrine juridique est celle de chiites duodécimains).

Si les cours sont strictement religieux (et comme Ali Rase’ l’affirme), les Jeunes Croyants n’affichent aucune ambition politique : le mouvement est fondé par le parti politique Hizb al Haqq (Parti de la vérité, ou « du droit » ou « de la justice »), fondé en 1990 au moment de l’unification des deux Yémen, qui rassemble une certaine élite zaydite du nord. Le Parti n’attire que peu de membres et n’influence guère la scène politique yéménite.

Une des figures de proue du mouvement parmi les fondateurs des Jeunes Croyants est Hussain al Houthi (originaire de la région de Sa’ada), député du parti Hizb al Haqq, un savant religieux formé au Soudan. L’homme a une grande prestance et le sens de la diatribe. Rapidement, il attire autour de lui un grand nombre de jeunes et sera à l’initiative du mouvement « Houthi »…

Le mouvement « Houthi » (Ansar Allah) naît des cendres du mouvement des Jeunes Croyants. En 1997, les Jeunes Croyants se séparent du parti Hizb Al Haqq (le dernier enseignement est donné en 2000). Cette scission permet à Hussain al Houthi de fonder son propre mouvement. Ali Raze’ est catégorique ; la volonté de Hussain al Houthi d’engager le mouvement dans la sphère politique est le cœur de la division interne. Selon Ali Raze’, « Hussain al Houthi n’a eu aucune ambition de stratégie de pouvoir. Sa volonté était de porter des revendications politiques fondées sur les préceptes religieux. »

En effet, comme mentionné, le zaydisme refuse l’oppression et tout zaydite a pour obligation de lancer un appel au soulèvement pour détrôner tout dictateur (da’wa) ; donc d’appeler au renversement de Saleh. Ali Raze’ estime que « l’expérience de Hussain al Houthi au parlement l’éloigna de toute ambition politique autre que celle liée au soulèvement ». Ainsi, le jeu politique au Yémen ne serait pas valorisant. Par conséquent, Hussain al Houthi aurait entre autre refusé de mettre en place une structure politique par l’intermédiaire de laquelle il aurait pu promouvoir ses revendications. Hussain al Houthi remplace les directeurs des centres d’enseignement, pour y placer des alliés et faire de ces espaces une base pour les « Houthis ». Si l’organisation des Jeunes Croyants disparaît, les jeunes formés représentent un vivier de fidèles pour le nouveau mouvement « Houthi ».

Hussain al Houthi est un « jeune » ouléma zaydite qui a pour ambition de réformer les méthodes d’enseignement de son école juridique. Il va notamment encourager une lecture directe du Coran, sans passer par l’interprétation. Il affirme ainsi que les enseignements du livre sacré sont clairs et limpides et ne nécessitent donc pas le soutien de savants afin de les interpréter. En d’autres termes, tout zaydite est à même de lire le Coran. En prêchant une telle approche religieuse, le jeune ouléma se met à dos les savants zaydites historiques qui s’opposent à une telle indépendance du croyant.

Par ailleurs, Hussain al Houthi s’attire les foudres de Saleh en faisant de la lutte contre la politique impérialiste américaine au Moyen-Orient son fer de lance. En effet, le Yémen est alors le partenaire des États-Unis en pleine « guerre mondiale contre le terrorisme », une politique qui est mise en place après les attentats du 11 septembre 2001. La lutte contre Al Qaïda au Yémen est un dossier très sensible pour les États-Unis, qui voient d’un mauvais œil l’émergence de nouvelles organisations anti-étatsuniennes sur le territoire yéménite. Pourtant, le mouvement Houthi n’hésite pas à adopter le slogan suivant : « Mort à l’Amérique, mort à Israël, maudits soient les Juifs, victoire à l’Islam ». Mais comme l’affirment de nombreux représentants du mouvement aujourd’hui, comme Mohamed al Bukhaiti, un des leaders d’Ansar Allah, il s’agit de « dénoncer les politiques menées par les États-Unis et l’État d’Israël, non pas de souhaiter la mort des peuples ». Il est significatif qu’aujourd’hui les leaders du mouvement Houthi s’expliquent sur l’utilisation de ce slogan. En effet, les critiques sont nombreuses, notamment au sein de la communauté yéménite qui remarque que mener une guerre contre les Etats-uniens et les Israéliens dans un pays qui n’en comporte pas est une incongruité…

Hussain al Houthi prétend donc rassembler au-delà des frontières yéménites. Ainsi, son appel à la révolte (da’wa) s’adresse à tous les croyants et il s’érige en porte parole des opprimés du monde arabo-musulman. Or, cette revendication est le point de départ des six guerres consécutives qui ont eu lieu entre les « Houthis » et Saleh.

En effet, en 2004, dans la grande mosquée de Sa’ada, les « Houthis » scandent ce slogan de telle sorte qu’ils empêchent Saleh de prononcer son discours. Cette attitude, qui manifeste l’hostilité du mouvement à l’égard du président, aboutit à l’arrestation de centaines de « Houthis » et au déclenchement de la première guerre entre l’État et Ansar Allah (les « Houthis »). Très rapidement, Saleh affirme que derrière l’anti-impérialisme proclamé par les « rebelles » de Sa’ada, se cache en vérité un projet de rétablissement de l’imamat zaydite – l’ennemi absolu de la République du Yémen que défend le président (Saleh est de confession zaydite, étant né à Sanhan, un petit village situé au nord de Sana’a ; mais il n’est pas perçu comme tel par la population). Par ailleurs, le chef de l’État d’alors tente de placer le conflit sur le terrain confessionnel, notamment en accusant l’invasion de doctrines juridiques exogènes (le chiisme duodécimain) importé d’Iran et du Liban (par le truchement du Hezbollah). Pourtant, les preuves avérées d’un réel soutien et lien avec l’Iran ne semblent tout de même pas atteindre l’important soutien dénoncé.

La confessionnalisation du conflit n’est pas uniquement le fait de Saleh. Ainsi, il est également présent dans les discours de Hussain al Houthi lui-même (voir Samy Dorlian, Le mouvement zaydite dans le Yémen contemporain). Dans ses conférences, Hussain al Houthi prend parfois des positions hostiles non seulement envers les juifs yéménites mais également envers les sunnites. « Le juif au Yémen considère que la nation à laquelle il se rattache est celle des juifs dispersés de par le monde. Son âme est attirée par Israël même s’il vit au Yémen… ». Une approche (qu’on peut considérer comme) essentialiste des juifs… Mais il est arrivé à Hussain al Houthi d’affirmer que les juifs opprimés ne représentent pas un danger pour l’époque.

De 2004 à 2010, les guerres sont engagées et arrêtées par le président Saleh. Hussain al Houthi meurt lors des premiers conflits. Son père Badr al Din al Houthi, un ouléma très respecté, reprend la lutte de son fils ; mais il est très rapidement assassiné. Le mouvement est alors dirigé par le petit frère du fondateur, Abdel Malek al Houthi (qui en est jusqu’à aujourd’hui le guide). Au début, les Houthis disposent de peu de moyens et luttent principalement par des attentats (voitures piégées, bombes…). Par ailleurs, selon Halima Gahaf, Présidente actuelle du Comité des femmes du bureau politique d’Ansar Allah, « les femmes participent à l’effort de guerre. Elles cuisinent pour les combattants, se chargent d’amener elles-mêmes la nourriture dans les lieux assiégés, passent les armes, aident à la communication. » Durant ce conflit armé, les zaydites souffrent d’une plus grande stigmatisation que lors des années précédentes : fermeture de librairies, d’écoles, de mosquées, et de journaux liés à la mouvance zaydite ; et tentative de réécriture de l’histoire. Enfin, le bilan des guerres est lourd. On parle chez les Houthis de 10 000 à 30 000 morts et de 200 000 déplacés.

 

La révolution, tremplin de l’ascension politique d’Ansar Allah

Inspirée par les révolutions tunisienne et égyptienne de décembre 2010 et janvier 2011, une partie de la population yéménite se soulève alors contre le régime de Saleh. À Sana’a, les tentes sont plantées dès le début du mois de février 2011. Les « Houthis » sont parmi les premiers à rejoindre les rangs de la révolte. La rébellion généralisée fait plier le président. Le 8 novembre 2011, Saleh est contraint de signer l’accord du Golfe, qui prévoit l’ouverture de deux années de période transitionnelle comportant différentes étapes comme l’organisation d’élections présidentielles (qui auront lieu en février 2012 et permettront à Hadi de reprendre le pouvoir) ainsi que la tenue d’une Conférence de Dialogue national (CDN) – qui a pour objectif de définir les principes de la future constitution yéménite.

 

La CDN rassemble l’élite de la société yéménite ; et les « Houthis » y sont représentés.

Les discussions sont prévues pour une durée initiale de six mois, mais les représentants se heurtent à des dissensions profondes, notamment sur les frontières internes du futur État fédéral (d’autres sujets principaux seront discutés par les 565 membres, comme la question du nord, la question du sud, la restructuration de l’armée, le droit et la justice, la bonne gouvernance, les institutions indépendantes, le développement…). Mais le projet qui rallie le plus grand nombre lèse le mouvement « Houthi ». L’accord qui définit les frontières de l’État fédéral zaydite ne comporte pas d’accès à la mer. En d’autres termes, le découpage entraînerait la mort politique et économique de la mouvance Houthi.

Les Houthis refusent un tel projet politique. De nombreuses pressions sont exercées pour qu’ils acceptent ; et aujourd’hui encore, bien que ces représentants aient signé l’accord, ils ne reconnaissent pas la validité des recommandations du CDN, dénonçant les nombreuses pressions exercées sur eux à l’époque. La participation d’Ansar Allah durant la révolution a propulsé ce mouvement sur la scène politique yéménite comme acteur incontournable des régions du nord. Puis, très rapidement, le mouvement se place sur l’échiquier politique comme l’unique voix d’opposition et, fort de cette nouvelle légitimité, marche sur la capitale…

 

Vers la prise du pouvoir politique

Après la tenue de la CDN, sur le plan politique, Ansar Allah représente la voix unique de l’opposition politique dans les régions du nord. Ainsi, l’accord du Golfe prévoit la composition d’un gouvernement d’entente composé à moitié des membres appartenant à la Rencontre Commune – soit les partis d’opposition antérieurs à la révolution (la Rencontre commune dont la coopération entre les partis est finalisée lors des élections présidentielles de 2006, alors qu’elle commença sa mise en place en 2001)– et les membres du Congrès populaire général (CPG – parti fondé et présidé par Saleh). Le nouveau gouvernement est cependant incapable d’apporter des réponses concrètes aux demandes de la population. La corruption est rampante, aucune réforme économique n’est entreprise, de nouvelles taxes sont décidées…

Ansar Allah représente l’unique voix qui dénonce publiquement l’inertie politique, le manque de vision du gouvernement, les pratiques de corruption. Les « Houthis » réussissent à se rallier nombre de la population du nord Yemen. Petit à petit, pour ceux et celles du nord, Ansar Allah est envisagé comme une alternative politique possible.

Sur le plan militaire, dès l’été 2011, les partisans d’Ansar Allah renforcent leur contrôle militaire dans le gouvernorat de Sa’ada puis dans les provinces avoisinantes. Ils délogent les salafistes établis à Damag. Puis, ils avancent notamment sur les régions septentrionales, vers la capitale. Leur plus grande victoire est concrétisée, en juillet 2014, par la prise de la région dirigée par Sadeq Al Ahmar, Sheikh de la tribu Hachid, considérée comme la plus puissante confédération tribale du Yémen. Cette perte, pour le président Hadi, signe également le ralliement des tribus Hached à Ansar Allah –ce qui se concrétise par un accord deux jours après la défaite symbolique des Ahmar. À présent, Ansar Allah est aux portes de la capitale du Yémen, Sana’a.

Le 14 août 2015, le mouvement Ansar Allah annonce la formation d’un Conseil politique pour gouverner le pays et demande l’approbation par un vote du parlement composé en majorité par les membres du parti de Saleh – devenu son allié principal. Le 14 septembre 2015, Ansar Allah s’empare de Sana’a. Seule leur puissance militaire pouvait leur permettre une telle conquête. Ainsi, les différentes forces militaires qui auraient pu arrêter leur avancée refusent d’intervenir. Les stratégies des divers groupes armés portent des ambitions variées, comme celle de Hadi qui voit dans la prise de la capitale par Ansar Allah un allié pour supprimer la faction dirigée par un puissant militaire, Ali Muhsein al Ahmar (Ali Muhsein al Ahmar était le chef de l’armée, durant la présidence de Saleh, qui conduisit les six guerres contre Ansar Allah), un prétendant à la présidence.

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Les combats sont brefs. En une journée, Sana’a tombe, menant à la mort 500 combattants. Les troupes d’Ansar Allah occupent les bâtiments ministériels mais ne s’emparent pas du pouvoir politique. Ainsi, Hadi reste le président et exerce ses fonctions. Une semaine après la prise de la capitale par Ansar Allah, un accord de paix et de collaboration est très rapidement signé. Il engage le président Hadi, les dirigeants des partis politiques ainsi que Ansar Allah. L’accord s’entend sur la formation d’un nouveau gouvernement de réconciliation qui doit opérer dans le mois qui suit. Celui-ci est constitué fin octobre 2014 et inclut des représentants d’Ansar Allah, les partis du sud et la plupart des autres groupes politiques du pays.

Or, le 20 janvier, de nouveaux conflits éclatent autour de la division du territoire en 6 régions fédérales proposée par le cabinet de Hadi mais refusée par Ansar Allah. En plus d’avoir été écartés des discussions, les « Houthis » estiment la décision contraire à l’accord signé en septembre 2014. Hadi soumet sa démission au parlement, suivant celle de son cabinet prise quelques heures auparavant. Le président démissionnaire annonce qu’il est séquestré chez lui par les forces d’Ansar Allah et de Saleh, qui affirment que la surveillance armée n’a aucune intention de l’empêcher de se mouvoir. Hadi s’enfuit de la capitale malgré la présence de ces hommes en armes qui entourent sa résidence. Arrivé à Aden, il reprend ses fonctions de président, alors que les forces d’Ansar Allah et de Saleh le poursuivent sur les terres du sud.

Si à l’époque l’alliance avec les forces de Saleh est strictement gardée secrète, aujourd’hui les représentants du mouvement d’Ansar Allah reconnaissent que la collaboration avec l’ancien président existait dès leur chevauchée vers Aden. En effet, seul Saleh disposait des alliances nécessaires avec les tribus contrôlant les territoires qui mènent vers l’ancienne capitale du sud. Aujourd’hui, Ansar Allah explique que leur intention était alors de purifier le pays des terroristes, d’Al Qaeda, et aucunement d’attenter à la vie du président. Par contre, les « Houthis » affirment ne pas savoir ce qu’était exactement l’ambition de Saleh à cette époque…

Hadi, acculé, quitte le pays pour se réfugier en Arabie Saoudite d’où il déclare la guerre à Ansar Allah et à Saleh. La coalition formée alors par les Saoudiens pour soutenir Hadi déclenche ses premières frappes dans la nuit du 25 au 26 mars 2015. Officiellement, la coalition est soutenue par la Grande-Bretagne, la France et les États-Unis qui fournissent armes, conseils techniques et renseignements.

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La nouvelle alliance contre-nature entre Ansar Allah et Saleh, anciennement ennemis, semblait précaire. Les membres du parti de Saleh s’opposèrent fortement à une telle stratégie politique et firent pression pour qu’il y mît fin. Par ailleurs, si Saleh s’afficha comme étant à la tête de l’opération militaire contre la coalition saoudienne, c’est en réalité Ansar Allah qui petit à petit gagna du terrain et rallia les troupes armées et les différentes tribus, puissantes (et anciennement fidèles à l’ancien président). Ainsi, Ansar Allah rassembla et dirigea ses hommes vers le combat ; et Saleh n’eut plus d’influence sur le cours de l’histoire.

Le 2 décembre 2017, Saleh annonce la fin de sa collaboration avec Ansar Allah pour rejoindre la coalition des Saoudiens, un repositionnement stratégique qui lui coûtera la vie : le 4 décembre 2017,             après des combats, il est tué par Ansar Allah. Les « Houthis » étaient alors débarrassés d’un allié gênant qui agissait à sa guise ; ils pouvaient dès lors construire seuls leur État, dans les régions qu’ils contrôlaient…

 

Un autre Iran, en Péninsule arabique? (2/3)

Ansar Allah, nouveau paradigme politique du Monde arabe

« Ce que nous voulons, c’est la victoire des faibles sur terre et l’avènement de la justice… »

Le 4 décembre 2017, les combattants du mouvement houthiste Ansar Allah assassinent l’ancien président du Yémen, Ali Abdallah Saleh, dans des circonstances restées encore obscures. Il s’agit d’un tournant politique décisif pour le mouvement qui assoie ainsi son autorité hégémonique et peut se revendiquer du soutien d’une certaine partie importante du peuple yéménite, notamment des hommes des tribus. Ansar Allah est désormais libre gouverner, sans crainte de subir les interférences de l’ancien président. En effet, depuis la mort de Saleh, le mouvement dévoile les dissensions internes de cette alliance contre nature qui semblait en apparence être vécue sans grandes tensions (la date exacte de l’alliance entre Saleh et Ansar Allah n’a jamais été divulguée ; manifestement, elle est antérieure à la guerre déclenchée le 25 mars 2015 et, en effet, les membres d’Ansar Allah admettent aujourd’hui que lorsqu’ils ont occupé la capitale en septembre 2014, ils étaient soutenus par les forces ralliées à Saleh –et si ce dernier a voulu se présenter dans les médias comme étant à l’origine de l’initiative et un acteur incontournable de cette prise de contrôle, il ne s’agit là pour les partisans d’Ansar Allah, et de certains analystes politiques, que de propagande. Hassan al ‘Azzi, vice-ministre des Affaires étrangères du gouvernement d’Ansar Allah, affirme ainsi que Saleh n’a aucunement participé à l’effort de guerre. Il n’a apporté ni soutien militaire, ni son aide financière au mouvement houthiste. Bien au contraire, il aurait même découragé les hommes armés qui lui faisaient allégeances à rejoindre leurs forces. Pour Mohamed al Bukhaiti, un des leaders d’Ansar Allah, aucun des combattants sympathisants de Saleh ne serait tombé au combat.

Les différents scénarios politiques annonçaient un conflit sanglant entre les partisans de Saleh et ceux d’Ansar Allah, lorsque la discorde serait consommée ; et Saleh était pronostiqué vainqueur puisqu’il est commun de penser au Yémen qu’il disposait d’une certaine popularité auprès des tribus. La réalité fut tout autre. Ainsi, les partisans de Saleh se sont ou s’étaient déjà en majorité ralliés ou soumis à l’autorité d’Ansar Allah au moment de l’assassinat de l’ancien président. L’influence politique et le pouvoir supposé que Saleh avait très finement entretenu depuis de longs mois dans les médias et au travers des différentes négociations de paix ne procédaientin fine que de la poudre aux yeux. Ansar Allah paraît aujourd’hui comme un fin stratège politique, qui a mis fin à la présence d’un homme parmi les plus habiles de l’histoire moderne du Yémen.

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Au printemps 2018, les forces d’Ansar Allah s’étendent sur une large partie du Yémen, et notamment les régions tribales du nord et la côte du Tihama (sur laquelle se situe le stratégique port de Hudeida). Sana’a (actuelle capitale du Yémen pour Ansar Allah, alors qu’Aden a été désignée comme la capitale provisoire par le gouvernement du président Hadi, soutenu par l’Arabie saoudite) est considérée comme une des villes les plus stables du pays. Les check-points des différentes factions qui constellaient la ville au moment des premiers combats armés, à la fin du mois de mars 2015, sont aujourd’hui beaucoup moins nombreux ; et les hommes qui apparaissaient un peu partout arme à l’épaule ont cédé la place aux forces d’Ansar Allah. Par ailleurs, Sana’a attire à présent promoteurs et investisseurs ; et des bâtissent flambant neuf poussent comme des champignons, commanditées par de riches entrepreneurs qui ont fait fortune à la faveur du conflit.

Des stations d’essence d’une modernité jusqu’alors inconnue se construisent. Aucun produit de consommation ne manque dans les rayons des supermarchés de la capitale. Bien évidemment, ne peuvent consommer que ceux et celles qui disposent de moyens financiers suffisants. Or, les prix ont flambé depuis le début de l’année 2018 ; et les salaires des fonctionnaires ne sont plus payés depuis deux ans. Pour pallier à l’absence totale d’électricité, un réseau de générateurs électriques privés ou des panneaux solaires individuels alimentent les habitations. L’eau publique n’est également plus distribuée depuis le début de la guerre. Les habitants sont contrains d’acheter des bidons d’eau ou, pour les plus démunis, de faire de longues queues d’attentes devant les mosquées. Nouveau phénomène et signe d’une grande pauvreté est le développement drastique du nombre de mendiantes (pourtant la mendicité est traditionnellement étrangère aux mœurs des femmes des tribus). Plus de 60% de la population yéménite vivrait sous le seuil de pauvreté (selon la Banque mondiale, en 2017 ; les Nations Unies affirment un chiffre plus élevé, de 79%).

Pour les partisans d’Ansar Allah cette guerre est incompréhensible. Qu’est-ce qui peut justifier une telle violence ? Comment comprendre cette ingérence saoudienne dans les affaires internes du Yémen et les attaques sanguinaires qui ciblent les civils, y compris les femmes et les enfants ? Une guerre sans règles et inique, contraire aux pratiques et valeurs d’Ansar Allah.

Pour mieux comprendre la position de ce mouvement, il est important d’éclairer la rhétorique sur laquelle leur discours se construit: le paradigme de la singularité. Ansar Allah s’envisage comme unique dans le champ social comme politique et historique du Yémen, ambitionnant de constituer un renouveau dans ces différentes sphères. Et c’est pour ses partisans précisément cette identité singulière qui expliquerait les attaques dont ils seraient les victimes.

 

Un mouvement international…

Ansar Allah se conçoit lui-même comme un mouvement global qui s’adresse à tous les peuples de la planète, même si les musulmans du Monde arabe restent leurs interlocuteurs privilégiés.- Comme l’affirme Mohamed al Bukhaiti : « Nous avons un projet culturel qui est plus large que le Yémen ainsi qu’un projet politique au Yémen. » Et d’ajouter : « Notre projet culturel est un projet mondial. Notre projet, c’est la victoire des faibles sur terre et l’avènement de la justice. » Si Hussein al Houthi, le fondateur du mouvement, a toujours rappelé le caractère international de sa lutte politique, il se limitait cependant aux frontières du Monde arabe, ce qui ne semble pas être le cas pour Mohamed al Bukhaiti (dont les longues années passées en Europe ont sûrement influencé la perception). Au Yémen, Ansar Allah a pour mission de défendre « son peuple » contre les « oppresseurs », lesquels sont identifiés à deux niveaux : soit des acteurs intérieurs, et ceux de l’extérieur.

 

qui mène une lutte contre l’impérialisme

Les ennemis de l’extérieur, ce sont les États-Unis, promoteurs d’une politique impérialiste qui est prolongée par leurs alliés dans la région, à savoir Israël et l’Arabie Saoudite. Mohamed al Bukhaiti adopte la position du fondateur d’Ansar Allah, en alléguant que le Monde arabo-musulman est au centre d’un complot fomenté par la première puissance mondiale : « Il y a une volonté de créer la division dans cette région du monde », affirme-t-il. Il prend alors l’exemple de l’Irak, pour montrer que son invasion par les États-Unis, en 2003, sous le faux prétexte que le gouvernement de Saddam Hussein fabriquait des armes chimiques, n’avait qu’une seule motivation :semer la discorde. – Loin de soutenir Saddam Hussein, « un dictateur et un criminel » selon lui, il fustige l’intervention des États-Unis, inacceptable, même sous le prétexte de l’émancipation des chiites d’Irak qui vivaient sous la domination de la minorité sunnite (tout au moins cette justification fut avancée aux débuts de l’intervention). Les conséquences d’une telle intervention ont été catastrophiques. Tout d’abord, elle a fait naître des peurs au sein même des communautés sunnites et a consommé la division entre sunnites et chiites. « On divise le Monde arabe sur base des différentes religions (sunnite contre shiite), d’appartenance ethniques (Arabes contre Kurdes, Arabes contre Berbères), ou de divisions géographiques intérieures à un même pays… ». « Une politique identique a été reproduite en Afghanistan ou en Syrie », ajoute-t-il.

Soutenant Bachar al Assad depuis les premières heures du soulèvement organisé contre son régime (d’ascendance hachémite, la famille Assad a selon Ansar Allah toute légitimité pour conduire le peuple et son autorité ne peut être mise en question), Ansar Allah condamne ce qu’il considère comme le résultat d’une intervention impérialiste menée par les États-Unis à laquelle s’oppose le président syrien. Pour Mohamed al Bukhaiti, les mouvements extrémistes religieux qui combattent en Syrie se développent grâce au soutien des puissances étrangères, alors que ces groupes, sur le terrain, ne peuvent se revendiquer d’aucun soutien populaire, ni d’un projet politique ; contrairement à Bashar al Assad qui est un pouvoir légitime en place.

Le cas du Yémen ne fait pas exception à cette stratégie états-unienne qui divise les peuples pour mieux les contrôler ensuite.L’idée que la guerre au Yémen est confessionnelle est très répandue ; mais la réalité est toute autre, affirme Mohamed al Bukhaiti. Enfin, il s’arrête un instant à ce moment de l’entretien et précise que le conflit n’est encore qu’au stade d’embryon et ne cessera de s’accroître, parce qu’il est alimenté par l’étranger. D’autres personnalités politiques de premier plan ne considèrent pas l’impérialisme des États-Unis comme l’unique dynamique animant « l’ennemi de l’extérieur ». Ainsi, pour Hassan al ‘Azzi, c’est l’Arabie Saoudite, le principal acteur à l’origine du retard économique dans lequel est plongé le Yémen. Ce pays limitrophe est également celui qui a initié la guerre dontle seul but est de « détruire les Yéménites ». Or, selon Hassan al ‘Azzi, seul un peuple libre émancipé de toute influence de l’étranger permet la réalisation d’une vie digne, et non la situation de sous-développement comme le connaît son pays aujourd’hui. En d’autres termes, l’impérialisme des États-Unis n’exclut pas la mise en place de stratégies politiques destructrices et spécifiques à chaque pays.

Quant aux ennemis de l’intérieur, ce sont au Yémen les organisations religieuses extrémistes et terroristes (comme al Qaeda et Daech). Le mouvement se présente comme le garant de la protection du peuple yéménite – de manière similaire à la conception qu’a de lui-même tout homme membre d’une tribu, qui considère comme son devoir de garantir la sécurité et le bien-être ceux qui vivent sur son territoire et sous sa protection. En effet, en l’absence d’un État fonctionnel, Ansar Allah affirme qu’il est seul en mesure d’assurer l’ordre public. D’ailleurs, Ansar Allah a mis en place une nouvelle autorité judiciaire: un tribunal qui a pour mission de juger à nouveau les cas résolus par le système étatique et d’appliquer ou de rétablir la justice pour tous. La raison avancée, c’est que les partisans d’Ansar Allah ont été lésés par la « justice officielle ». Mais, dans la pratique, de nombreux cas sont présentés sans avoir été jugés au préalable, parce que certains considèrent que la justice du mouvement est plus rapide, plus efficace, puisque mise en application par les forces dépendantes du mouvement.

Mohamed al Bukhaiti parle en ces termes de la poursuite de Hadi par les troupes d’Ansar Allah, lorsque le président s’est échappé de sa résidence surveillée, en mars 2015 : « Il n’existait pas d’État pour protéger le peuple yéménite. Abdel Malek al Houthi (l’actuel dirigeant d’Ansar Allah) a pris la décision de protéger le peuple contre Daech et al Qaeda. » Ainsi, c’est au nom de la protection du peuple yéménite contre les extrémistes religieux qu’Ansar Allah se dirige vers Aden, en mars 2015. À ce moment de la conversation, j’interroge mon interlocuteur à propos de la campagne de propagande, incongrue, que la radio officielle d’Ansar Allah mène à l’encontre des habitants de Taiz (un million d’habitants dans la ville et quatre millions pour la région) : accusés de soutenir ou d’être membres de Daech ou d’al Qaeda, ils sont déclarés « ennemis du peuple qu’il faut éradiquer ». La radio officielle d’Ansar Allah ne cesse de haranguer les auditeurs contre cette fraction de la population yéménite, qui serait à l’origine « de la discorde et des attentas inhumains ». « Vous ne pouvez pas honnêtement pensez qu’il existe un million de militants de Daech et d’al Qaeda à Taiz ? », lui demandai-je alors. Mohamed al Bukhaiti argue qu’il existe des dérapages dans les propos de certains membres de leur mouvement. Pourtant, il s’agit là de la voix d’Ansar Allah dont on ne peut croire que le discours est le fait d’ignorants, tout comme le matraquage médiatique systématique n’est pas l’œuvre d’un individu mais reflète une politique de communication. En outre, Ansar Allah s’enorgueillit d’être l’unique acteur à avoir combattu avec succès al Qaeda et Daech en nettoyant certaines régions de la présence de ces groupes : « Depuis de longues années, le gouvernement de Saleh ou celui de Hadi affirment lutter contre ces mouvements ; mais ils n’ont eu aucune victoire », précise Hassan al ‘Azzi. Enfin, ces deux ennemis extérieurs et intérieurs sont appréhendés comme les deux facettes d’une même pièce. Ainsi, les extrémistes religieux seraient financés ou au moins soutenus politiquement par l’Arabie Saoudite ou les États-Unis. Ils ne sont que l’expression d’un phénomène unique : l’impérialisme.

 

Un mouvement révolutionnaire…

Face à l’impérialisme des États-Unis et de ses alliés dans la région, Ansar Allah prétend faire de la résistance, voire « la révolution ». S’opère ici un glissement sémantique, par l’assimilation de la lutte contre l’oppression à celle d’un combat révolutionnaire. « L’appel » (da’wa) à se soulever contre l’oppresseur ou le dictateur est le principe fondateur et historique de la doctrine zaydite promue par le mouvement de Hussein al Houthi. De nombreuses critiques ont cependant été formulées autour de cet argument qui est sensé justifier le soulèvement : le zaydisme, qui a occupé le pouvoir durant plus de mille ans, a lui-même produit des autocrates, qui n’ont jamais fait l’objet d’une quelconque opposition par les zaydites. Pourquoi dès lors se révolter contre Saleh en se revendiquant d’un principe qui n’a jamais été appliqué dans l’histoire de cette doctrine juridique ? Ainsi, la rhétorique révolutionnaire est récente et s’adapte au nouveau contexte politique : les militants d’Ansar Allah qualifient le soulèvement mené en 2011 et l’occupation de Sana’a de septembre 2014 de « révolutions » (la première n’ayant pas réussi, alors que la seconde est un véritable succès).

Ahmed al Shami, un dirigeant du mouvement, explique la singularité d’Ansar Allah en tant que « force révolutionnaire »: « Ansar Allah n’est pas une force révolutionnaire comme les autres. L’exemple de la révolution française est connu. La prise de la Bastille et les massacres de ceux qui ont été vaincus est connu. Ainsi, des milliers de personnes ont été assassinées au nom de la cause révolutionnaire. Nous, en rentrant à Sana’a le 14 septembre 2014, nous n’avons pas tué un seul citoyen. » L’entrée dans la capitale avait provoqué il est vrai la mort de 500 combattants, mais pas de civils.

Halima Gahaf, Responsable des femmes dans le bureau politique d’Ansar Allah, va au-delà et considère que cette pensée révolutionnaire est un des éléments fédérateurs autour du mouvement. Ansar Allah rassemble le peuple yéménite, selon elle, parce qu’il ne se construit pas à partir de distinctions religieuses et doctrinales (zaydite, chiite –et chaféite -, sunnite). En effet, selon cette politicienne titulaire d’un doctorat en philosophe de l’Islam, les chaféites sont également convaincus de la nécessité d’un retour aux origines et de la nécessaire lutte contre l’oppression ; etnombre d’entre eux se sont ralliés au mouvement d’Ansar Allah, ce qui brouille la grille d’analyse de ceux qui présentent le conflit yéménite comme le résultat de l’insurrection d’un mouvement confessionnel (opposant les « Houthistes chiites », soutenus par l’Iran, aux « sunnites du Yémen, » quant à eux supportés par les Saoudiens).

 

fondé sur une authenticité des valeurs…

Ahmed al Shami poursuit l’entretien: « Nous avons un projet qui n’est pas un projet de vengeance. Par ailleurs,notre combat est dirigé par une éthique et des valeurs. Lorsque nous menons le combat, c’est en respectant une éthique et des valeurs. Ceci est reconnu par tous. Notre combat contre Saleh ne signifie pas que nous menons une vengeance. Toutes les personnes travaillant actuellement dans les administrations appartiennent au parti politique de Saleh, mais elles n’ont pas été renvoyées. Ce qui nous importe, ce sont les capacités, les compétences de la personne, qu’elle soit islamiste, nassérienne, socialiste… C’est ce qu’elle peut apporter. »

C’est un fait : Ansar Allah n’a pas effectué de purge parmi les fonctionnaires (même si les têtes des ministères ont été remplacées par des hommes plus sûrs, de même que ceux qui occupaient des postes clés, ainsi que les vigiles à l’entrée des bâtiments officiels). La question est cela dit de savoir si Ansar Allah disposait des ressources humaines suffisantes pour remplacer le personnel des administrations par des partisans du mouvement… Par ailleurs, si la grande majorité des militants politiques islamistes n’ont pas été ciblés par le mouvement et résident encore à Sana’a, nombre de leur dirigeants ont été arrêtés ou inquiétés.

Les membres d’Ansar Allah affirment qu’ils n’appliquent pas le droit de vengeance, une pratique tribale pourtant commune, la tribu constituant une organisation socio-politique à laquelle ils appartiennent et dont ils se revendiquent. Il s’agit donc d’une manière de balayer l’image d’hommes sans foi ni loi qui est véhiculée par leurs détracteurs, tout comme une manière de rappeler également que le mouvement est ancré dans une longue histoire locale – en d’autres termes,il ne s’agit pas d’un simple mouvement importé d’Iran.

Par ailleurs, dans son discours Ahmed al Shami rappelle qu’au Yémen, les guerres entre tribus sont réglementées et ne peuvent aller au-delà de certaines limites. En effet, les combats armés entre tribus répondent historiquement à des codes : interdiction de cibler les femmes ou les enfants, mais aussi toute personne en situation de faiblesse, ce qui inclut en général également les hommes n’appartenant pas à une tribu. Les coups de feu ne sont permis que lors de plages horaires déterminées. Certains lieux sont protégés et ne peuvent être le théâtre d’échanges de tirs, comme les villes, qui sont des espaces d’échanges commerciaux… Ces règles ont pour objectif de limiter les pertes humaines lors des combats armés entre les tribus. Aujourd’hui, ces règles sont de l’ordre d’une pratique ancienne et révolue. Pourtant, il reste important pour les membres d’Ansar Allah de se revendiquer de ces pratiques puisqu’elles permettent de dessiner les contours d’hommes de tribus respectueux des convenances, voire des valeurs ancestrales, et parce qu’elles reflètent tout de même une réalité historique.

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D’autres caractéristiques du discours politique réaffirment une certaine authenticité ou fidélité aux valeurs yéménites. Très souvent, dans les paroles des uns et des autres, sont mis en évidence la tolérance, l’honnêteté (qui sous-tend la lutte contre la corruption), le refus de l’exclusion et la valorisation des principes liés à la paix ou à la non-violence et plus généralement des « valeurs humanistes », explique Ahmed al Shami. Voici comment Mohmed al Bukhaiti décrit la révolution de 2014 : « La révolution de 2014 a pour ambition de mettre fin à la corruption et de s’assurer la mise en application des recommandations de la Conférence du dialogue national. Lorsque l’on a pris Sana’a, on pouvait prendre le pouvoir et diriger le pays ; mais dans les termes du dialogue national, il était mentionné un principe, celui du consensus. Ainsi, lors de la mise en place d’un nouveau gouvernement, on a tenu à ce qu’il soit le produit d’un consensus politique. ». « On a gagné militairement sur le terrain. Pourtant, on ne voulait pas gouverner. Cela montrait notre ouverture ! […] Tout ce qui nous arrive aujourd’hui est le résultat de notre excès de tolérance. Par exemple, lorsque l’on prend le pouvoir (en septembre 2014), on n’a pas emprisonné Hadi. On aurait pu le faire ! Et mettre fin à son mandat pour diriger le pays. Effectivement, il a été placé en résidence surveillée, ce qui était pour nous un dispositif sécuritaire pour le protéger et garantir qu’il ne soit pas assassiné. La mort de Hadi aurait laissé un vide politique que l’on ne désirait pas. Et, comme la surveillance qu’on exerçait sur lui était légère, il a pu s’enfuir à Aden. ».

Après la prise de Sana’a, Ansar Allah a effectivement constitué un comité révolutionnaire qui rassemblait des membres de différents partis politiques, tels les socialistes, les nassériens, le Congrès du Parti général (parti fondé et dirigé par Saleh). D’autre part, à suivre le discours officiel, Ansar Allah rassemblerait des hommes et des femmes non corrompus (de nombreuses questions se posent alors, dans la capitale, pour comprendre de qu’elle manière certains sympathisants d’Ansar Allah sont à même de construire de somptueuses bâtisses très coûteuses), des personnes qui n’ont qu’une parole, qui honorent leurs engagements et qui sont ouverts au dialogue et à la négociation ; autant de caractéristiques très valorisées parmi les organisations sociopolitiques tribales. D’ailleurs, Hassan al ‘Azzi précise que c’est au nom de ces valeurs que les sympathisants d’Ansar Allah meurent sur le champ de bataille. Il s’agit du socle autour duquel s’organise la résistance (et non l’appartenance religieuse). Mohamed al Bukhaiti ajoute à ce propos : « Notre projet est celui des valeurs. On entend souvent dire chez les chrétiens qu’ils doivent s’unir pour combattre les autres religions. Il s’agit d’une pensée que l’on retrouve également dans l’enseignement de plusieurs écoles islamiques. Pour nous, le conflit principal ne s’articule nullement autour des distinctions religieuses, soit une religion contre une autre. Nous ne percevons pas le clivage entre les êtres humains à partir de cette perspective, mais il s’articule plutôt autour de la question du vrai et du faux. »

Enfin, les membres d’Ansar Allah répètent, à juste titre, qu’ils n’ont jamais initié de guerre mais se sont toujours défendus contre les attaques dont ils sont l’objet ; comme ce fut le cas pendant les six guerres menées par Saleh, ou l’actuel conflit généré par la coalition menée par l’Arabie Saoudite. Ainsi, Ansar Allah se pose en victime de la haine, stigmatisé soitpar les autres mouvements politiques (dont ils se distinguent en n’étant pas sanguinaires), soit par les forces internationales qui interviennent au Yémen. Pourtant, les pertes très nombreuses (notamment des jeunes et des enfants enrôlés dans les combats auprès du mouvement) font l’objet de maintes critiques, et d’aucuns décrivent la violence dont fait preuve Ansar Allah.

 

et qui rassemble au-delà de l’appartenance religieuse

Bien qu’Ansar Allah soit un mouvement ouvertement zaydite et dirigé par un chef spirituel, il ne serait pas, selon Hassan al ‘Azzi, un « mouvement religieux » (une manière également de réfuter la thèse de l’existence d’un conflit confessionnel au Yémen). Hassan al ‘Azzi renverse alors le raisonnement. Seuls les mouvements comme ceux des extrémistes issus de la doctrine wahhabite, dans laquelle il englobe les Frères musulmans, al Qaeda et Daech, sont des organisations religieuses. Pourtant, ces mouvements ont historiquement des racines diverses et des actions politiques toutes spécifiques qu’il est difficile d’appréhender de manière indifférenciée. Mais peu importe, parce que dans la pensée des militants d’Ansar Allah, tout mouvement politique qui se dit sunnite est extrémiste, par opposition au mouvement chiite politique qui ne peut en principe pas l’être.

Certes, après contestation de ma part, le politicien ajoute qu’Ansar Allah pourrait être assimilé à un mouvement religieux – mais de toute évidence qui n’a pas de point commun avec al Qaeda et Daech ou les islamistes. En effet, il admet que tout groupe considérant Mohamed comme son prophète et suivant les préceptes du Coran peut être qualifié de mouvement religieux… Par ailleurs, Hassan al ‘Azzi tient à insister sur le fait que jamais malgré les différentes guerres dont ils ont été la cible, les « Houthis » n’ont pas fait appel à des oulémas pour condamner l’agresseur, ni émis de « fatwa » (lois religieuses) pour justifier leur combat. Or, il s’agit pourtant là d’une pratique courante dans la sphère politique yéménite : l’appel à des autorités religieuses afin d’excommunier des mouvements est commune. Saleh utilisa cette arme pour condamner le mouvement d’Ansar Allah, comme les islamistes l’ont fait dans l’histoire pour discréditer le parti socialiste.

Pour d’autres figures politiques d’Ansar Allah, le socle religieux (mais pas confessionnel) est un facteur de ralliement du peuple yéménite derrière le mouvement. Halima Gahaf développe cette pensée : le mouvement ne soutient pas des idées politiques qui forment des barrières entre Ansar Allah et la communauté de croyants ; le mouvement rallie autour d’une identité commune, celle de l’appartenance à la communauté musulmane, à laquelle personne ne peut s’opposer. « Tout le monde est croyant dans notre société », ponctue-t-elle. « Les seules questions qui se posent, précise-t-elle, sont celles de l’approche et de la traduction du Coran dans la vie commune des croyants. »

 

Un mouvement politique moderne, donc démocratique…

Le mouvement croit au système démocratique, appelle à l’organisation d’élections présidentielles, parlementaires, et locales ; il promeut l’État de droit et le pouvoir des institutions. Il s’agit là d’une question qui a fait couler beaucoup d’encre. Le mouvement d’Ansar Allah a été diabolisé non seulement par Saleh, mais aussi par d’autres acteurs politiques, accusé de vouloir mettre fin au régime républicain afin de revenir au système politique précédent, celui de l’Imamat – qui a été pendant plus de mille ans zaydite. Pour Hassan al ‘Azzi, la démocratie est la capacité pour chaque citoyen d’exprimer son choix d’un représentant politique à travers le vote. Il est possible d’envisager une certaine conception similaire de la démocratie portée par d’autres militants religieux. En effet, considérer le vote comme étant l’unique expression de ce système politique est souvent une définition adoptée par les membres du parti islamiste au Yémen, le Hizb al Islah. Ahmed al Shami insiste : « L’unique voie vers la mise en place d’un État de droit est l’existence et le renforcement des institutions étatiques. » « Au temps de Saleh, celles-ci n’étaient que de façade », précise-t-il.

Quelle place pour Ansar Allah dans l’organisation politique du pays ? Le mouvement affirme « qu’il agit dans le politique mais ne fait pas de politique ». Ainsi, le mouvement global accompagne les citoyens et les citoyennes dans leur quotidienneté, comme l’explique Mohamed al Bukhaiti. Ansar Allah est une force qui est présente dans tous les espaces de la vie et par conséquent englobe ainsi l’action politique. Ansar Allah ambitionne de recréer un nouvel espace politique en dehors des structures traditionnelles des partis et loin des pratiques connues au Yémen. Par conséquent, il ne s’est jamais organisé comme parti politique, mais comme mouvement. Il n’a d’ailleurs aucune intention de rentrer dans le jeu politique. Lors d’élections, il fera appel à des partis qui lui sont proches ou soutiendra des candidats indépendants.

 

mais conservateur sur le plan des rapports entre les hommes et les femmes ?

Les militants d’Ansar Allah se définissent comme des conservateurs, respectant la division sexuée des espaces, exigeant de baisser le volume de la musique lors des mariages publics, que soit respectée une tenue longue et large… Par conséquent, certaines pressions vestimentaires sont exercées dans les rues sur les femmes ; mais pas en ce qui concerne leur liberté de mouvement, et elles sont très présentes dans les espaces publics, à toute heure de la journée et une partie de la nuit (signe que la sécurité est réelle à Sana’a).

Enfin, Ansar Allah n’a pas imposé le respect de la prière par la création d’une « police religieuse », comme il en existe dans d’autres États, en Arabie Saoudite par exemple. Ainsi, lors des premiers mois qui ont suivi la conquête de Sana’a, les partisans d’Ansar Allah ont malmené physiquement certains clients des rares cafés mixtes existant dans la capitale, menaçant les établissements de fermeture, mais les pressions exercées ont disparu lorsqu’une contre partie financière était reversée au mouvement par les responsables des établissements concernés…Le mouvement comprend en son sein des femmes qui y exercent des rôles de premier plan. Trois militantes ont été nommées au bureau politique (qui compte 17 membres), une des plus hautes autorités d’Ansar Allah. Halima Gahaf est responsable de la question des femmes et ses deux autres collègues sont en charge de la formation et du planning. Halima Gahaf rappelle que la constitution du mouvement comme entité politique est récente : la Conférence du Dialogue national (2013) a été la première occasion qui a permis à au mouvement de construire un projet politique. Lors de la Conférence du Dialogue national, les débats ont été nombreux et notamment se sont organisés autour de la question des droits des femmes. Or, elle rappelle que le mouvement ne s’est opposé à aucune des résolutions les concernant. Elle ajoute que si l’adoption du principe d’un quota d’au minimum 30% de participation des femmes dans les trois pouvoirs (exécutif, législatif, judiciaire) a donné lieu à une certaine résistance à l’intérieur du mouvement, cette résolution a in fine également obtenu son accord – même si pour Ansar Allah, le principe, précise-t-elle, c’est que seules les compétences requises peuvent constituer un critère de sélection pour avoir accès aux postes de décisions, et non l’appartenance sexuée.

Puis, elle explique que la participation des femmes dans le mouvement d’Ansar Allah a concerné de nouveaux domaines, depuis mars 2015. Dans la région du Jawf (région du nord, dont la population est tribale), pour la première fois, leurs partisanes ont défilé dans les rues les armes à la main, pour condamner la guerre menée par la coalition (historiquement, les femmes de la région du Jawf portent des armes ; dans certaines régions tribales, les femmes, parfois jusqu’à aujourd’hui, portent des armes). Leurs consœurs de la capitale les ont imitées, en 2017. Le message est clair : si cela devenait nécessaire, les femmes participeront au combat contre l’invasion étrangère, à la place des hommes. Pour Halima Gahaf, si les partisanes n’étaient jamais sorties lors des guerres précédentes (de 2004 à 2010, lors des combats armés qui les opposaient à Saleh), c’est parce que les protagonistes étaient alors strictement nationaux. Contre les ennemis étrangers, hommes et femmes sont unis. Par ailleurs, à l’époque, la participation de femmes à l’action n’était pas perçue de manière positive : la peur qu’elles fussent agressées était la raison de leur réserve ; alors qu’aujourd’hui, elles se sentent soutenues par la communauté.

En même temps, naît au sein du mouvement l’idée de la nécessaire participation des femmes dans les institutions sécuritaires. Au début, elles étaient présentes lors des contrôles de sécurité organisés à l’occasion des manifestations. Plus récemment, Ansar Allah a considéré qu’il était important d’institutionnaliser leur participation, notamment en créant un département de police féminin dépendant du ministère de l’Intérieur. Les femmes reçoivent par ailleurs une formation, pour qu’elles puissent être à même de déjouer un attentat, une tentative d’assassinat… Certaines d’entre elles sont formées en Iran.

Halima Gahaf explique qu’il était important de créer cette section féminine au sein des forces de sécurité, afin également de respecter les pratiques et les valeurs yéménites : lorsque les forces d’Ansar Allah pénètrent dans les maisons, la présence d’agents féminins est nécessaire. À Sana’a, on les a surnommées les « zaynabiat » (Zaynab ; au pluriel « zaynabiat »), du nom d’une femme de courage et de la résistance dans l’histoire de l’Islam, particulièrement chez les chiites : une des grandes figures féminines de l’histoire musulmane est la fille d’Ali Taleb, fils d’Abu Taleb l’oncle du Prophète Mohamed ; elle fut surnommée « la mère des indigents », en raison de sa miséricorde envers les pauvres et les démunis, mais également « la mère des Hachémites », car suite à l’épisode de Karbalâ’ (fondateur du chiisme), elle veilla sur la descendance du Prophète. En outre, le gouverneur d’Égypte ayant ensuite pris l’habitude de tenir ses conseils officiels dans sa demeure, elle fut surnommée « Présidente du conseil » : Zaynab est le symbole de la bravoure et de la foi, comme de la patience dans l’adversité et de la vérité face au despotisme.

Cela dit, la violence avec laquelle ces agents féminins ont matraqué les manifestantes (soit islamistes, soit soutenant Saleh) a beaucoup choqué une partie de la population : les conversations que l’on peut surprendre dans les milieux qui ne soutiennent pas Ansar Allah évoquent le physique particulier de ces femmes… qui n’en seraient pas ! Et dont on s’interroge sur leur gabarit inhabituellement imposant. Certains vont jusqu’à avancer que, s’il s’agit bien de femmes, elles sont d’origine yéménite mais issues de familles immigrées d’Afrique, d’où ce physique africain, leur taille et leur force, contrairement aux femmes yéménites, d’ordinaire petites et chétives. J’ai interrogé une des femmes frappées à coups de bâton par les Zaynabiat, dont les blessures étaient encore visibles trois semaines après les faits. Partisanes de l’ancien président Saleh, dont elles ont voulu célébrer la naissance (le 21 mars), des femmes ont été dispersées par la force, à peine avaient-elles commencé à se rassembler. « En quoi célébrer la naissance de Saleh représente une infraction ? », m’a-t-elle demandé. « Jamais les femmes n’ont été la cible d’aucune violence physique, en particulier en public, avant la prise du pouvoir par Ansar Allah. ». En effet, l’ancien régime ne s’est jamais aventuré à cibler les femmes. Les opposantes politique n’ont jamais été emprisonnées ou n’ont jamais subi d’atteinte à leur intégrité physiques (une exception fut la mort de quelques femmes lors de la révolution de 2011 : on dénombra 14 décès, des femmes ciblées par des tirs provenant de forces alliées à Saleh).

Les femmes sont traditionnellement protégées par une ligne rouge à ne pas dépasser. Par conséquent, de telles scènes de violences, filmées, dans lesquelles des femmes munies de bâtons frappent d’autres femmes ont engendré pas mal de réactions sur les réseaux sociaux, notamment pour réprouver une telle politique, contraire à la culture yéménite. Halima Gahaf ajoute que « dans les temps troubles dans lesquels sont plongés le Yémen, il est crucial d’empêcher toute forme d’anarchie de s’installer » (ou ne serait-ce que de laisser s’exprimer des mouvements qui s’opposent aux autorités en place ?). Elle se réclame du droit international, qui serait en faveur d’une telle approche. Ainsi, « dans les situations d’urgences, la liberté totale ne peut être autorisée ».

Dans d’autres domaines Ansar Allah désire également donner l’image d’un mouvement proche des femmes. Un fait divers qui a défrayé la chronique illustre cette politique. Il s’agit de l’histoire tragique d’une femme qui a été poignardée par son frère dans un tribunal de Sana’a, alors qu’elle réclamait justice. En effet, la plaignante réclamait au tribunal de suspendre la tutelle que son frère exerçait sur elle en vertu des usages islamiques en vigueur au Yémen, parce que celui-ci s’opposait à son mariage. Elle demanda donc au juge de déclarer possible l’union avec l’homme qu’elle avait choisi, étant dans son droit. C’est alors que son frère la tue devant le juge et l’assistance médusée (les critiques ont été virulentes contre les défaillances du service de sécurité à l’entrée du tribunal qui a permis à cet homme de pénétré dans la salle d’audience avec un couteau ; par ailleurs, pourquoi le juge avait-il demandé la présence du frère, puisque l’unique présence de la fille suffisait pour qu’elle obtienne justice ?). Pour un tel crime, dans lequel le membre masculin de la famille restreinte est impliqué, la loi confie à la famille le droit de juger le meurtrier (et peut décider de pardonner). L’État peut par ailleurs engager un procès au pénal, ce qui fut fait (notamment par des juges sympathisants du mouvement) ; mais la loi ne permet pas de condamnation au-delà de quelques courtes années de prison. L’avocat de l’accusé a plaidé des troubles mentaux et une perte de sang-froid de la part de son client ; alors que le procureur a qualifié l’acte d’inhumain et réclamé la peine de mort. Ce fut la décision du juge.

Ainsi, la justice d’Ansar Allah a pris ses distances avec des lois du pays issues des pratiques mises en place par le régime de Saleh pour revenir aux usages tribaux. Les nouveaux juges s’opposent aux pratiques sauvages et se sont montrés favorables à la promotion des droits des femmes. Si le mouvement présente un caractère conservateur, il sait néanmoins tolérer des pratiques apparemment en contradiction avec ses principes ; et il véhicule une nouvelle dynamique dans les interactions entre hommes et femmes.

* * *

La politique d’Ansar Allah répond à différentes ambitions : tout d’abord, il s’agit de construire un régime différent de celui bâti par Saleh et une nouvelle pratique du pouvoir ancrée dans un environnement international ; ensuite, de promouvoir les valeurs tribales (non pas celles promulguées par l’ancien président, mais les valeurs traditionnelles préexistantes) et de revaloriser l’image des habitants du nord du pays. Mais comment ce mouvement qui dirige désormais une grande partie du Yémen envisage-t-il concrètement son action politique ? La troisième partie de l’article tentera d’y répondre.

 

YÉMEN – Reportage exclusif – Un autre Iran, en Péninsule arabique? (3/3) – Ansar Allah, une république « à l’iranienne »

En septembre 2014, Ansar Allah occupe la capitale du Yémen, Sana’. Il s’empare tout de suite des ministères. Les Houthistes n’ont aucune intention de détrôner le Président de la république, même s’ils le confinent dans ses quartiers. Mais ce dernier fuit à Aden, et Ansar Allah est dans « l’obligation » de prendre la tête du territoire qu’il contrôle désormais. Ainsi, depuis quatre ans, le mouvement construit lentement son « État ». À quoi ressemble-t-il aujourd’hui ?

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Un mouvement illégitime

Pour l’actuel président du Yémen (qui avait auparavant toutefois démissionné), Abdu Rabu Mansur Hadi, et son camp, tout comme pour les membres de la coalition sous leadership saoudien qui est intervenu en faveur de Hadi depuis mars 2015 (ainsi que pour une partie de la communauté internationale, intéressée par ses bonnes relations avec l’Arabie Saoudite), l’analyse politique est simple : Ansar Allah  est un mouvement de putschistes. Un mouvement illégitime, réactionnaire et à la solde de l’Iran.

 

Ansar Allah présente une autre lecture de son action politique…

Tout d’abord, le mouvement ne reconnaît aucune légitimité à Hadi au Yémen. À juste titre, il rappelle que le mandat présidentiel de Hadi qui était de deux ans est expiré depuis quelques années, tout comme la prolongation du mandat d’une année qui lui avait été accordée par le parlement, après entente entre les différentes forces politiques. En novembre 2011, en effet, l’accord du Golfe avait été signé entre les partis politiques de l’opposition et Saleh. Le texte ouvrait une période transitionnelle de deux ans tout en imposant l’organisation d’une élection présidentielle ainsi que la tenue d’un dialogue national.

Par ailleurs, les responsables du mouvement affirment que même si le mandat de Hadi était légitime, il serait aujourd’hui invalidé par le fait que le président à fait appel à une intervention militaire étrangère pour combattre des groupes internes. Or, le mouvement assure que les attaques aériennes menées par la coalition en réponse à la demande (officielle) de Hadi à l’Arabie Saoudite est contraire aux recommandations formulées par la Conférence du Dialogue national en 2013, approuvées par toutes les forces politiques en présence ; il y serait clairement statué que tout parti faisant appel à une aide extérieure afin de combattre militairement des groupes intérieurs doit être condamné et jugé.

Enfin, Ansar Allah décrédibilise ceux qui, comme l’Arabie Saoudite, les accusent d’avoir procédé à un coup d’État ; le mouvement demande comment un tel pays, qui oppresse son peuple, refusant le système démocratique et la liberté de penser, peut porter un tel jugement sur le Yémen, pays démocratique par excellence (les libertés de penser et de la presse, tout comme celle de l’action politique datent de 1990), la plus ancienne république de la péninsule, qui organise d’élections (même présidentielles, en 2006), et ce depuis des décennies. En conclusion, Ansar Allah se perçoit comme un mouvement qui désire sauver et protéger les Yéménites des terroristes et des extrémistes enrôlés dans les rangs de Daech et d’Al Qaeda, mais aussi des exactions de la « bande de Hadi ». Ainsi, il tire sa légitimité du peuple qu’il représente et défend.

Les nombreuses manifestations qu’il organise dans les rues de Sana’a (notamment en protestation contre les attaques de la coalition saoudienne) sont un continuel adoubement du mouvement par le peuple, tout comme l’expression du renouvellement de la légitimation de son pouvoir.

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Un régime réactionnaire ?

Dès qu’il s’est constitué, le mouvement Ansar Allah (désignés aussi comme le mouvement « houthiste ») a été accusé par le président du Yémen de l’époque, Ali Abdallah Saleh, de prôner le retour du régime politique antérieur à la république, celui de l’Imamat (un régime politique ancien de plus de mille ans). Des allégations réfutées par Ansar Allah… Le régime politique de l’Imamat fut renversé en 1962 ; ses dirigeants étaient exclusivement issus de la famille du Prophète, soient les Hachémites, historiquement originaires des régions du nord du Yémen. Or, aujourd’hui, exception faite de certaines familles Hachémites (après la révolution de 1962, les Hachémites ont été évincés du pouvoir politique ; le renouveau zaydite serait pour eux une opportunité de revenir dans les cercles du pouvoir), la plupart des Yéménites considèrent que l’ancien régime est à l’origine du retard économique et social dans lequel est plongé le peuple yéménite (sans évoquer la politique de Saleh qui, pour les révolutionnaires de 2011, a participé à l’entretenir). En effet, au moment de l’Imamat, les frontières du pays étaient totalement fermées et le Yémen était l’un des États les plus isolés du monde, où n’existaient presque qu’aucune des infrastructures modernes nécessaires, comme les installations électriques, les routes, les hôpitaux ou les écoles.

Aussi, Ansar Allah étant dirigé par des membres exclusivement issus de la famille des Hachémites originaires des régions du nord du pays, il a rapidement été accusé de vouloir rétablir le système de l’Imamat. En d’autres termes, ce mouvement balaierait les principes fondamentaux du régime républicain qui stipule que tout homme est en droit de se présenter à la fonction de chef de l’État. Or, dans les croyances du mouvement, seuls les membres masculins de la famille du Prophète peuvent prétendre à une telle fonction – donc non élus par les urnes. Pourtant, l’organisation politique Ansar Allah, alors qu’elle occupe Sana’a et détient le pouvoir depuis un certain temps déjà, ne semble pas vouloir instaurer à nouveau le régime de l’Imamat.

 

Un mouvement à la solde de l’Iran ?

Avant de discuter du système politique que le mouvement semble prôner, il est important de comprendre sa collaboration avec la République islamique d’Iran. D’autres griefs sont en effet largement diffusés à l’égard d’Ansar Allah, qui ciblent cette fois l’étendue des relations entre le mouvement et l’Iran.

Saleh stigmatisait aussi Ansar Allah comme une entité à la solde de l’étranger ; des accusations de soumission du mouvement aux intérêts iraniens reprises par le président actuel, Hadi, qui affirmait en 2015 au New York Times que les Houthistes étaient les marionnettes du gouvernement iranien. D’une manière générale, il semble que tous les acteurs du conflit, nationaux (y compris Ansar Allah) et internationaux, ont un certain intérêt à mettre en avant un substantiel soutien de l’Iran au mouvement. Mais l’ampleur de ce soutien fait débat… En effet, est-ce qu’Ansar Allah a établi une réelle « collaboration » avec l’Iran ? Et, au-delà de l’existence d’un simple lien, le mouvement serait-il, comme l’affirment certains analystes, « sous la coupe » de Téhéran ? En d’autres termes, est-ce que la victoire d’Ansar Allah qui a pris le contrôle des régions du nord du Yémen et de la capitale est, en fin de compte, celle de l’Iran, dans la guerre d’influence qui l’oppose à l’Arabie Saoudite ?

Certes, la collaboration entre Ansar Allah et l’Iran est avérée et est ancienne. Selon Thomas Juneau (« Iran’s policy towards the Houthis in Yemen: a limited return on a modest investment », International Affairs, May 2016) et Mohamed Hassan Al Qadhi (« The Iranian Role in Yemen and its implications on the regional security », Arabian Gulf Center for Iranian Study, 2017), elle daterait des premières guerres menées par Saleh (dès 2004) contre les « Houthis ». L’aide apportée par l’Iran au mouvement ne semble pas avoir changé de nature avec le temps. Elle est financière et militaire : provision en armes, formations et conseils. La question qui se pose alors, c’est celle de l’ampleur de cette collaboration et des gains que l’Iran en espère.

Comme mentionné, certains observateurs accusent les « Houthis » d’être des agents de l’Iran et de tirer des bénéficies substantiels de cette alliance. Le dernier rapport des Nations Unies (Letter dated 26 January 2018 from the Panel of Experts on Yemen mandated by Security Council resolution 2342 (2017) addressed to the President of the Security Council) atteste de la présence d’équipement militaire comme de véhicules aériens d’origine iranienne sur le territoire yéménite. Mais est-ce un élément suffisant, révélateur d’une coordination récente entre les deux protagonistes ?

Depuis le début des combats armés, en effet, le Yémen est soumis à un embargo sur les armes (résolutions 2231 et 2216 du Conseil de Sécurité de l’ONU). Les armes dont disposent encore les « Houthis » ont-elles été importées au Yémen avant 2015 ou bien l’embargo a-t-il été contourné ? Cette question a été posée directement lors d’une conférence de presse de Nikki R. Haley, l’ambassadrice des États-Unis aux Nations Unies, le 14 décembre 2017 ; laquelle n’a pas pu apporter les preuves qu’Ansar Allah avait reçu des armes après la mise en place de l’embargo. Ainsi, il est avéré que l’Iran soutient militairement le mouvement ; mais il est impossible d’établir si l’armement des « Houthis » leur a été livré récemment, ni si leur approvisionnement en armes se poursuit et s’il est suffisant pour que le mouvement puisse remporter la victoire.

Enfin, sur le terrain, on constate le fait que la collaboration entre Ansar Allah et l’Iran reste limitée ; même si depuis la mort de Saleh, en décembre 2017, elle aurait pris une plus grande ampleur, celle-ci reste tout de même peu significative : ne disposant plus du soutien militaire de Saleh, Ansar Allah cherche à renforcer ses liens avec les alliés qui pourraient le fournir en armes. Pourtant, cette aide n’est pas conséquente. En effet, pour l’Iran, le Yémen n’est pas une priorité dans sa stratégie régionale, mais une opportunité, à peu de frais, de contrarier les Saoudiens, et le soutien iranien au mouvement Ansar Allah n’est dès lors en rien comparable à celui mis en oeuvre au Liban, en Syrie ou en Irak.

Comme le note Kenneth Kazman (« Iran’s Foreign and Defense Policies », Congressional Research Service, juillet 2018), l’Iran peut asseoir son influence régionale en faisant pression sur l’Arabie Saoudite et les États-Unis. Thomas Juneau soutient en outre que la politique extérieure de l’Iran en la matière profite d’une instabilité politique du pays ciblé ou de l’État central (« Iran’s policy towards the Houthis in Yemen: a limited return on a modest investment », International Affairs, May 2016). Téhéran supporte alors des groupes qui ne sont pas totalement sous l’autorité du gouvernement, ce qui a pour conséquence d’affaiblir l’État. Pourtant, ces groupes agissent également en collaboration dans des activités menées par l’État (comme c’est le cas au Liban avec le Hezbollah ou en Irak, avec les milices chiites qui ont lutté contre Daesh). Ainsi, l’Iran établit des relations avec des groupes qui s’opposent à l’État, sont insatisfaits ; et peu importe qu’ils soient sunnites ou chiites, du moment qu’ils rassemblent des marginaux, des opposants à l’État. Ansar Allah fait partie de ces groupes.

Les déclarations du ministre des affaires étrangères iranien, Javad Zarif, expriment précisément l’intérêt que son pays porte au Yémen : « Nous savons que le Yémen est important pour l’Arabie Saoudite et nous n’avons jamais eu l’intention de la poignarder dans le dos. Nous leur avons envoyé des messages avant que le Yémen ne devienne ce qu’il est, qu’il tombe dans la tourmente. Tentons de trouver une solution. » Par conséquent, l’aide militaire et financière très limitée que l’Iran pourvoit au mouvement d’Ansar Allah ne peut faire du mouvement son pion. Par ailleurs, comme je l’ai démontré dans les deux premiers volets de ce reportage, le chiisme iranien n’est pas la doctrine juridique adoptée par les militants du mouvement politique houthiste, bien que l’on constate quelques récentes similarités, notamment lors de la célébration de fêtes religieuses. Par conséquent, l’Iran semble peu agir dans ces espaces religieux. Alors, existe-t-il un domaine dans lequel l’Iran influence ou inspire le mouvement ?

 

Une république à l’iranienne ?

La réponse semble être : l’organisation politique. En effet, la structure de « l’État » mis en place par Ansar Allah s’inspire de celle de la République islamique d’Iran : il s’agit d’un régime présidentiel chapeauté par un guide religieux (appelé « guide suprême » en Iran) placé au-dessus du jeu politique autorisant l’existence de partis politiques ; le président est quant à lui élu au suffrage universel.

Pour le mouvement Ansar Allah, c’est Abdel Malek Al Houthi qui dirige la révolution. Loin d’être un « dictateur », il a pour mission, selon Ahmed Al Shami (un des membres du bureau exécutif d’Ansar Allah), « d’aider à la l’élévation du peuple, à la sensibilisation et à l’éducation des gens ; il est une référence en termes de sensibilisation à la culture », et il n’agit donc pas dans le jeu politique.

La seule différence entre l’État houthiste et l’Iran résiderait dans le fait qu’Ansar Allah, en tant que « mouvement révolutionnaire », refuse d’adopter la structure d’un parti politique classique, préférant donner son soutien à ceux qui seraient susceptibles de le représenter lors des élections. Il se distingue ainsi du Hezbollah irakien, même si le mouvement se revendique souvent de ce dernier en tant que modèle politique.

Très rapidement après la fuite du président Hadi vers l’Arabie Saoudite, Ansar Allah a créé un « Bureau exécutif » (en plus du Conseil politique suprême). Ahmed Al Shami m’explique l’idéal politique du mouvement : il devrait comporter une assemblée de sages (la Shoura), en charge de discuter les lois et les stratégies du gouvernement. Il insiste sur le fait que le mouvement Ansar Allah croit en la nécessité d’agir à travers des institutions. Il affirme d’ailleurs qu’aujourd’hui Ansar Allah administre les Yéménites sous son contrôle de manière institutionnelle : « Nous sommes la meilleure formation au Yémen, en terme d’organisation et de mécanismes de prises de décisions. Nous ne sommes pas une organisation anarchique. » Il est important pour lui d’alléguer que les décisions politiques sont prises après discussions dans le Bureau politique, dans lequel les sujets sont débattus en toute liberté et les décisions, prises en connaissance de cause. Il réaffirme ainsi l’idée que le mouvement soutient les principes d’un régime démocratique, refuse l’oppression et soutien la liberté de penser. Ces propos sont confirmés par Hussein Al ‘Azzi (vice-ministre des Affaires étrangères), qui insiste sur le fait qu’Ansar Allah a réussi à partager le pouvoir entre le peuple et ses représentants ; et il critique le régime précédant (instauré par Saleh), qui concentrait le pouvoir décisionnel dans les seules mains du dirigeant. Ahmed Al Shami conclut qu’aujourd’hui le mouvement est encore jeune et que l’accomplissement de l’État de droit est un projet qui ne peut se construire que sur du long terme. Halima Gahaf, membre du Bureau politique, confirme l’idée que le mouvement est encore en construction, puisqu’il ne comporte toujours pas de règles internes.

 

Une république fédérale ?

Durant la période où s’est tenu le Dialogue national, parmi les questions les plus épineuses, a émergé celle de la future forme de l’État yéménite. L’absence d’accord réel à ce propos (sinon celui qui contente les forces étrangères) serait pour certains observateurs une des raisons majeures de l’actuelle guerre civile. En réalité, un accord entre les membres du Dialogue (exception faite d’Ansar Allah) avait été trouvé. L’entente s’articule autour de la création d’un État fédéral qui comprendrait six régions. Mais le mouvement Ansar Allah refuse la division géographique.

Ali al Bukhaiti (membre dirigeant du mouvement) explique que la division administrative servirait les intérêts étrangers, et non ceux des Yéménites puisqu’elle opposerait les populations riches aux plus démunies. Ainsi, deux des régions envisagées par l’accord, celles du désert de Hadhramaut et de Saba (aujourd’hui, ce sont les gouvernorats de Baydha, Mareb, al Jawf et Dhamar), représentent 70% du territoire yéménite et renferment les ressources les plus importantes en termes d’exploitations pétrolières et gazières, mais aussi agricoles, tout en n’abritant que 13% de la population yéménite.

Ali al Bukhaiti en conclut que l’application d’une telle division administrative aurait mené à de nouveaux conflits (notamment des rivalités entre les régions) et n’aurait pas promu la paix intérieure ; des dissensions qui auraient servis les intérêts de l’Arabie Saoudite et des Émirats arabes unis, lesquels se seraient immiscés dans les affaires du Yémen sous prétexte de « résoudre les tensions ». Par conséquent, si Ansar Allah accepte l’idée d’un État fédéral, il désire rediscuter le découpage des circonscriptions administratives.

 

L’organisation politique au niveau local

Au Yémen, les quartiers des villes sont placés sous la responsabilité d’un ‘aqel (‘aqel al hara’, « responsable de quartier ») en charge de différentes missions, telles que l’attestation de l’identité des résidents, de produire une attestation de domicile, de régler les conflits de voisinage… En prenant possession de la capitale, Ansar Allah a remplacé les cheikhs de quartiers alors installés par d’autres qui ont fait allégeance au mouvement. Par ailleurs, Ansar Allah a rapidement ciblé les femmes : le mouvement a établi un réseau d’organisations civiles comprenant uniquement des femmes, placées sous l’autorité du bureau exécutif. Les coordinatrices de ces organisations sont présentes dans tous les quartiers de la capitale : elles agissent sur la base du volontariat. Par ailleurs, ces organisations ne dépendent pas des responsables des quartiers (‘aql al hara’).

On leur confie diverses missions, comme celles d’informer les femmes du quartier de l’organisation de manifestations ou des réunions avec les représentants d’Ansar Allah, de soutenir les familles de « martyrs » (les hommes du mouvement tombés au combat) ou de blessés (elles agissent alors comme intermédiaire en collectant les informations sur ces familles dans le besoin pour alerter les institutions en charge de les aider, elles contribuent à la distribution des diverses aides, etc.), de mener des campagnes de sensibilisation sur différents sujets, notamment liés à la santé, ou encore de résoudre des conflits dans leur zone d’activité.

 

La dictature d’Ansar Allah ?

Comme je l’ai expliqué dans le deuxième volet de ce reportage, le mouvement construit son discours politique, notamment, autour de principes comme celui « d’ouverture » et de « tolérance ».

J’interpelle à ce propos Ahmed Al Shami, sur le fait qu’après la mort de Saleh, un certain nombre de ses partisans ont quitté Sana’a de peur d’être inquiétés ou emprisonnés ou de voir leur maison pillée. Les enquêteurs des Nations Unies affirment que plusieurs des officiers supérieurs qui avaient soutenu Saleh ont été exécutés par le mouvement, que 25 membres du parti de l’ancien président, parmi les plus influents, ont été arêttés, que 28 enfants issus des familles les plus proches de Saleh ont été kidnappés, que 29 habitations dont les propriétaires soutenaient Saleh ont été détruites et que les médias (tout comme les réseaux sociaux) ont été bloqués durant l’opération (Letter dated 26 January 2018 from the Panel of Experts on Yemen mandated by Security Council resolution 2342 (2017) addressed to the President of the Security Council). Ainsi, 77 familles se sont enfuies de Sana’a et ont trouvé refuge à Aden. Je lui demande donc comment Ansar Allah peut affirmer être un mouvement « tolérant ». En fin politique, il me répond qu’il n’existe pas de preuve qui confirme ces « accusations ».

– Je les mets au défi de présenter des preuves de ce qu’ils avancent. Au contraire, toutes les personnes que nous avons emprisonnées lors du dernier conflit ont été relâchées et nous avons permis une amnistie générale. Même les militaires qui ont mené la lutte, on les a libérés. Les leaders du CPG [ndlr : le Congrès du Parti général, le parti politique fondé par Saleh] sont toujours présents à Sana’a. Il est important que vous compreniez que ce qui nous guide ce sont les valeurs de l’Islam. Nous ne sommes donc pas comme les autres forces révolutionnaires.

Je lui rappelle qu’Ansar Allah détient pourtant, de manière arbitraire et depuis le début de la guerre, Mohamed Qahtan, un leader politique du Parti islamiste (Al Islah, le parti le plus hostile à Ansar Allah lié aux Frères musulmans). « Qahtan, c’est un autre sujet, me répond-il. Nous sommes en état de guerre. Ils [les islamistes]ont des prisonniers à nous et nous avons des prisonniers à eux. On est tout à fait prêt à libérer les prisonniers d’Al Islah. (…) Nous avons directement contacté leurs cheikhs pour négocier avec eux les libérations. Mais, en ce qui les concerne, la décision appartient aux États-Unis, aux Saoudiens et aux Émiratis… »

Pourtant, les différents rapports des organisations de défense des Droits de l’Homme (nationales et internationales, dont Mwatana Organisation for Human Rights and the Gulf Centre for Human Rights et Amnesty International) condamnent les nombreuses violations de ces droits commises par Ansar Allah (tout comme par les forces alliées au gouvernement, la coalition sous leadership saoudien ou encore les forces des Émirats arabes unis déployées au Yémen). Ainsi, le mouvement est accusé de procéder à des arrestations arbitraires de journalistes, à des disparitions forcées, notamment d’opposants politiques trop gênants, d’abuser des détenus ou de les torturer (11 cas de tortures ont été précisément recensés), de formuler de fausses accusations devant les tribunaux… De même, le mouvement aurait ciblé des civils. Le Haut Commissariat des Nations Unies aux Droits de l’Homme affirme que des bombardements par Ansar Allah (et les forces de Saleh) ont tué 3 746 civils depuis le début de la guerre en mars 2015 (la coalition saoudienne serait responsable de son côté de la mort de 8 211 civils). Enfin, seules les forces d’Ansar Allah utilisent les mines anti-personnels qui ont tué ou provoqué l’amputation de nombreux civils (le nombre des victimes est encore incertain).

Confrontés à ces accusations, les membres d’Ansar Allah que j’ai rencontrés ont simplement réfuté leur véracité. Quant aux enfants-soldats ? Les membres d’Ansar Allah encore une fois réfutent l’existence d’un enrôlement dans leurs rangs d’enfants destinés aux combats armés. Or, le dernier rapport de Human Rights Watch affirme qu’Ansar Allah (tout comme les forces pro-gouvernementales) utilisent des enfants-soldats. Ils représenteraient un tiers des combattants. En Août 2017, les Nations Unies ont dénombrés au Yémen 1 702 cas d’enfants enrôlés depuis mars 2015, dont 67% seraient dans les rangs d’Ansar Allah. Environ une centaine d’enfants aurait moins de quinze ans. Et le rapport onusien précise que les enfants récemment recrutés sont rétribués entre 60 et 80 dollars par mois.

Mohamed al Bukhaiti est toutefois un peu plus loquace : « Ce sont ces enfants eux-mêmes qui désirent s’engager au combat. Parfois, leurs parents refusent le choix de leur progéniture. Mais j’ai l’exemple d’une famille dont les parents refusaient à leur fils de s’enrôler. Or, ils se virent menacés par leur propre garçon, arme à la main. Face au fait accompli, les parents ne peuvent souvent rien faire et ils permettent dès lors à leurs fils de s’engager. Les enfants eux-mêmes désirent défendre leur pays contre l’ennemi, sans qu’il soit besoin de l’influence du mouvement. »

Quant aux accusations de corruption des militants d’Ansar Allah, Ahmed al Shami réfute encore : s’il peut exister quelques cas d’individus corrompus, il n’en n’est rien de l’institution.

– Les Américains, ils agissent envers le Yémen comme envers l’Iran, explique-t-il. Ils diabolisent et déforment la réalité d’Ansar Allah. Ils nous accusent, mais ils n’ont aucune preuve à avancer. Pour nous, le Sayd [le chef, Abdel Malek Al Houthi] est clair sur cette question : celui qui vole, on lui vole une main ! Que la personne appartienne ou pas au mouvement d’Ansar Allah.

Ahmed al Shami poursuit par une rhétorique répandue parmi les militants d’Ansar Allah, évoquant le dénuement dans lequel le mouvement survit : « Soyons logique ! Il est difficile d’accuser Ansar Allah de corruption, alors que la Banque nationale [en septembre 2014] n’a plus aucune liquidité, puisque tout a été transféré à Aden. Hadi a tout pris. Les coffres étaient vides. Il n’y avait plus les salaires destinés aux fonctionnaires. Lorsqu’Ansar Allah a investi la Banque nationale, c’est nous qui avons payé pendant un an et six mois les salaires, alors que nous étions en état de guerre, et en plein embargo. »

Les enquêteurs des Nations Unies ne partagent pas la même vision des faits. Ainsi, depuis 2015, Ansar Allah contrôle un vaste territoire et y a la mainmise sur la distribution de l’essence et du pétrole qui s’effectue exclusivement au marché noir. Les experts onusiens ont estimé que, entre mai 2016 et juillet 2017, ce trafic juteux aurait rapporté au mouvement quelques 1, 27 milliards de dollars. Par ailleurs, le rapport précise qu’Ansar Allah peut compter sur d’autres sources de revenus. Ainsi, si le gouvernement yéménite n’est pas en mesure de collecter les taxes, il en va différemment du mouvement, dont l’administration exerce son autorité sur le territoire occupé. Mieux encore, il semble que les compagnies de télécommunication et la vente de tabac constituent les plus importantes sources de revenus pour Ansar Allah, qui n’est donc pas aussi « dénué » que l’affirme la propagande du mouvement.

* * *

Le mouvement Ansar Allah construit son État.

Dans ce processus, il doit également affronter certaines dissensions internes. Le mouvement sera-t-il en mesure de les dépasser ? Par ailleurs, sera-t-il à même de contrôler sa base populaire (et ceux s’en revendiquent), pour continuer la réalisation de son projet politique ?

par notre envoyée spéciale au Yémen

MAGGY GRABUNDZIJA, Anthropologue – (Sanaa – YEMEN)