La Syrie attaquée par des ovnis

Par Richard Labévière
7 mai 2018

Dès janvier 2011, c’était mal parti avec la résurgence de mouvements anciens, complexes et changeants, mais aussitôt qualifiés par les observateurs pressés de « révolutions arabes ». Révolutions, carrément ! Il se trouva même deux anciens militants trotskistes – Benjamin Stora (spécialiste de l’Algérie) et Edwy Plenel (spécialiste de tout) – pour commettre un livre : Le 89 arabe – Réflexions sur les révolutions en cours. Un livre à ouvrir dès qu’on est un peu mélancolique, tant ses contes et légendes sont à mourir de rire.

L’auteur de ces lignes se souvient d’une confrontation télévisée avec Samir Aïta – éternel courtisan de tous les défecteurs syriens, de Rifaat al-Assad à Moustapha Tlass en passant par Abdel Halim Khaddam – dont l’obsession est de devenir ministre, un jour… Ceint d’une écharpe rouge, rouge comme celle de Christophe Barbier (révolutionnaire en chef de L’Express), le sieur Aïta ne cessait d’invoquer – trémolos dans la voix – la « révolution » syrienne ! A la dixième évocation récurrente du même type, votre serviteur se permet de mettre en garde l’imprécateur contre l’abus textuel du terme ! Réponse courroucée du pré-ministre : « mais vous, jeune homme qu’est-ce que vous pouvez bien connaître des révolutions ? »

IL ETAIT UNE FOIS LA REVOLUTION

Quelle grande joie de pouvoir retorquer que – comme jeune reporter – j’avais eu la chance de pouvoir couvrir la chute d’Anastasio Somoza au Nicaragua et de travailler, quelque temps, avec les plus hauts responsables du Front sandiniste de libération nationale (FSLN), précisant que « la révolution sandiniste » fut marquée par : une réforme agraire, la nationalisation des grandes exploitations de la United Fruit Company et la promotion des droits des femmes. Une vraie révolution, de vraies ruptures avec l’ordre économique, social et politique d’une sanglante dictature soutenue par les Etats-Unis. Je concluais en n’observant rien de tel dans la prétendue « révolution » syrienne, sinon les crimes d’une bande de jihadistes cherchant à détruire l’Etat-nation syrien, avec l’aide des puissances occidentales, des pays du Golfe et d’Israël. Samir Aïta faillit défaillir…

Complaisamment relayée par la presse occidentale, l’autre fable « révolutionnaire » consista à répéter que, de mars à juillet 2011 s’était développé un « mouvement social » pacifique, parti de la ville frontalière (avec la Jordanie) de Deraa, s’étendant « spontanément » à l’ensemble du pays… Rien n’est plus faux ! Après trois années de sécheresse, la révolte de Deraa mis, immédiatement, aux prises plusieurs milliers de journaliers agricoles (originaires du nord-ouest du pays) aux forces de l’ordre locales, avec l’appui de groupes armés des Frères musulmans venus de Jordanie.

L’auteur de ces lignes a pu visionner des images recueillies par un service européen de renseignement sur lesquelles on peut voir trois hommes masqués – armés de M-16 – tirer sur un poste de police de Deraa depuis les toits plats de la Médina. Cette séquence date du 23 mars 2011. Certes, cette explosion sociale a été durement réprimée, mais elle a été – dés le début – un mouvement de confrontation directe avec les autorités légales, confrontation soutenue et nourrie par les Frères musulmans syriens, basés en Jordanie, en Allemagne, en Grande Bretagne et aux Etats-Unis. La suite est connue !

Par conséquent et dès le début, les événements de Syrie ont été, inconsciemment ou délibérément, mal compris ! A Paris, sur le plan de l’instrumentalisation construite à dessein, trois chantres de la « révolution syrienne » ont, abondamment donné de leur personne : un historien auto-proclamé ayant un compte personnel à régler avec les autorités syrienne1 ; une chercheuse de la Fondation Ford, ayant traîné la diplomatie française dans la boue durant des années, mais décorée de la Légion d’honneur par François Hollande ; et, un très pâle ambassadeur de France en Syrie (2006 – 2009), tellement bon à Damas qu’il a terminé sa carrière à … Berne.

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Dans un contexte où les droits de l’homme ont pu tenir lieu de politique étrangère, il n’en fallait pas moins pour qu’Alain Juppé prenne la décision hallucinante de fermer l’ambassade de France à Damas en mars 2012. A un moment où il était absolument vital de maintenir un canal de communication avec les autorités et les services spéciaux syriens (plus d’un millier de jeunes français tentaient de gagner le jihad syro-irakien par Istanbul), le maire de Bordeaux rompait des relations diplomatiques ancestrales au nom de valeurs morales plus ou moins bien exprimées. Ce faisant, Alain Juppé prenait la responsabilité d’inscrire la crise syrienne dans la séquence chargée d’un totémisme diplomatique dont nous sommes loin d’être sortis !

TOTEMS ET GRANDS PRÊTRES

Devenus totems en effet, il est de grands dossiers internationaux qui ne peuvent plus relever – désormais – de l’analyse rationnelle, historique, sinon scientifique. D’abord le conflit israélo-palestinien : critiquer Israël, ses politiques coloniales, économiques et migratoires est devenu mission impossible, voire un délit… Manuel Vals, puis Emmanuel Macron et d’autres ayant assimilé l’antisionisme à l’antisémitisme. Vient ensuite le génocide rwandais. Assimilé à l’Holocauste, cette tragédie génère, elle-aussi, un totémisme dualiste : ceux qui n’acceptent pas qu’on associe structurellement la France et ses forces armées aux massacres de la région des Grands Lacs puis du Zaïre, sont automatiquement traités de « négationnistes ». La même géométrie frappe actuellement toute espèce de recherches et discours critiques engagés dans l’intelligence de l’un des conflits post-Guerre-froide les plus complexes, anomiques et globaux.

Ce processus de totémisation de la guerre civilo-globale de Syrie aboutit à trois types de rationalités, étant entendu – comme le démontrait Spinoza dans l’Ethique – que « les idées fausses et inadéquates peuvent s’enchaîner aussi nécessairement que les idées justes et adéquates » : 1) l’émergence d’une caste de grands prêtres ; 2) la multiplication d’une série de disciples plus ou moins convaincus ; 3) enfin, un retour plus ou moins perceptible de la censure.

Les grands prêtres accèdent à ce statut, adoubés par les médias privés et publics. Ils présentent un profil caractéristique : parler de tout et n’importe quoi avec la même ferveur ; passer d’un plateau télé à un studio radio et aux colonnes des gazettes avec grande dextérité, fluidité et certitude ; détruire tout obstacle et contradiction. Celui qui tient actuellement la corde n’est autre qu’un ancien militant du Betar (mouvement de l’extrême-droite pro-israélienne). Il peut dire les oracles sur la Syrie bien-sûr, mais aussi sur l’Iran, l’Arabie saoudite, le Yémen, le Soudan, Israël, Emmanuel Macron et le mouvement « végan ». Parfois, on a droit à une prêtresse de zone inférieure : une consultante « spécialiste des Proche et Moyen-Orient » qui peut tout dire et son contraire en fonction de deux principes intangibles : le client est toujours roi et « j’ai des enfants à nourrir ».

La classe des sous-grands prêtres fait plutôt appel à des « spécialistes » des Etats-Unis. S’occupant de l’hyperpuissance, ils sont automatiquement habilités à pouvoir parler, eux-aussi, de tous les dossiers possibles et inimaginables. Les connaisseurs des arcanes de la Maison Blanche, du Congrès et du Conseil national de sécurité sont partout chez eux, en toutes choses et toutes crises. Vient ensuite, le troisième cercle, celui des consultants, des experts militaires et des différents instituts de recherche. Contrairement aux laboratoires américains et aux grandes fondations allemandes, les IRIS, IFRI, IREMO et autres FRS français crèvent la dalle ! Leurs dirigeants passent leur temps à chercher de l’argent, étant bien entendu que la provenance des fonds influence plus ou moins directement les travaux commandés. Faut bien vivre !!!

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OVNIS IDEOLOGIQUEMENT IDENTIFIES

Notre deuxième rationalité de totémisation met en scène une kyrielle d’intellectuels organiques de provenances professionnelles très divers. Ils peuvent être journalistes, enseignants, médecins, humanitaires, comédiens ou diplomates… Tous, à un titre ou à un autre, se sentent « appelés » et dans l’obligation de répondre aux injonctions des prêtres : se prononcer, témoigner, communiquer…

Ainsi dernièrement, dans l’émission de Frédéric Taddei sur Europe-1, on a pu entendre une espèce de bécassine insulter en direct l’ancien ambassadeur de France Michel Raimbaud, auteur de plusieurs livres majeurs sur le Proche-Orient, devenus des classiques. Vérifications faites : cette parfaite inconnue, qui a dû franchir le boulevard périphérique deux fois dans sa vie, vient de commettre un opuscule intitulé – Sales guerres – De prof de philo à grand reporter -, comme s’il y avait des « guerres propres » ! Cette seule qualité permet à cette gamine hystérique d’affirmer qu’il y a bien eu attaque chimique à la Ghouta, que les bombardements occidentaux sont « justes » et que Bachar al-Assad doit passer sur la chaise électrique. Qui juge qui ???

Aussi peut-on voir quotidiennement, défiler sur le plateau de « 28 Minutes » (Bernard-Henri Lévy est président du Conseil de surveillance d’Arte-France depuis plus de 22 ans !), tous les petits chiens de garde de la bien-pensance parisienne avec, entre autres : Romain Goupil (réalisateur improbable), Ziad Majed (politologue libanais salarié du Qatar), Eric Naulleau (homme sandwich du PAF, pour tout ce qui est contre, et contre tout ce qui est pour/c’est un métier !) et bien d’autres professionnels de l’indignation sélective mais compatissante.

Il est plus triste – mais cela correspond aux rouages de notre deuxième rationalité – de voir des gens ultra-compétents dans leur domaine initial, sombrer dans l’avis péremptoire sur des questions et dossiers qu’ils ne connaissent absolument pas. Ainsi, Jean Viard – sociologue respecté – spécialiste du territoire, de l’agriculture, de la paysannerie et des « temps sociaux » s’est senti, dernièrement, obligé de qualifier les bombardements occidentaux effectués en Syrie de « bonne et juste actions ». On a très envie de lui dire : mon cher Jean, tu n’a jamais mis un bout d’orteil en Syrie, alors retourne à tes champs de blé… »

Dans cette constellation d’un crétinisme infinitésimal, les OVNIS évoluent en escadrilles serrées. Objets/sujets volant non identifiés, parce qu’on ne comprend pas pourquoi ils accompagnent à ce point et aussi spontanément les injonctions du clergé de la bien-pensance, leurs ressorts idéologiques – à défaut d’être raisonnables – sont néanmoins plus claires : détruire l’Etat-nation syrien, contribuer à faire de ce pays ce qui a été fait de l’Irak et de la Libye ! Haïr l’Etat-nation en général !

En ces temps de commémoration du cinquantenaire de Mai-68, tous ces idiots utiles, qui se sentent irrésistiblement « appelés » à soutenir les bombardements occidentaux de Syrie, feraient bien de lire ou relire la Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary. Le regretté Guy Hocquenghem y explique par le menu (1986) comment les révolutionnaires peau d’lapin comme Daniel Cohn-Bendit ou Serge July et tous les autres sont passés de leurs démangeaisons petites bourgeoises à l’apologie du capitalisme le plus libéralement sauvage, comment ils ont cultivé et propagent aujourd’hui une haine de soi devenue la plus belle affirmation d’un individualisme consumériste, destructeur et impérial.

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Comme a eu l’occasion de la dire récemment (miraculeusement !) sur l’antenne d’une radio de service public l’anthropologue Emmanuel Todd, les derniers bombardements occidentaux effectués en Syrie ont, surtout atteint nos propres valeurs, celles du patriotisme, de la laïcité et l’égalité hommes/femmes.

LA CENSURE, C’EST COMME LES TRAINS…

Ca peut en cacher d’autres ! Sans surprise, notre troisième rationalité de totémisation de la crise syrienne produit de la censure, de différentes formes et procédures. Il y a d’abord les petits censeurs aux ciseaux de bois, comme par exemple Nicolas Truong, le commissaire politique des pages débats/opinions du Monde, qui publie systématiquement le moindre ressenti de Bernard-Henri Lévy en première page (Bernard-Henri siège aussi aux conseils de surveillance du Monde et de Libération), tandis que ses contradicteurs se voient opposer toujours la même réponse : « pas de chance, y’a plus de place… »

Il y a, ensuite les Tweets de Bruno Tertrais – autre exemple – et d’autres policiers de la pensée qui font annuler des colloques ouverts et pluralistes sur la Syrie et d’autres dossiers. L’année dernière aurait dû se tenir une conférence sur la crise syrienne au Mémorial de Caen avec différents chercheurs, journalistes et députés. Quelques injonctions numériques ont suffi à faire annuler la réunion. Reprogrammée à la Sorbonne, puis à l’Assemblée nationale, celle-ci a pu se tenir – finalement – dans les sous-sols de l’Eglise russe ! Et c’est bien une preuve supplémentaire qu’il fallait l’interdire. Justement, un colloque qui devait se tenir sur la Russie actuelle vient d’être annulé – lui-aussi – au dernier moment.

Ne parlons pas des pressions régulièrement exercées sur les intervenants qui acceptent de se rendre sur le plateau de Russia-Today-France et des papiers russophobes que publient régulièrement L’Express et d’autres gazettes. Ne parlons-pas, non plus, des humeurs fatiguées de Sylvie Kauffmann « directrice éditoriale du Monde », régulièrement déconstruites par notre collaborateur Etienne Pellot !

Tout cela n’est ni très sain, ni rassurant sur l’état de santé de la démocratie française. Ecoutant le président de la République clôturer les deux journées parisiennes consacrées à la lutte contre le financement du terrorisme (25 et 26 avril), l’auteur de ces lignes l’a entendu saluer une « France, patrie des droits de l’homme et protectrice de la liberté d’expression ». La parole est facile et souvent tout aussi totémique que dont nous venons de rappeler les sorties de route. Une incompressible réalité pèse maintenant sur ce magistère de la communication souveraine : la censure s’exerce de nouveau en France !

Relatant la révolte syrienne (1924 – 1926) contre la France mandataire, Alice Poulleau – citoyenne française qui résidait alors à Damas – dit toute sa honte dans son livre-témoignage – A Damas sous les bombes. Suite à la participation française aux derniers bombardements occidentaux effectués en Syrie, nous ressentons aujourd’hui le même sentiment et ne trouvons pas les mots à dire aux patriotes syriens, ni pour expliquer, ni pour excuser ces attaques d’OVNIS. Celles-ci ne changeront rien, ni à l’évolution des combats qui perdurent sur le terrain, ni aux blocages diplomatiques, ni à la nouvelle guerre que les Etats-Unis, Israël et l’Arabie saoudite préparent contre l’Iran.