Catalogne : l’erreur stratégique de Madrid
Le Premier ministre espagnol n’a pas lu Eliot Cohen. Sa stratégie, s’il en avait une, est désormais gravement compromise par une gestion catastrophique de ce qui pouvait apparaître comme une simple opération de police
Par Philippe Silberzahn.
Le développement de la situation en Catalogne n’a pas fini de faire couler de l’encre mais, entre mille autres choses, il est l’occasion d’illustrer une erreur très courante en stratégie, celle consistant à distinguer la conception, le domaine du politique qui fixe les objectifs, de la mise en oeuvre.
La distinction entre la politique et la mise en œuvre est particulièrement mise en avant dans le domaine militaire avec ce qu’on appelle la théorie normale des relations entre le pouvoir civil et les militaires.
À la politique les objectifs, aux militaires la mise en oeuvre
Selon cette théorie, en particulier défendue par le politologue américain Samuel Huntington, le pouvoir politique doit déterminer les objectifs de la guerre et laisser les militaires parfaitement libres de déterminer les moyens et la mise en œuvre pour atteindre ces objectifs.
Surtout, le pouvoir politique ne doit en aucun cas se mêler de détails tactiques. Son rôle est de définir le quoi, celui des militaires de déterminer le comment. L’idée derrière cette théorie est que la tactique n’a aucun impact sur le stratégique. On retrouve là une conception très cartésienne de la stratégie séparant conception et mise en œuvre, pensée et action.
Ce qui s’est passé en Catalogne dimanche montre les limites de cette théorie et surtout combien le comment peut influencer le quoi de façon majeure et pas toujours pour le meilleur.
Intervention violente en Catalogne
Un référendum illégal selon la loi espagnole a été organisé par la région Catalane. Le jour de ce référendum, la police espagnole est intervenue pour l’empêcher. Cette intervention a été violente, puisque des dizaines de personnes ont été blessées, y compris des pompiers qui tentaient de s’interposer.
Quoi que l’on pense de la démarche catalane, et indépendamment de toute considération morale, cette réaction policière est un désastre politique pour Madrid. Les Catalans auront désormais beau jeu de rappeler les heures sombres de la guerre civile, et l’oppression de Barcelone par Madrid que des années de démocratie avaient presque fait oublier.
Toute violence excessive est prompte à faire basculer les indécis. Même si l’on pense que la Catalogne n’est pas dans son droit, même si l’on est contre son indépendance, il devient presque impossible de défendre Madrid désormais.
Tenir sa police est le premier impératif d’un gouvernement démocratique, un impératif stratégique.
Le conseil de de Gaulle
De Gaulle le savait bien en 1968 et on lira à ce sujet la fameuse lettre qu’avait adressée le Préfet Maurice Grimaud à ses policiers durant les événements de mai 1968, leur enjoignant de garder leur sang-froid et d’éviter les violences, malgré celles qu’ils subissaient.
Il avait compris, au contraire du pouvoir espagnol, qu’une perte de contrôle sur le terrain entraînerait des victimes, et donc des martyrs, et compromettrait gravement la légitimité du gouvernement, limitant ainsi sévèrement sa marge de manœuvre, qui est pourtant la variable stratégique-clé.
D’autres leaders illustres avaient également compris qu’à la guerre, comme en politique, il n’y a pas de détail insignifiant, que tout est potentiellement stratégique, et ont totalement refusé la théorie normale.
Clemenceau, durant la guerre de 14-18, allait chaque semaine sur le terrain, parfois au péril de sa vie, et s’intéressait à tout ; Churchill exaspérait ses généraux par les questions incessantes sur ce qu’ils considéraient comme des détails qui ne le concernaient en principe pas, mais qui à la réflexion avaient une grande importance.
Un problème stratégique pas si insignifiant
Ainsi, lors d’une de ses visites, il apprend qu’il est désormais interdit d’arborer un insigne régional dans l’armée britannique. Infime détail ? Pas du tout ! Cela affecte gravement le moral des troupes qui y sont très attachées, et ce d’autant qu’il apprend, par ses questions, que certains régiments ont, eux, gardé ce droit. Comme par hasard les plus prestigieux.
En fait, il vient de mettre le doigt sur un problème stratégique, celui de maintenir le moral des troupes à l’une des heures les plus sombres de la seconde guerre mondiale lorsque les alliés sont en retraite partout. Il imposera le rétablissement des insignes régionaux.
Eliot Cohen, dans son ouvrage Supreme Command, défend même l’idée que la première qualité d’un leader est de questionner sans arrêt ses subordonnés et de ne jamais lâcher tant qu’une réponse satisfaisante n’a pas été obtenue, et surtout que ces questions doivent porter sur l’ensemble des aspects d’un problème, détail ou pas détail.
En fait, ce qui fait qu’un détail ne sera pas un détail dépendra du contexte. Dit autrement, la stratégie, c’est regarder l’ensemble, pas juste le sommet.
Visiblement, le Premier ministre espagnol n’a pas lu Eliot Cohen et sa stratégie, s’il en avait une, est désormais gravement compromise par une gestion catastrophique de ce qui pouvait apparaître comme une simple opération de police, un détail de mise en œuvre dont il n’avait pas à se mêler.
Cela constitue un exemple typique, mais hélas commun, de désastre stratégique entraîné par une erreur tactique, une mauvaise compréhension de la nature réelle de la stratégie.