Justice intelligible

Octobre victorieux, vents et pluies. Les Athéniens se plaignent déjà entre voisins des températures matinales et nocturnes en baisse sensible. “L’hiver sera rude. J’ai consulté un site météo de la NASA. En décembre vers Noël, nous aurons de la neige en Grèce, y compris à Athènes. Voilà notre destin !”, me dit le voisin Kóstas. En effet…

Manière de rappeler surtout que le chauffage central de notre immeuble est définitivement à l’arrêt depuis 2012, et que près de la moitié des immeubles d’Athènes équipés de chaudière centrale se passent de chauffage en hiver en raison du prix de ce combustible et en réalité de la paupérisation qui concerne (et consterne) les trois quarts des Grecs. La Grèce… sans son soleil et sans ses touristes !

Octobre donc déjà sur l’île de Póros, comme sur toutes nos plages… éternelles, celles du Péloponnèse par exemple. Le pays demeurera certes quelque part fréquenté durant l’hiver. Et en cette période de l’automne grec, on observe parfois sur les mâts des voiliers loués par des clients Russes et Biélorusses, ces… bien étonnantes réapparitions du drapeau de l’ex-URSS. C’est disons ainsi que l’on navigue parfois autant entre les périodes historiques et symboliques, dont les humains en raffolent suffisamment comme on sait. Vagues tout court et vague de nostalgie, c’est peut-être le cas de le dire !

Les Athéniens quant à eux, ils font du surplace et alors grise mine, dans leur présentisme affligeant et forcé, dont l’expression la plus évidente tient de la présence dans les parcs de la capitale des sans-abris lesquels redeviennent discernables… mettant fin aux discrétions et autres retenues de la période touristique estivale.

Devant l’ancienne Assemblée nationale et actuel Musée Historique (époque moderne et contemporaine) et dans son parc, les plus paupérisés des Athéniens sont de retour, dans l’indifférence on dirait la plus totale. La société grecque et ses liens ne sont visiblement plus, la sacrosainte famille dite traditionnelle aura souvent et dès lors montré ses limites en termes de solidarité depuis les années 2012-2013, tandis que les branches, les castes et les tranches sociales, ne se rencontreront alors plus dans la vie réelle, si ce n’est qu’à travers le hasard des espaces publics, et encore.

Ce même jour du 3 octobre 2017, dans une salle de l’ancienne Assemblée comme dans son jardin, les Juges et Procureurs du pays célébraient de manière bien solennelle leur… journée de fête annuelle, c’est-à-dire, celle de Denys l’Aréopagite, le converti de Paul, considéré comme le premier évêque d’Athènes, protecteur de la ville jadis d’Athéna, et enfin protecteur… officiel du corps judiciaire en Grèce.

Le buffet à l’extérieur du bâtiment, à la (dis)jonction entre le monde des sans-abri et de celui des conviés a été soigneusement préparé et… surveillé par l’entreprise ayant la charge de l’événement. À l’intérieur du vieux Parlement, belle salle, beaux discours, les deux chorales même, celle des Juges et celle de l’Ordre des avocats d’Athènes, ont répété, puis chanté du Theodorakis des années, forcément 1960:

“Justice intelligible ô soleil mental – et toi fervent myrte de la gloire – non je vous en supplie non – ah n’oubliez pas ma patrie”, (“Cantique 6”) chanson faisant partie d’Axion Esti, célèbre poésie d’Odysséas Elytis dont le titre renvoie à ce chant rituel bâti sur les modes de prières et psaumes anciens. Espérons seulement que les juges en ce 2017, puissent éventuellement… communier de cette “Justice intelligible” autant que de son “soleil mental”, mais, me semble-t-il, ce n’est guère évident.

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On se contera ainsi volontiers de puiser… dans la tombe d’Elytis et dans la musique de Míkis Theodorakis, entre beaux discours et petits fours pour clore l’événement. Démocraties et idéologies mortes… si joliment habillées. “Ils fêtent pareillement Denys l’Aréopagite tous les ans, depuis 1986. C’est du pareil au même”, explique alors un agent du Musée, l’air plutôt blasé. Réalités grecques synchroniques, mais mondes à part. Ainsi, après le bref passage de la Justice par ces lieux, nos sans-abri ont récupéré leur… juste place dans le parc de l’ancienne Assemblée, les petits fours et le soleil mental visiblement en moins. Pays aux mille visages, gueules cassées comprises !

Hasard on dirait des lieux et des temps qui courent, Míkis Theodorakis, celui de 2017, vient de s’exprimer de nouveau, au sujet de notre régime politique très actuel, et aussi de la paupérisation des Grecs:

“Aujourd’hui, le gouvernement et les partis ayant accepté le Mémorandum (Troïka) sont pour l’essentiel des esclaves. De par ce fait, ils n’ont plus aucune prise sur l’économie et sur les possibilités du pays. Au contraire, ils acceptent de mettre en œuvre des mesures qui mènent au sous-développement et à la paupérisation du peuple (…).”

“Puis, il y encore autre chose: l’actuel hybridisme imposé aux institutions de notre régime politique, donne à Alexis Tsipras la possibilité de gouverner seulement avec 1% des suffrages exprimés, atteignant au besoin la majorité à la Chambre sans plus. Examinons alors les caractéristiques de cette majorité: je pense qu’il s’agit plutôt d’une Société Anonyme aux 153 actionnaires privilégiés (153 députés de la majorité SYRIZA/ANEL). Pourquoi sont-ils des privilégiés? Tout simplement parce que leurs revenus tirés des deniers publics sont les seuls qui demeurent stables, comparés aux revenus et aux économies de tous les autres Grecs lesquels connaissent alors un effondrement à la manière d’une chute libre (et continue).”

“(…) Ya t-il alors une solution? Seulement celle-ci: la démission de l’ensemble des députés de l’opposition, ainsi, la Chambre sera incapable de fonctionner. Et dans la mesure où les députés SYRIZA et ANEL se maintiendront dans leurs fonctions (ce qui est quasiment irréalisable), ils seront alors ridiculisés et notre pays avec. Et dans un cas pareil, je suppose que la seule solution c’est la tenue d’élections législatives anticipées.”

“Enfin, à ceux qui croient toujours au vieux slogan: ‘Le peuple n’oublie pas ce que la Droite signifie’, je réponds: SYRIZA/ANEL restera dans l’histoire pour avoir incarné le gouvernement placé le plus à droite, et cela, de tous les gouvernements que la Grèce ait connu de 1831 (Indépendance grecque) à aujourd’hui. C’est parce que, en plus de la politique destructrice imposée à notre peuple, il a signé des traités par lesquels, il a offert l’avenir du pays aux étrangers, et cela pour de nombreuses décennies !” (déclarations de Míkis Theodorakis , 26 septembre 2017).

Sur la Place de la Constitution… déchirée, nos apparences paradent encore, sous le regard amusé de l’instantané touristique. Garde Présidentielle Evzone, comme pour dire, éclats de symboles. Míkis Theodorakis en homme du vingtième siècle, n’a cependant pas comme on aime dire parfois, de solution miracle. Seulement, son idée de la démission de l’ensemble des députés de l’opposition est depuis la trahison et escroquerie Tsipras de 2015, largement partagée en Grèce.

Elle est pour ainsi dire valable partout ailleurs, là où très précisément et très largement, les dernières apparences des démocraties occidentales sont tombées sous le règne du totalitarisme financieriste actuel. Déjà en son temps, Cornelius Castoriadis évoquait à travers ses écrits l’hybris des oligarchies libérales contemporaines, très précisément, pour désigner nos “démocraties”. Régimes qui d’après Castoriadis, partagent avec les régimes totalitaires ou les monarchies absolues ce trait décisif: la sphère publique/publique est, non pas juridiquement mais en fait, pour sa plus grande part, privée. Dans les faits, l’essentiel des affaires publiques reste toujours affaire privée des divers groupes et classes qui se partagent le pouvoir effectif.

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Nous voilà toujours et encore dans ce projet capitaliste (et dans un sens, méta-capitaliste) démentiel, d’une expansion illimitée, d’une pseudo-maîtrise pseudo-rationnelle et totale des données physiques, biologiques, psychiques, sociales, culturelles, et j’y ajouterais planétaires. En même temps, on constatera cet effondrement de l’auto-représentation de la société à une absence de projet, d’horizon, à une inhibition de sa puissance de création. Nous y sommes, en Grèce comme ailleurs ; dans la rue, les vendeurs de billets de loterie et de revues des sans-abri, plus nombreux que jamais, participent de leur manière à cette absence de projet. Alors, aucun espoir ?

En attendant, les agents de la voirie de la Ville d’Athènes auront nettoyé avec la régularité qui s’impose pourtant, la fontaine sur cette Place de la Constitution. Pays alors de cet automne victorieux, au moment où l’Armée hellénique met en location certains locaux et appartements qu’elle possède à Athènes et ailleurs. Signe aussi des temps qui sont les nôtres, sur certains murs de la capitale on peut parfois apercevoir une certaine résistance populaire à la “Carte électronique du citoyen”, reforme… “new age” entre tant d’autres de la méta-gauche (Syriziste), d’après son ultime mutation avant sa disparition prochaine. Décidément… Nanorobots de tous les pays, unissez-vous !

Dans la foulée, le gouvernement SYRIZA/ANEL vient d’introduire un projet de loi au “Parlement”, rendant possible le changement éventuel, tout comme la (deuxième) détermination du sexe (genre) des personnes, et cela dès l’âge de 15 ans. Ce texte passe depuis très mal en Grèce aux dires de (presque tous), tandis que les moines du Mont Athos ainsi que l’Église Orthodoxe ont très vigoureusement réagi, et leur réaction a été largement reprise à travers la presse.

SYRIZA fera tout, entre autres, pour noyer le poisson de son abominable hybris, c’est bien connu. Dans une interview accordée au quotidien “Elefthería tou Typou” (24/09/2017) , Alékos Alavános , chef du mouvement du “Plan-B”, l’ex-chef très lointain de SYRIZA de jadis, l’homme qui a découvert et propulsé un certain Alexis Tsipras à la tête de SYRIZA avant de quitter ce mouvemet en 2008, répond aux questions… qui s’imposent depuis un moment (extraits):

“Combien les messages émis par SYRIZA sont-ils schizophrènes ?”

“SYRIZA a cette excellente capacité technique à adresser des messages schizophrènes à la société, il dit à la fois ‘oui’ et ‘non’ à tout. Cela aide la Grèce à habiter durablement dans une folie, laquelle imprègne même tous nos foyers. SYRIZA détient ainsi… la médaille d’or parmi tous les gouvernements ayant existé depuis l’Empire ottoman. C’est le seul gouvernement qui a réussi à céder l’ensemble de la richesse nationale aux étrangers.”

“Que pensez-vous de votre propre responsabilité pour ce qui est de l’état actuel du pays ? Et même si vous n’avez pas été membre d’aucun gouvernement, parmi ceux qui nous ont amenés jusqu’ici…”

“Chacun porte sa propre responsabilité. Certainement c’est déjà un fait qui tient de ma propre culpabilité, autrement-dit, que d’avoir choisi et proposé Alexis Tsípras… pour essayer. Cela pèse toujours sur ma conscience. Cet essai, s’est aussitôt transformé en calvaire pour moi. L’essai a échoué. Cependant, j’ai ma conscience tranquille, car aussitôt, en quelques mois seulement, j’ai reconnu mon erreur d’appréciation, ce que j’ai d’ailleurs exprimé publiquement. Et j’ai toujours adopté une attitude politique en dehors des forces politiques du mémorandum (Troïka).”

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“Pourquoi l’aviez-vous distingué alors (Alexis Tsipras) ? Aviez-vous, après tout, été son mentor ?”

“Le Christ également, il avait distingué Juda parmi des dizaines de milliers d’Hébreux. Je ne suis pas un mentor. Si j’avais été son mentor, il ne deviendrait pas ce qu’il est devenu. J’ai fait un test, lequel a fini par un coup d’État au sein du mouvement”

“Vous sentez-vous toujours trahi ?”

“Je ressens ce que le peuple grec ressent. Mais la trahison, c’est bien le fait de toute l’équipe qui se trouve à la tète de SYRIZA. Non seulement ils ont trahi la gauche, ils ont autant trahi l’ensemble de la société grecque.”

Octobre victorieux, vents et pluies. L’hiver sera rude, peut-être même en dehors des consultations du site météo de la NASA. Pays en toute beauté, la tragédie sous les bras. Voilà notre destin !

Mon ami Th., journaliste de très grande expérience, mais au chômage depuis plus de quatre ans avait retrouvé du travail pour trois mois au sein d’un quotidien. Son salaire avait été fixé au tiers de son dernier salaire d’avant-crise, sauf qu’au bout du premier mois travaillé (sans frais de déplacement), la direction lui a “offert” 25% de sa paye, et “le reste en attendant”, d’après cette pratique devenue la règle dans les relations patrons-employés en cette Grèce de la Troïka et de l’opportuniste Alexis Tsipras.

D’ailleurs, plus d’un million d’employés du privé en Grèce ne reçoivent plus de salaire de manière régulière, si ce n’est que très partiellement, c’est pour cette raison que nos touristes finissent par se rendre compte de toute cette tristesse, durablement désignée sur les visages des Grecs… sous le soleil exactement. Une récente décision de la Justice grecque (?), légalise même cette pratique: le non versement des salaires ne sera plus aussi facilement condamnable au pénal, et surtout, il n’obligera pas l’employeur à licencier son employé non-payé, une fois que ce dernier aura déposé plainte.

“Justice intelligible ô soleil mental”… pauvres juges, apparemment protégés par Saint Denys l’Aréopagite… contrairement aux salariés ! En tout cas, mon ami Th. n’a pas cédé, il a cessé le travail au bout de son premier et dernier mois, car “tout travail mérite salaire”, puis, il a fini par être rémunéré de la somme restante, après tout de même… cinq semaines de lutte.

Destins grecs, trahison globale, luttes émiettées… pêche à la ligne et alors petites baignades au Pirée face aux yachts. Octobre supposé victorieux, vents et pluies et toutefois, quelques embellies peu fréquentes.

Destins grecs également, Mimi (15 ans) de ‘Greek Crisis’ qui n’est pas le mentor et encore moins la génitrice du chaton Hermès (deux mois) aussi de ‘Greek Crisis’, montre parfois ses… limites dans la solidarité féline.

L’ambiance, la nôtre, elle s’améliore pourtant dirait-on, en décembre, vers Noël nous aurons peut-être de la neige en Grèce d’après la NASA, et certainement… deux chats ‘Greek Crisis’. Pour une fois nous ne serons pas trahis… Justice intelligible, voilà notre destin !

Panagiotis Grigoriou
Historien et Ethnologue