Brésil en « paralysie active… »

Oiapoque, Macapa, Belém, 3 septembre 2017.

A Saint-Georges – dernière ville de Guyane avant la frontière -, une fois passé le pont qui enjambe le rio Oiapoque, la première ville brésilienne d’Oiapoque (33 000 habitants) s’organise à partir du fleuve, de ses piroguiers, de ses bazars chinois – qui vendent de tout -, et du siège de la police fédérale, en face de l’église catholique qui résiste aux Evangélistes installés en périphérie dans de riches villas. Le centre-ville abrite aussi le musée amérindien très pédagogique avec ses cartes des zones tribales de l’Etat d’Amapa (800 000 habitants), une université dotée d’un département francophone très dynamique, le palais de justice et les deux churrascaria (restaurants de viandes) les plus fréquentés.

Pour sortir de ce bout de Brésil encore pionnier, on emprunte une piste de terre en direction de Macapa (300 000 habitants). Après une heure de route, sur la gauche, une piste plus improbable encore mène à Vila Velha Jari, au bord du rio Cassiporé qui débouche sur le lac Maruani : là où la création du monde a commencé, le royaume de Genival ! C’est l’heure du Mascaret1, lorsque la marée de l’océan remonte le courant descendant des bras d’Amazone : une grande vague qui peut dépasser sept mètres. C’est sur ces berges qu’on peut rencontrer les villageois brésiliens et amérindiens qui ont résisté aux expulsions forcées durant la dictature militaire (1964 -1985), ces années de plomb dont le grand écrivain Jorge Amado décrit si bien les logiques économiques. Les anciens se souviennent, croyant ces temps définitivement révolus…

Pourtant, une grande inquiétude règne de nouveau, car « l’histoire est en train de se répéter », explique Odaïr, « à l’époque, on voulait nous faire partir pour créer un parc naturel. Une fois vidées de leurs habitants, certaines de ces zones ont déjà été vendues par tranches aux miniers, forestiers et entreprises de l’agro-business. Le gouvernement actuel renouvelle le même processus en cédant aujourd’hui plus de 4 millions d’hectares de forêt – classée patrimoine de l’humanité – à des sociétés privées qui vont continuer à massacrer l’Amazonie et déplacer les dernières populations autochtones ».

NOUVEAU COUP CONTRE L’AMAZONIE

Sous la présidence de Lula et de Dilma Roussef, la déforestation en Amazonie brésilienne a enregistré un certain recul. Avec le président actuel Michel Temer et le PMDB (parti centriste), qui ont profité de la révocation de Dilma – la gauche brésilienne parle d’un coup d’Etat constitutionnel, un processus golpiste -, privatisation et massacre de la grande forêt reprennent de plus belle ! La course à l’argent s’attaque de nouveau au plus grand réservoir de biodiversité du monde qui s’étend sur près de 6 millions de km2 dans neuf pays dont le Brésil, qui en abrite 63%. Cette grande forêt abrite 16 000 variétés d’arbres (dont 6000 inscrites sur la liste rouge des variétés menacées d’extinction). Avec 2,5 millions de types d’insectes, 40 000 espèces de plantes, 3000 de poissons, 1294 d’oiseaux, 427 de mammifères et 378 de reptiles, l’Amazonie est de nouveau en grand danger.

Les Etats de l’Amapa et de Para – les plus écologistes du Brésil – vont être redonnés aux grandes compagnies minières. La décision unilatérale de Michel Temer donne un nouveau feu vert à l’orpaillage, aux trafics de bois et d’animaux rares, au percement de routes clandestines et à l’élevage intensif des grands latifundistes, autant d’activités que des décennies de revendications et de luttes des populations amazoniennes et brésiliennes avaient réussi à contenir avec l’aide des Nations unies et de grandes ONGs environnementalistes. Mais l’idéologie golpiste n’a que faire de ces entraves à l’enrichissement le plus rapide, le plus sauvage, sinon le plus meurtrier. Ainsi voit-on ressurgir aujourd’hui dans différentes régions de l’Amazonie brésilienne des groupes de pistoleros et d’autres organisations armées à la solde des grands propriétaires terriens.

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GREVE NATIONALE

C’est l’un des sujets brandis par les étudiants de l’université de Macapa, qui sont en grève ce jeudi 31 août. Après un débat sur la francophonie politique, ils expliquent les autres raisons de cette journée de « protestation nationale » et de « paralysie active ». Le budget de l’éducation nationale va être gelé pour les vingt prochaines années ; l’existence de nombreuses universités – dont celle de Macapa et l’annexe d’Oiapoque – est gravement menacée, de même que les structures de la santé et la plupart des grands services publics. Dans les universités publiques de Rio de Janeiro, les salaires sont versés avec 6 mois de retard ; le recteur de l’Etat de Rio Grande do Sul a déjà fermé huit instituts culturels et de recherche.

Les étudiants expliquent que Michel Temer ne s’attaque pas seulement à l’Amazonie, aux universités et aux services publics, mais aussi aux contenus des programmes d’enseignement. Ainsi a-t-il décidé de supprimer les enseignements du Français et de l’Espagnol au profit de l’Anglais, « la seule langue qui trouve grâce à ses yeux ; la francophonie représentant pour lui une dimension culturelle subversive et dangereuse », déplore une enseignante « pour lui, l’Anglais globish est plus rassurant parce que c’est l’idiome du commerce, de la finance et de la force ».

Le démantèlement du droit du travail et le dossier des retraites inquiètent particulièrement la génération des 30/ 40 ans, puisqu’il est question de fixer l’âge de la retraite à 65 ans. « Mais pour toucher leurs droits, les gens auront dû travailler 49 ans, c’est-à-dire depuis l’âge de 16 ans, ce qui ne correspond absolument à rien dans un pays où le secteur de l’économie informelle est tellement important et où les professeurs ne trouvent un emploi stable qu’entre 25 et 30 ans au mieux », explique Anderson, l’un des responsables de la CUT (Central Unica dos trabalhadores) à Macapa. La loi sur les retraites n’a pas encore été votée car elle constitue une monnaie d’échange pour les députés et sénateurs qui veulent en profiter pour obtenir des compensations sur d’autres sujets en contrepartie de leur vote…

Le lendemain de la « paralysie active » : pas une ligne dans le Jornal do Dia, la feuille régionale dominante. Les étudiants nous avaient prévenus : « la presse mainstream, notamment la télévision Globo (Rede Globo de televisao), la Folha de S.Paulo et les grandes radios nationales ne diront pas un mot du mouvement, parce qu’ils soutiennent Temer et toute sa bande de corrompus après avoir soutenu et légitimé le coup d’Etat contre Dilma Roussef qui a été une farce, une imposture montée de toutes pièces avec le soutien des grandes entreprises, des sociétés minières et de l’agro-business ».

Les médias alternatifs comme Media Ninja, Conversa Afiada ou Pragmatismo Politico « ont le mérite d’exister, mais s’adressent à des citoyens déjà éclairés. Malheureusement, ils ne sont pas repris par la grande presse internationale et se perdent dans l’espace infini d’Internet », souligne Simon, étudiant en relations internationales, qui ajoute : « les jeunes générations qui n’ont pas connu la dictature militaire font preuve d’une grande naïveté et se laissent enfumer par l’idéologie golpiste, qui en est une résurgence ».

L’IDEOLOGIE GOLPISTE

Ce qui frappe Gabriela, c’est la montée de la haine, une haine « qui n’a jamais existé de cette façon : des gens veulent mettre Lula en prison. Ses amis, ses soutiens et les syndicalistes sont menacés et insultés publiquement dans la presse et les assemblées gouvernementales ». Un député du Parti social-chrétien (PSC) – Jair Bolsonaro -, a insulté en pleine séance parlementaire une députée du Parti des travailleurs (PT) en lui disant qu’elle « était tellement moche qu’elle ne méritait même pas d’être violée… ».

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Cet ancien militaire, qui s’illustre régulièrement par ses saillies machistes et homophobes, est pourtant singulièrement populaire au point qu’il songe à se présenter à la prochaine élection présidentielle de l’automne 2018. Pour appuyer la révocation de Dilma, il a même osé invoquer la mémoire de Brilhante Ulstra, l’officier qui fut l’un des tortionnaires de l’ancienne présidente brésilienne ! Ces dérives, qui se multiplient dans la vie publique, ne sont pas dénoncées par la grande presse et rarement condamnées par la justice, sinon de manière symbolique.

La justice ! C’est l’un des problèmes majeurs du Brésil d’aujourd’hui. Nommés par le pouvoir exécutif, les juges n’en font qu’à leur tête et selon leurs intérêts personnels. Ils profitent singulièrement d’une situation paradoxale : la population veut qu’ils mènent à terme leur opération « mains propres » afin de lutter contre la corruption et d’assainir la vie politique, mais – de fait -, ils deviennent des électrons libres, prêts à subir n’importe quelle influence, voire à se laisser corrompre eux-mêmes.

Le plus bel exemple de cette dérive s’illustre par les facéties du juge fédéral de Brasilia, Sergio Moro. Cet ami personnel de Michel Temer et du président du Congrès est l’homme en charge de l’instruction des cinq procédures instruites contre Lula à qui l’on reproche entre autres différentes concessions accordées à Petrobras, l’entreprise nationale d’hydrocarbures. « Montées de toutes pièces, ces affaires sont seulement destinées à détruire le grand prestige intact de Lula parmi la population et à détruire le Parti des Travailleurs (PT), pour l’empêcher de présenter un candidat à la prochaine élection présidentielle », explique l’avocat carioca Luis Silmo, « à cet égard, le juge Sergio Moro mène une véritable chasse à l’homme contre Lula, cherchant à l’abattre – au propre comme au figuré – de toutes les manières possibles ».

Et lorsqu’on demande à Sergio Moro les preuves sur lesquelles il se fonde pour mettre ainsi en cause Lula, il répond qu’il s’intéresse davantage aux « intentions présumées » de l’ancien président du Brésil ? Formé aux Etats-Unis, ce juge chasseur de primes a fait de la traque anti-Lula l’affaire de sa vie, poussé par tous les ennemis politiques de la gauche brésilienne dont Aécio Neves, le président du Parti de la social-démocratie qui a mené la campagne pour la révocation de Dilma Roussef avec l’aide d’ONGs américaines.

Par conséquent, l’idéologie golpiste allie cinq composantes majeures : 1) une nostalgie de la dictature militaire ; 2) la faveur des grands propriétaires terriens, miniers et sociétés de l’agro-business ; 3) les attaques personnelles et contrats ad nominem à l’encontre de personnalités indépendantes ; 4) la remise en cause de la séparation des pouvoirs ; 5) enfin, la désinformation et la suprématie des fake news, des télénovelas et de la culture unique du football.

Sur ce dernier plan, l’extrême-droite brésilienne est très inventive en matière de communication, se spécialisant dans le changement de nom de ses organisations. Exemple : le PEN (Pari écologiste de la nation/extrême-droite), va désormais s’appeler Podemos, du même nom que l’organisation de l’extrême-gauche espagnole, sans parler du PAB, qui s’approprie l’hymne national pour s’instaurer en Parti de l’amour de la nation.

LULA, EN CARAVANE DANS LE NORDESTE !

Malgré ce déferlement de coups de force constitutionnels à répétition, de corruptions légalisées, d’abus de pouvoir, de propagande et de chasse à l’homme, le PT, les grandes centrales syndicales et la société civile brésilienne conservent une étonnante vitalité. Comme la Samba, la « paralysie active » des étudiants de Macapa n’est jamais à court d’idées et d’initiatives. Sur les voitures et maisons, contre les murs et sur les autoroutes fleurissent les slogans appelant à la résistance pour l’élection présidentielle de 2018.

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Lula et son équipe ont organisé une caravane qui sillonne les Etats du Nordeste, les régions les plus pauvres du pays, celles qui ont le plus bénéficié de la Bolsa (bourse familiale) et de ses politiques sociales. Malgré les procédures engagées contre lui par Sergio Moro, les partisans de Lula espèrent toujours qu’il pourra se déclarer candidat pour la prochaine présidentielle. « Avec les recours et les cassations, le juge Moro n’arrivera pas à empêcher Lula de se présenter », explique un avocat de San Paulo, « désormais, le temps travaille pour lui. Si Lula est candidat, il gagnera cette élection haut la main… ».

Lancée le 17 août à Salvador de Bahia, cette campagne de reconquête – « Le Brésil a besoin de Lula » – sillonne le Nordeste, sa région natale qui constitue son véritable socle politique, jusqu’à la fin du mois de septembre. Ensuite, le peut-être candidat du Parti des travailleurs reviendra dans les grandes villes comme Sao-Paulo et Rio pour marteler son message : « parcourir le pays pour partager aux côtés du peuple, de notre peuple, ce qui se passe véritablement dans le pays ; un pays qui est soumis à un groupe de personnes qui n’ont jamais été capables de gouverner ».

L’ancienne présidente « empêchée » – Dilma Roussef – qui n’a jamais lâché Lula, est l’un des éléments les plus actifs de cette campagne qui, outre les plus pauvres, entend mobiliser aussi la jeunesse (et pas seulement les étudiants), ainsi que les personnes âgées qui sont aussi les principales victimes de la politique de casse sociale de Michel Temer.

A l’automne 2018, la prochaine élection présidentielle du Brésil va se dérouler dans un contexte régional passablement tendu. Du Venezuela aux pays andins, les gauches latino-américaines et les mouvements amérindiens font l’objet de plusieurs initiatives (parfois armées), à partir de Panama et de la Colombie. Le président Donald Trump a même menacé d’intervenir directement à Caracas et les observateurs avertis du continent parlent d’un « plan Condor bis and soft » à l’encontre des gauches bolivariennes.

Pour l’heure, le Brésil vit une tragédie shakespearienne où tous les coups sont permis, même les plus bas ! Dans cette démocratie « émergée », la séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judicaire n’est plus garantie. « Lula et Dilma avaient redonné dignité et espoir à ce pays/continent. En moins de deux ans, Michel Temer, ses complices et leurs relais de l’idéologie golpiste ont ramené le Brésil aux mensonges qui ont généré la dictature militaire », déplore l’un des grands professeurs de l’université de génie civil de Sao-Paulo.

Fora Temer, autrement dit : Temer, dégage ! Mais est-ce que ça suffira ?

 Richard Labévière

1 Dans l’embouchure de l’Amazone se produit un mascaret, nommé localement Pororoca, là où la profondeur n’excède pas 7 mètres. La vague déferlante d’une hauteur de 1,5 à 4 mètres progresse à plus de 25 km/h. Ce mascaret est la raison pour laquelle l’Amazone ne possède pas de véritable delta ; l’océan emporte rapidement le vaste volume de vase drainée par l’Amazone, ce qui rend impossible la formation d’un delta.