5G : « Le sabotage a toujours fait partie des luttes sociales et écologiques »

16 décembre 2021

Pourquoi saboter des antennes-relais ? Associant révolte viscérale et lutte contre la « numérisation de la société », trois saboteurs expliquent à Reporterre le sens politique de leur action et ce qui les a fait franchir la barrière de la légalité.

[2/3 Antennes 5G sabotées, l’enquête] Reporterre a rencontré un saboteur et deux saboteuses d’antennes-relais. Elles [*] expliquent leur geste et souhaitent, à travers cet entretien, ouvrir un débat autour de cette pratique dans les luttes écologistes. Demain, la suite de notre enquête sur les destructions d’infrastructures de télécommunication et l’opposition au déploiement de la 5G.


Reporterre — Qu’est-ce qui vous a amenées à saboter des antennes-relais?

Margot — C’est d’abord quelque chose de viscéral, une révolte profonde et instinctive. Depuis quelques années, et avec le confinement, la transition numérique s’est accélérée. Nous passons de plus en plus notre vie derrière les écrans et le monde physique nous est peu à peu confisqué. Les antennes-relais tissent la toile d’une prison de fibre et d’ondes. C’est une rupture anthropologique majeure. Il y a une forme de dégoût à voir la 5G se déployer au mépris des populations, de constater l’impact de cette transition numérique sur le territoire, sur notre quotidien et notre intimité. Le pire, c’est surtout son hypocrisie. On nous vante les joies d’une société numérique qui en réalité ne fait qu’accentuer l’exploitation, la surveillance et la catastrophe écologique.

Léon — Clairement, la transition numérique est un outil contre-insurrectionnel. C’est une manière pour les gouvernants de répondre à des révoltes qui les avaient déstabilisés dans les années 1960 et 1980. Avec le numérique, on cherche à isoler les gens les uns des autres, on crée plus de dépendance, on renforce l’hétéronomie [dépendance à l’extérieur, par opposition avec l’autonomie] pour asseoir une domination politique et économique toujours plus grande. Les capacités de contrôle, de fichage et de traçage n’ont cessé d’augmenter. En parallèle, l’espace des possibles s’est refermé. Dans les cages du numérique, un changement de société devient de plus en plus difficile et l’espoir d’une vie plus juste s’évapore.

Pascaline — On manque aussi de prises pour s’attaquer à cette mégamachine et pour desserrer son emprise. On peut toujours multiplier les microrésistances individuelles — ne pas avoir de smartphone, refuser les compteurs Linky, préférer les guichets humains aux caisses automatiques, ne pas pointer son QR code — mais cela reste malheureusement limité. Face à l’accélération du numérique, nous pensons qu’il faut accroître le rapport de force. Le sabotage d’antennes-relais est un choix stratégique. Nous ciblons ces infrastructures car non seulement elles matérialisent l’industrie numérique mais aussi parce qu’elles sont vulnérables. Il en existe des dizaines de milliers sur le territoire avec un maillage de plus en plus serré, et les autorités peinent à les surveiller. De nombreuses personnes s’opposent à leur implantation, et la population n’est pas encore habituée à cette omniprésence. L’industrie est donc sur la défensive, et paradoxalement, elle est assez fragile, malgré son matraquage publicitaire permanent.

Pourquoi avoir choisi ce mode d’action plutôt qu’un autre, avec des manifestations, des recours juridiques, etc.?

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Margot — Ces pratiques ne s’opposent pas. Nous avons fait le choix du sabotage pour des raisons d’efficacité. Le sabotage fonctionne. Il y a eu près de deux cents actions en deux ans. Pour le pouvoir, le réseau est un point faible. Il y a une brèche qui s’est ouverte et dans laquelle nous avons décidé de nous engouffrer.

Pascaline — Moi, c’est un sentiment d’urgence qui m’habite. Nous vivons une période charnière. Si nous ne faisons rien maintenant, cette industrie se sera définitivement installée. La situation aujourd’hui est assez similaire à celle des années 1970 dans la lutte antinucléaire. Le mouvement savait qu’une fois les centrales construites, ce serait beaucoup plus compliqué de s’y opposer. À l’époque, ils ont multiplié les actions, les manifestations, les occupations, les sabotages. La nuit, des incendies frappaient de manière coordonnée les chantiers. On les appelait «les nuits bleues». Le sabotage a toujours fait partie des luttes sociales et écologiques, il a permis de remporter plusieurs victoires et de tenir dans la durée. Cela n’a pas empêché la construction de centrales mais l’histoire nous en reste chargée de pratiques de résistance.

Léon — Ce sont des raisons très pratiques qui nous ont aussi poussées au sabotage. Depuis les Gilets jaunes, l’État a resserré la vis, il est de plus en plus difficile de faire reculer le pouvoir en prenant la rue. Avec la pandémie, c’était également impossible de construire une mobilisation de masse contre la 5G, alors même que la majorité de la population y reste opposée. Il n’y a eu qu’une seule grande manifestation à Lyon contre la 5G en septembre 2020, juste entre le premier et le second confinement. Ça explique aussi pourquoi, de nombreuses personnes, comme nous, ont décidé d’amplifier les actions de sabotage.

Margot — C’est important de préciser qu’on ne fétichise pas non plus ce mode d’action. On s’inscrit dans une dynamique collective. On pense que le sabotage est complémentaire avec d’autres initiatives, parfois plus citoyennes et plus légalistes.

Il n’empêche que vos actes perturbent concrètement la vie des gens en coupant le réseau téléphonique et internet. Cela ne risque-t-il pas de braquer la population et de finalement être contre-productif?

Léon — Encore plus que la 3G ou la 4G, la 5G répond d’abord à des besoins industriels. Nos actions ciblent avant tout ces intérêts. Le sabotage frappe les flux économiques. Il touche les entreprises autour des antennes, il suspend les activités logistiques et les terminaux de paiement. À l’heure du télétravail, il impose une forme de grève. Ce n’est pas forcément préjudiciable aux travailleurs même si ça les touche dans leur consommation privée. Pour nous, c’est surtout révélateur de l’imbrication entre l’économie et notre vie privée. L’économie s’est immiscée dans notre intimité et si nous voulons la toucher, nous sommes désormais obligés de passer par l’individu.

Pascaline — En soi, la perturbation n’est pas forcément un mal, elle peut créer un sursaut, des remises en question, des interrogations… À l’heure où tout le monde ou presque travaille, étudie, partage, se détend, s’instruit, s’insurge, fait du sexe face à un écran, nous ne savons absolument pas ce qu’il pourrait se passer si une panne pouvait durer.

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Margot — On entend souvent que les coupures entraîneraient des problèmes dans les services d’urgence et que cela empêcherait les gens de les contacter. Pour nous, c’est un argument fallacieux monté en épingle par les autorités. En réalité, c’est très rarement le cas ou de manière très temporaire. Il y a déjà souvent des bugs. Il y a plein de moments ou le système en lui-même ne fonctionne pas. C’est en soi dystopique, ça participe à nous rendre tous fous. Là au moins, avec le sabotage, on sait d’où vient la coupure!

Pascaline — Selon nous, cela montre surtout la fragilité du système de santé. À cause de la désertification médicale, de la suppression de lits dans les hôpitaux, la population devient de plus en plus dépendante de numéros d’urgence centralisés, trop vite saturés. À un moment, il faut se poser réellement la question : qui détruit au fond le système de santé? Des politiques néolibérales qui surfent sur le numérique ou les gestes fugitifs de certains individus? Qui détruit le système éducatif? Une antenne brûlée qui bloque l’intranet ou Parcoursup et ses algorithmes inhumains? Arrêtons l’hypocrisie.
Vous dites que le sabotage fonctionne mais comment expliquer alors qu’il soit autant invisibilisé?

Léon — Les autorités, avec les médias mainstream, font tout pour minimiser le mouvement et le placer sous silence. Ce n’est pas étonnant. Ils défendent l’ordre existant. L’action directe devient dangereuse pour le pouvoir à partir du moment où elle se propage et où elle n’est plus isolée. Dans la presse locale, les sabotages sont classés parmi les faits divers, la petite délinquance, les nuisances. Il n’y a aucune réflexion plus générale et politique.

Margot — Moi, ce qui me frappe, c’est surtout le manque d’écho au sein de la gauche culturelle, au sein du mouvement social et de tous ceux qui auraient pu être nos alliés. La pratique du sabotage peine à trouver des relais. Il manque une caisse de résonance, une forme de solidarité avec celles et ceux qui se mettent en danger, qui affrontent physiquement ce monde. Dans le mouvement social, il n’y a pas assez de débats tactiques et d’espaces de discussion autour de ce geste et des différents modes d’action. Cela fait le jeu du pouvoir. Ça ajoute une couche de plus dans la tentative d’étouffement du mouvement.

Les autorités cherchent aussi à dépolitiser vos actes et à vous faire passer pour des hurluberlus, des complotistes. Parmi les saboteurs arrêtés, on retrouve d’ailleurs des moines intégristes, des individus fragiles psychologiquement. Une personne qui a saboté des antennes-relais à Paris disait être en contact direct avec Dieu…

Pascaline — Il existe aujourd’hui une grande confusion, nous ne la nions pas. Elle est à l’image de notre société, fragilisée par le Covid-19 et des mois de confinement. Des gens pètent effectivement des câbles à force d’être isolés. Le mouvement qui sabote les antennes-relais n’a rien d’homogène et il est loin d’être chimiquement pur. On retrouve parmi les saboteurs d’anciens Gilets jaunes, des catholiques, des anarchistes, etc. C’est très large et les raisons d’agir sont multiples. Mais au-delà de ces différences, il y a aussi un sentiment partagé par tous, très palpable. Aujourd’hui, les gens se sentent menacés par la numérisation du monde et leur réaction est viscérale. Ils n’ont pas forcément les mots qu’une gauche bien propre sur elle pourrait attendre d’eux, mais ces gens s’expriment par leurs actes. Le sabotage est un langage du corps. À nous de l’entendre. À nous de le traduire.

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Léon — Le complotisme a toujours été un outil rhétorique pour délégitimer un mouvement. On l’a vu avec les Gilets jaunes. Après avoir joué la carte homophobe, antisémite et raciste, le complotisme est devenu le nouveau mot-valise du pouvoir. Les autorités tentent de faire passer les saboteurs pour des loups solitaires, des personnes esseulées. En réalité, nous répondons à une démarche collective en France et en Europe. Nous inscrivons nos actes dans une série d’appels à sabotage. Plusieurs ont été publiés en 2019 et en 2020. On s’inspire mutuellement sans forcément se connaître.
Comment voyez-vous l’avenir de ce mouvement ?

Margot — D’un côté, on se sent fragile face à la répression et devant les moyens policiers déployés. Une quinzaine d’enquêtes judiciaires ont été ouvertes et nous savons qu’une cellule de gendarmerie travaille spécifiquement sur ce sujet. De l’autre côté, on voit bien que le sabotage fonctionne. Nous sommes comme un grain de sable dans la machine. Depuis deux ans, les actions ne s’arrêtent pas. Une antenne-relais est détruite chaque semaine. Après, évidemment, cela reste insuffisant. Nous souhaitons continuer les actes de sabotage en espérant qu’ils puissent s’associer à un mouvement plus large.

Pascaline — Tout dépendra de la manière dont ces gestes seront réappropriés, discutés et débattus ces prochains mois. Alors que nous traversons une situation difficile, ces actes de sabotage envoient un message fort. Nous ne sommes pas acculés à la défaite.

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